Le 4e corps avait reçu l’ordre de prendre ses cantonnements dans les faubourgs de Smolensk. Tout le monde se disputait maintenant les meilleures places. Le logement de Lefine et Margont dépassait leurs espérances. Piquebois, Saber et un certain capitaine Fanselin, des lanciers rouges de la Garde, s’étaient tout bonnement emparés d’un palais. Lefine se tenait en extase devant cette façade jaune décorée de stuc blanc. Les frontons des fenêtres étaient surchargés d’élégantes arabesques. De larges colonnes à feuilles d’acanthe encadraient la porte. D’autres colonnes antiques, plus petites, s’élevaient du balcon pour soutenir une avancée du toit. Ce dernier était surmonté d’une coupole. En dépit de son originalité, ce palais respectait les règles traditionnelles des maisons seigneuriales russes. Le bâtiment central était relié à deux ailes par des galeries en arc de cercle, aménageant ainsi une élégante place au pied de l’édifice. L’aile droite avait malheureusement brûlé. Saber, ivre de joie d’avoir trouvé demeure à sa mesure, se montrait intarissable.
— C’est la résidence d’une famille d’aristocrates russes d’origine polonaise, les Valiouski. Ils sont restés, je vais vous les présenter. Ils adorent les Français ! Le comte n’a qu’une idée, que l’Empereur ampute la Russie du Niémen jusqu’à Smolensk pour reconstituer la Grande Pologne. Il m’a même dit : « Sachez qu’il y aura toujours assez de terre en Pologne pour ensevelir tous les Russes qui s’y trouvent, qu’ils soient morts ou encore vivants. » Il est en train de nous faire préparer un festin.
— Un festin ? répéta Margont, sceptique face aux bonheurs qui s’annonçaient.
— Et leur fille ! Une beauté d’une noblesse...
Saber se voyait déjà général comte de la Grande Pologne passant ses étés dans « son » palais de Smolensk et ses hivers à Paris.
— Mais ça ne s’est pas fait comme ça, croyez-moi. Le bâtiment fourmillait de cuirassiers lorsque nous sommes arrivés. Je m’en vais trouver leur lieutenant pour lui expliquer poliment que ce quartier a été attribué au 84e régiment et il m’envoie paître. Moi, le lieutenant Saber !
— Impensable ! s’exclama Margont en prenant un air scandalisé.
— Je te jure que c’est vrai ! Je suis revenu avec Piquebois et un lancier rouge qui voulait aussi s’installer ici : tu aurais vu comment Piquebois s’est occupé d’eux. Il y avait dix cuirassiers dans le salon, eh bien Piquebois se campe avec assurance au milieu de la pièce et s’exclame : « Par Dieu ! Voilà que mon logement pullule de scarabées à coquille argentée ! » Alors il attrape le lieutenant par la manche comme... comme s’il avait ramassé un véritable scarabée par la patte ! Et il l’entraîne dehors avec une telle assurance que l’autre se laisse faire sans broncher. On a quand même frôlé le duel quand Piquebois a ajouté : « Grande gueule, mais petit sabre. »
— Aïe aïe aïe. Je déteste quand il reprend ses manies de hussard.
— Un cuirassier commence à protester, mais notre lancier rouge se met à hurler : « Vous n’avez rien à foutre là, les caparaçonnés ! Dehors ! Obéissez aux consignes ! » alors que lui-même n’avait rien à y foutre non plus.
Le lancier s’approchait justement. Il s’inclina poliment. Il avait une étrange façon de se tenir, les jambes arquées comme s’il était en permanence à cheval, avec ou sans cheval. Un « cavalier à jamais ». Ses cheveux châtains pendaient en petites nattes et sa moustache s’enroulait sur elle-même à ses deux extrémités.
— Permettez que je me présente : capitaine Edgar Fanselin, 2e régiment des chevau-légers lanciers de la Garde sous les ordres du général baron Édouard de Colbert-Chabanais. Dix ans de bons et loyaux services et le moral toujours excellent. Vive l’Empereur !
— Vive l’Empereur ! s’exclamèrent Saber et Margont avec un temps de retard.
Il était bel homme et paraissait aimable, mais son visage avait quelque chose d’intense. Cela provenait de son regard. On ne pouvait pas définir ce « quelque chose » ni mettre de mots dessus, mais sa présence était indiscutable.
— À qui ai-je l’honneur ?
— Capitaine Margont, 84e...
Mais Fanselin se jeta sur lui pour l’étreindre avant de le libérer aussitôt.
— Il a la Légion d’honneur, et officier qui plus est : c’est un brave ! Le lieutenant Piquebois m’a parlé de vous tout à l’heure.
Les trois hommes marchèrent jusqu’à l’entrée du palais, suivis timidement par Lefine qui ne savait pas s’il pouvait accompagner les officiers dans le bâtiment central ou s’il devait se contenter de l’aile gauche qu’avaient investie les soldats et les sous-officiers. Margont lui fit signe de les rejoindre et le visage du sergent retrouva son sourire. Le capitaine Fanselin expliquait comment, se promenant dans la ville, il avait décidé de s’installer ici – et pas ailleurs. Il avait prononcé ces derniers mots d’un ton qui le faisait paraître plus difficile à déloger que dix cuirassiers réunis. Saber ne parvenait pas à détourner le regard de cet uniforme flamboyant. La courte veste – la kurtka – était écarlate et décorée d’un plastron bleu. Sur les flancs du pantalon, du même rouge, courait une bande bleue. La coiffe était une czapska à toile rouge surmontée d’un plumet blanc. « Un général des lanciers rouges est-il plus ou moins glorieux qu’un général comte polonais ? » se demandait Saber.
Le vestibule, en marbre blanc, était majestueux. Des statues de muses ou de déesses alternaient avec des fauteuils recouverts de tissus brodés. Une frise en stuc rouge et or, proche du plafond, s’harmonisait avec un lustre doré colossal chargé d’une cinquantaine de bougies. Des tableaux représentant les incontournables ruines antiques décoraient les murs. Saber jeta son sabre et son shako sur un fauteuil et, désignant une haute porte à double battant, invita ses amis à le suivre. Il se considérait déjà chez lui. Le capitaine Fanselin faisait mine de vouloir examiner chaque toile.
— Regardez la quiétude qui se dégage de cette colonnade au milieu de ce parc. Ce lieu n’existe pas et pourtant, je désirerais m’y trouver.
— Puisque cette peinture vous plaît tellement, emportez-la, mon capitaine, déclara Lefine.
— Vous avez le sens de l’humour, sergent, s’esclaffa Fanselin.
Lefine ne vit pas le rapport entre le sens de l’humour et sa suggestion. Fanselin se retourna et s’adressa à Margont d’une voix vive.
— Le monde est plein de misère. Mais quand je vois ces prodiges artistiques, je me dis que le fruit n’est pas encore pleinement corrompu. Comme vous, j’ai souffert de cette marche éreintante. Cependant, je ne regrette rien. Et je repenserai souvent à tous ces paysans dont la vie ne dépassera jamais le carré de leur champ.
Dans la pièce suivante, on se retrouvait face à un escalier à double volée de marches. Sur les côtés s’ouvraient deux portes encadrées de natures mortes. Un vieil homme jaillit de celle de droite. Son crâne chauve était ceinturé de cheveux gris foisonnants. On aurait dit un César à la couronne de laurier en cendres. Son nez massif supportait un binocle derrière lequel pétillaient de petits yeux bruns. Il était vêtu d’un pantalon noir et d’une chemise gris perle sur laquelle il avait passé un gilet mauve.
— Monsieur le comte, permettez que je vous présente mes...
Saber s’interrompit devant l’expression joyeuse qui venait d’apparaître sur le visage de son interlocuteur. Ses rides elles-mêmes semblaient sourire.
— Un officier polonais ! s’exclama-t-il en étreignant Fanselin.
— Il s’agit d’une méprise, monsieur le comte. Je suis français. C’est mon uniforme à la polonaise qui vous induit en erreur. Je suis un lancier de la Garde.
— Si vous êtes lancier, alors vous êtes au moins à moitié polonais : la lance est notre arme nationale, répliqua le comte.
Les présentations furent chaleureuses tant il était évident que le comte se faisait un plaisir d’accueillir des Français. Les villages incendiés paraissaient bien loin. Le comte Valiouski avait beau se montrer familier, une autorité aristocratique émanait de lui. Elle provenait de ses gestes, discrètement raffinés et assurés, des intonations de sa voix enrouée par l’âge, de son air confiant en sa valeur... De telles manières avaient été forgées jour après jour par une éducation sophistiquée, fruit de la réflexion de générations entières s’étant penchées sur le sujet. Le comte avait quelque chose de familier aux yeux de Margont sans que celui-ci puisse s’expliquer quoi.
— Veuillez me pardonner de ne pas vous avoir fait recevoir par mon majordome, mais il est parti. La moitié de mes domestiques ont fui la ville à l’annonce de l’arrivée de votre armée. Les autres sont en cuisine ou préparent vos chambres. Le dîner sera servi à huit heures, si cela vous convient.
Cela convenait à tout le monde. Tout ici convenait à tout le monde.
— Je vous prie de m’excuser, mais je dois aller régler quelques affaires importantes et m’entretenir avec mon épouse et ma fille, que vous rencontrerez ce soir.
— Votre français est remarquable, le complimenta Saber.
— Tous les Français sont remarquables ! rétorqua le comte.
Et il s’éloigna d’un pas rapide en s’exclamant :
— Vive la Pologne libre !
Un domestique accompagna les Français à leurs chambres. Ses yeux étaient rougis par les larmes. Il ne prononça pas un mot. La peur lui nouait les cordes vocales comme un avant-goût de la corde. Margont pensa que la propagande russe avait dû faire courir le bruit que les officiers français s’amusaient à vérifier le tranchant de leurs sabres en décapitant les prisonniers et qu’ils adoraient pendre les domestiques après leur petit déjeuner, constitué, bien entendu, d’un nouveau-né rôti. Il tendit une pièce au Russe qui la saisit en tremblant, au comble de la confusion. On ne le tuait pas ? On lui donnait un pourboire ? Où était donc le piège ?
Margont examina avec curiosité les meubles en marqueterie. Le lit à baldaquin s’avérait si confortable que c’en était une malédiction. La Belle au bois dormant avait dû s’allonger sur un matelas semblable, ce qui expliquait son histoire. Sur des tapisseries, de beaux messieurs se courbaient devant des dames qui mimaient un émoi de bon aloi ou chuchotaient entre elles derrière des éventails. La statue d’un centaure ornait le dessus de la cheminée. Elle évoquait la partie encore sauvage de la Russie. Margont se figea devant un miroir. Il se trouva amaigri et fatigué. Mais il avait cet air déterminé des périodes critiques, un air trop dur, trop sévère et cassant. Même un sourire un peu forcé avait du mal à en atténuer la rigueur. « Et si la campagne s’arrêtait à Smolensk ? » se demanda-t-il. Il traversa le corridor pour gagner la chambre de Lefine. À travers les fenêtres, il apercevait les soldats de son régiment. Sur la place au pied du palais, un montreur d’ours faisait faire des tours à son animal. Des dizaines de fantassins avaient fait cercle autour du spectacle. Un tonnerre d’applaudissements accueillit le rétablissement de l’ours sur son séant à l’issue d’une pirouette avant. Ils étaient heureux comme des gosses.
* * *
Lefine, allongé sur son lit, contemplait un tableau qu’il tenait entre ses mains. En fait, ce qu’il examinait, c’était surtout le cadre doré.
— Tu perdras un galon par tableau porté disparu, avertit Margont.
Lefine posa nonchalamment l’oeuvre sur sa table de nuit.
— M’intéresse pas. Je croyais que c’était Irénée. Il est furieux que je sois ici. Quand il a ôté son shako, tout à l’heure, j’ai cru qu’il allait me le tendre pour que je lui trouve un portemanteau. Ça m’étonnerait pas qu’il vienne m’ordonner de déguerpir.
— Eh bien si c’est le cas, envoie-le-moi et on verra bien lequel de vous deux partira le premier. Tu as ton palais, maintenant tu peux terminer ton rapport.
Mais Lefine restait immobile, détaillant les angelots qui se poursuivaient dans les nuages dans un monde en stuc, au plafond.
— Pour quoi faire ?
— Pour quoi faire ?
— Pourquoi est-ce qu’on le recherche tellement, ce colonel ? Parce qu’il a tué ? La belle affaire ! À combien de morts en est-on depuis le début de cette campagne ? Dix mille ? Vingt mille ? Oh non, bien plus. Et ce n’est rien comparé à ce qui se passera quand on rencontrera l’armée russe tout entière.
Lefine était sincère. Une partie de lui-même avait effectivement été fendue en deux par ce boulet.
— Vous allez me dire que les soldats se battent pour des raisons « valables », poursuivit-il. Leur patrie, leurs idées, la gloire, pour s’élever socialement... D’ailleurs, en fait, c’est exactement pour ça ! C’est à cause de vos belles idées que vous vous acharnez sur cette enquête pourrie dès le départ alors que nous attaquer à un colonel, c’est nous faire courir le risque de voir nos vies foutues en l’air !
— Fernand...
— Foutues en l’air ! D’un simple claquement de doigts, un colonel peut nous faire muter dans un joli petit poste français bien isolé au coeur de la campagne espagnole. Nous relèverons les sentinelles égorgées par la guérilla la semaine précédente avant que nos cadavres soient eux-mêmes remplacés la semaine suivante... Mais un colonel n’a même pas besoin de l’Espagne pour se débarrasser de nous. Il n’a qu’à nous expédier tous les deux pour fourrager et les cosaques s’amuseront à clouer nos dépouilles sur les sapins pour nous transformer en mangeoires à corbeaux.
— Le prince Eugène nous appuie.
— Les politiciens et les princes n’appuient jamais qu’eux-mêmes ! Si vous étiez si sûr du contraire, vous auriez dit à notre cher prince que nous suspections un colonel.
Lefine se mit à rougir comme si les phrases qu’il prononçait lui revenaient aussitôt dans la gorge pour s’y bloquer et obstruer sa respiration.
— Si on échappe aux Russes, c’est cette enquête qui aura notre peau ! Et ça, vous le savez. C’est ça le pire, c’est que vous le savez ! Mais monsieur le capitaine Margont est un « juste », il ne supporte pas l’idée que des crimes odieux restent impunis. Vous êtes la marionnette de vos idéaux.
— De toute façon, nous sommes tous la marionnette de quelque chose ou de quelqu’un. Mieux vaut que ce soit de mes idéaux que de la cupidité.
Margont s’était figé et il avait répliqué d’une voix cinglante. Voir agresser ce en quoi il croyait de tout son être le plaçait sur la défensive. Pour l’instant, il faisait front, mais le déstabiliser plus encore aurait presque pu le rendre dangereux. Lefine sentit cela.
— Rien ne pourra vous faire abandonner cette enquête. À part une balle entre les deux yeux. C’est radical contre les acharnés. Malgré toutes ces années que vous avez passées avec elles, les grenouilles de bénitier ont oublié de vous dire que les bons Samaritains finissent toujours torturés et mis en pièces par la foule qu’ils voulaient sauver. Et après, ils deviennent des martyrs et les gens leur allument des cierges pour leur réclamer un service.
Il y eut quelques secondes de silence que Margont finit par briser.
— Je pense que je n’ai pas le droit de te demander plus que ce que tu as déjà fait. Tu es libre de laisser tomber cette histoire.
Fernand sourit. Un sourire triste, plus déprimant que des larmes.
— Je peux me sortir de cette histoire quand je veux et ça ne m’empêchera pas de dormir. C’est vous que je veux tirer de là avant qu’il ne soit trop tard.
— C’est peine perdue.
— Mais quel fanatique ! C’est absurde ! Pourquoi risquons-nous notre vie pour quelques crimes alors que le monde entier est en train de s’égorger ? Trouvez-moi une seule raison sensée de continuer ?
— Si nous n’arrêtons pas cet homme, il se peut qu’il recommence.
— Et alors ? Un mort supplémentaire, ça ne fera jamais que trois pelletées de terre de plus dans une fosse commune. Quelle différence cela fera-t-il ?
— Cela en fera une aux yeux des femmes que nous aurons sauvées.
Lefine s’assit sur le bord du lit.
— Oui. Ça, ça a du sens.
Alors, brutalement, il se lança dans la suite de son compte rendu, parlant vite pour ne pas laisser le temps à ses sombres pensées d’interrompre à nouveau le cours de sa vie.
— Le colonel Maximilien Barguelot a trente-neuf ans. Son père est mort quand il était enfant. Sa mère et ses deux soeurs vivent à Amsterdam alors que lui est installé à Paris et mène un train de vie luxueux. Il a fait l’école militaire de Pont-à-Mousson puis un grand nombre de campagnes. Il s’est illustré à la bataille d’Austerlitz où il aurait été blessé, mais il n’évoque jamais ce souvenir. Il a servi en Prusse, en Espagne, en Autriche... Il bénéficie d’une excellente réputation auprès des officiers... qui ne servent pas sous ses ordres. Il n’est pas aimé par ses hommes, car il les méprise ouvertement. Il se déplace partout avec ses courtisans qui passent au grade supérieur quand ils ont bien su le flatter. Il prétend qu’il est issu d’une interminable lignée de militaires hollandais et français : les uns auraient libéré Copenhague, les autres l’Amérique... Allez savoir si tout cela est vrai. Il parle effectivement hollandais, ça, c’est confirmé. Il a épousé une belle et riche héritière et possède un château près de Nancy. Il a été promu officier de la Légion d’honneur... mais en décembre 1808. Étonnant, non ?
— En 1808 ? Deux ans après Iéna ? On a mis beaucoup de temps à le récompenser.
Lefine se montrait radieux. Il avait l’amour du travail bien fait et peu de choses le comblaient autant qu’une maison intelligemment construite ou un meuble ajusté avec soin, surtout quand tout cela lui appartenait.
— J’ai retrouvé un ancien lieutenant au 16e léger qui était avec lui à Iéna, Lucien Fardés, qui est maintenant capitaine au 13e léger. Figurez-vous que Barguelot a bien été à Iéna et que toute l’histoire de la prise de la batterie Glasenapp est vraie. Mais cet exploit s’est fait sans Barguelot qui avait été blessé dès les premiers coups de feu.
— Une blessure grave ?
— Une cheville foulée en chargeant. Barguelot est arrivé en boitillant alors qu’on s’était emparé des pièces et qu’on était déjà en train de les retourner. Barguelot n’arrêtait pas de crier : « Vengeons les nôtres ! » comme s’il venait de frôler dix fois la mort. Fardés prétend même l’avoir vu plonger son épée dans un cadavre ennemi pour donner à sa lame et à sa version des faits une couleur plus crédible.
— Et Fardés n’a pas dénoncé cette forfaiture ?
Lefine secoua la tête.
— Fardés ignorait totalement la version de Barguelot.
— Barguelot a dû attendre d’avoir quitté le 16e léger pour remanier son histoire. Comment ose-t-il mentir à ce sujet alors qu’on peut vérifier les raisons de l’attribution de cette décoration dans les publications officielles ? Non, ce serait suicidaire pour sa carrière. La seule explication, c’est qu’officiellement, il a bien été récompensé pour son « action » à Iéna. Il a peut-être soudoyé des officiers pour que de faux rapports sur sa conduite héroïque soient remis à l’Empereur.
Margont contenait mal sa colère. Pour lui, la Légion d’honneur représentait quelque chose de sacré. De même qu’un athée ne devait pas cracher sur une Bible ou un Coran, on n’arborait pas une Légion d’honneur à laquelle on n’avait pas droit.
— Il a peut-être mérité sa distinction, mais pas grâce à Iéna..., hasarda Lefine.
— Mais bien sûr. Il s’est emparé de trois canons autrichiens dans un salon mondain. Que sais-tu d’autre ?
— Il a des manies bizarres. Il ne mange jamais en public. Il se nourrit à l’abri des regards, toujours sous sa tente, seul ou en compagnie de Coubert, l’un de ses domestiques.
— Étrange. Tu as parlé à ce Coubert ?
— Non. J’ai eu peur qu’il prévienne son maître qu’on enquêtait sur lui.
— Tu as bien fait. Et quelles autres manies ?
— On m’a raconté qu’il était un brillant escrimeur. Il s’en vante souvent, mais on ne le voit jamais s’entraîner. Un jour, lors d’un repas officiel, le maréchal Davout lui a proposé un petit duel amical, car il avait entendu parler de sa technique par un ancien cadet de Pont-à-Mousson. Eh bien Barguelot a refusé ! Au début, les invités ont cru que c’était par modestie...
— Absurde ! s’exclama Margont en riant.
— Mais le maréchal a eu beau le prier poliment, Barguelot n’a jamais accepté de croiser le fer. Le maréchal était si surpris de le voir décliner un tel honneur qu’il en a oublié de se mettre en colère. Et, pour couronner le tout, Barguelot n’a, comme à son habitude, pas touché à son assiette.
Margont frottait machinalement le bord d’un secrétaire.
— Incompréhensible.
— Voilà tout, déclara Lefine avec satisfaction. Et vous, qu’avez-vous appris sur Delarse ?
— Étienne Delarse a quarante-cinq ans. Il est issu de la noblesse charentaise. Son père s’appelait « Louis de Larse », mais il a été l’un des rares aristocrates à adhérer sincèrement à la cause républicaine. Louis de Larse a fait contracter son nom en « Delarse » et il est mort à la bataille de Fleurus – du bon côté, du nôtre, pas du côté des Anglais et des Émigrés royalistes. Le colonel Étienne Delarse souffre d’un asthme grave et c’est toute l’histoire de sa vie. Enfant, il était chétif et ses crises lui ont plusieurs fois fait frôler la mort. On le considérait comme un condamné qui ne passerait pas le printemps à cause de ses allergies au pollen, un peu comme une dernière feuille d’automne tombant avec beaucoup de retard. Sa mère a dépensé sans compter pour obtenir les soins de médecins réputés. Elle a passé des nuits entières à l’écouter suffoquer en lui tenant la main, persuadée qu’il vivait ses dernières minutes.
Lefine, qui craignait les maladies autant que les océans, frémissait à l’évocation de ces moments de supplice.
— Oui, j’ai déjà entendu parler de son asthme. Des soldats qu’il avait punis avaient composé une petite chanson qui a eu du succès durant un temps. Le refrain en était : « Delarse en hiver, combat la terre entière ! Delarse au printemps, n’a plus de régiment... »
— Moi, j’ai su tout cela par le médecin principal Gras qui le soigne actuellement, poursuivit Margont.
— Il fait donc encore des crises ?
— Régulièrement. Et Gras est très inquiet à ce sujet. Il a cru que j’étais un ami du colonel et m’a confié ce qu’il savait pour que je joigne mes conseils aux siens afin que Delarse se ménage. Mais Delarse ne veut rien entendre. Il suffit qu’on lui demande de se reposer pour qu’il saute à cheval et aille faire du saut d’obstacles. À la surprise générale, Delarse a atteint l’adolescence puis a survécu à celle-ci. Il est entré dans une école militaire et en est sorti dans les premiers, mais sa carrière a été considérablement freinée par sa maladie. Il lui est plusieurs fois arrivé d’être obligé de remettre son commandement à son second. On dit de lui qu’il a le talent et l’intelligence d’un général et qu’il ne lui en manque plus que... le souffle. Figure-toi qu’il a dû insister plusieurs fois pour participer à cette campagne. L’état-major pense que la Russie sera néfaste à ses poumons. En haut lieu, on est persuadé qu’il ne survivra pas à cette guerre, c’est pourquoi on ne lui a pas confié de régiment. On a préféré le placer aux côtés du général Huard, mais ce dernier a déjà un aide de camp. La position exacte de Delarse dans la hiérarchie est floue. Disons qu’il sert d’aide de camp « en second » alors qu’un seul aide de camp suffit à Huard. Delarse est écoeuré, car il est persuadé que, sans son asthme, il serait au moins général de brigade et parlerait à Huard d’égal à égal. Et le pire, c’est qu’il a certainement raison.
Lefine déboutonna ses guêtres, les ôta et enleva ses souliers et ses lambeaux de chaussettes. Ses pieds étaient couverts d’ampoules et de plaies.
— À une époque, reprit Margont, il consultait même des voyants et autres illuminés pour tenter de se convaincre qu’il existait une vie dans l’au-delà.
Lefine commença à rire, mais Margont l’interrompit.
— Ne te moque pas de lui, qui sait ce que tu aurais fait à sa place ? J’ai aussi appris que Delarse avait eu pendant trois ans pour maîtresse une femme qui avait quinze ans de plus que lui. Elle devait ressembler à maman...
— Ne vous moquez pas de lui, qui sait ce que vous auriez fait à sa place ? Reste la dernière question.
— Exactement. Lequel des quatre ressemble le plus à un prince charmant ?
— Pas Delarse.
— Pas Delarse, répéta Margont.
— Je miserais sur Pirgnon et ses penchants artistiques et mondains.
Margont se passa la main dans les cheveux. C’était l’un de ses tics lorsqu’il était plongé dans ses pensées. Une jolie Madrilène lui avait dit un jour trouver cela séduisant. Ah ! les Madrilènes... Mais aussi bien, c’était cette même femme qui avait désigné Barguelot de la pointe de son éventail...
— Moi, j’aurais plutôt voté pour Barguelot, son luxueux train de vie et son bagout joyeux.
— Oui. Barguelot ou Pirgnon. Et il reste notre Italien.
Margont plissa les yeux.
— Celui-là, il commence à m’irriter ! Il faut absolument que je trouve un moyen de le rencontrer enfin.
* * *
Il restait encore deux heures avant le dîner. Margont décida de tenter de rencontrer le colonel Pirgnon.
Les cadavres étaient enlevés des rues et on jetait de grands seaux d’eau sur les flaques de sang. L’Empereur avait donné des ordres contre le pillage et des soldats et des gendarmes veillaient à leur application. Le quartier attribué au 35e de ligne se trouvait en piteux état. On s’installait sous les parcelles de plafonds qui ne s’étaient pas effondrées, on tentait de colmater les brèches des toits avec des planches arrachées par les boulets... Ceux qui s’étaient approprié les maisons intactes revendaient parfois leur place à prix d’or. Margont vit un grenadier tendre trois tableaux, une robe de chambre en soie et une toque en zibeline à un voltigeur en échange d’une place auprès d’une cheminée.
Le colonel Pirgnon avait pris soin de sa personne. Il logeait dans une demeure seigneuriale à l’architecture baroque. La façade, couleur pastel, faisait alterner hautes fenêtres et fausses colonnes blanches imbriquées dans le mur. Une lucarne ovale surplombait la porte. D’autres fenêtres aux sommets arrondis, au dernier étage, atténuaient la rigueur géométrique de l’ensemble. Un escalier menait jusqu’au perron. Au ras du sol s’ouvraient des soupiraux d’où l’on entendait des soldats plaisanter. Le vestibule était immense. Un large escalier en arc de cercle, sur la droite, rompait la symétrie qui avait été la règle d’or de la façade. Margont fut surpris de découvrir une file de soldats patientant sur les marches. Ils provenaient de divers régiments et transportaient des objets hétéroclites : un chandelier, des vases aux formes variées, de la vaisselle, des statuettes en porcelaine ou en ivoire... Margont gravit d’un pas rapide cette spirale de cupidité. Son visage était fermé. Sur son passage, certains serraient leurs trésors dans leurs bras de peur que ce capitaine ne les leur dérobe. Un adjudant faisait office de portier. Il salua Margont et, interprétant l’attitude de celui-ci comme de l’impatience à l’idée de vendre un objet de grande valeur, le fit aussitôt entrer.
Le colonel Pirgnon examinait une icône présentée par un fantassin westphalien. Sur celle-ci, une Vierge serrait un Christ enfant dans ses bras. Le fond, doré, apparaissait particulièrement abîmé alors que les deux visages restaient étrangement respectés. Il ne s’agissait cependant pas d’un miracle.
— Sale chien ! Tu as raclé tout ce qui était doré ! s’exclama Pirgnon, faisant battre en retraite le Westphalien. Tu as mutilé une oeuvre d’art !
L’Allemand s’enfuit en courant. Pirgnon exhiba le tableau à Margont.
— Une peinture de type « tendresse » de l’école Stroganov ! Et il la racle au couteau...
Le colonel en avait les larmes aux yeux. Il était grand et d’une constitution solide. Ses cheveux bruns légèrement bouclés et son visage arrondi lui conféraient un air placide. Margont le salua.
— Capitaine Margont, 84e régiment, brigade Huard, division Delzons...
— Oui, oui, oui, mais si chacun commence comme ça, je vais passer ma semaine à Smolensk, moi. Qu’avez-vous à me vendre ?
Devant l’air réprobateur de Margont, Pirgnon se renfrogna.
— Oh, je vois. On juge. Puis-je connaître le motif de votre visite, capitaine ?
— Eh bien, mon colonel, il se trouve que j’ai entendu dire que vous animiez le « Cercle Cervantès », à Madrid, or je suis moi-même membre d’un salon littéraire.
L’expression de Pirgnon s’égaya, mais son plaisir le disputait à la circonspection.
— Ah oui, vraiment ? Et où cela ?
— À Nîmes.
— Mais que faisiez-vous dans ce salon littéraire ? Car il y a salon et salon.
— Oh, ce n’est pas l’un de ces salons mondains où l’on va pour se montrer. Si on cherche cela, qu’on aille chez Mme Cabarrus ou chez Mme de Montesson. On ne m’y a jamais invité, mais, de toute façon, une soirée d’ennui mortel est un prix trop élevé pour moi.
Pirgnon croisa les bras.
— Ô combien je vous comprends. Et comment s’appelle votre salon ? Qui en est membre ? Qu’y faites-vous ?
— Le « Cercle du canard rôti ».
Pirgnon semblait dépité. Évidemment, c’était nettement moins élégant que le « Cercle Cervantès ». Du fait de ses grosses joues rosées et de sa tête massive, il donnait l’impression d’avoir conservé un petit rien du poupon qu’il avait été.
— J’avoue que je ne vous suis plus, capitaine.
— Les membres se disputaient au sujet du nom à donner à notre cercle. Le « Cercle Cicéron », le « Cercle Voltaire », le « Cercle Molière »... Mais des « Cercle Voltaire » et des « Salon Rousseau », il doit y en avoir dix par ville.
— Il s’était en effet formé deux « Cercle Voltaire » à Madrid. Ils se sont violemment disputé la primeur de cette « trouvaille ».
— Un problème digne de la quadrature du cercle, si je puis dire. Enfin bref, nous nous demandions si nos discussions correspondaient à l’esprit de Rousseau, Molière possédait ses irréductibles et Voltaire battait à plate couture Virgile, ce qui faisait dire aux partisans de ce dernier que les modernes poignardaient une fois de plus les anciens, lorsque j’ai fait remarquer que le seul point à faire l’unanimité était le désir de se réunir autour d’une bonne table. Mon argument avait ceci pour lui qu’à défaut de plaire à beaucoup, au moins, il ne fâchait personne. Et comme nous étions tous attablés autour de six superbes canards rôtis...
Pirgnon invita Margont à s’asseoir.
— Pour « Cervantès », ce fut plus simple : étant l’initiateur du projet et le plus gradé, j’ai choisi. Comme les salons littéraires sont à la mode, tout le monde veut le sien et il arrive trop souvent que des réunions mondaines se baptisent pompeusement « Salon littéraire de Mme Quelque Chose ». On y déclame des poèmes volés à des gens plus inspirés après en avoir soigneusement mutilé les vers en croyant naïvement masquer ainsi sa forfaiture. Chacun s’empresse de rire du bla-bla des autres pour leur rappeler qu’eux-mêmes sont tenus d’agir pareillement avec vous. Enfin, tout le monde s’en va repu d’éloges acquis sans trop de fatigue. Certains finissent même par se croire capables d’« améliorer » les rimes de Ducis.
— Notre salon est ouvert à tous, on ne tient compte ni de l’origine sociale, ni des revenus, ni des relations, au grand dam du préfet qui n’est toujours pas membre. Pour intégrer notre cercle, il suffit de lire un texte de sa composition qui plaise aux membres. Ou d’être capable d’émettre des opinions pertinentes sur des sujets politiques, littéraires, philosophiques... Durant nos réunions, nous soumettons nos écrits aux critiques, nous discutons des ouvrages que nous avons lus, nous polémiquons... Le sens de l’humour et les joutes oratoires sont très appréciés. Peut-être est-ce l’influence des arènes romaines que l’on aperçoit depuis les fenêtres du salon. On se fusille à bout portant à coups de bons mots, on achève les blessés à la pointe de l’ironie et on se réconcilie tous autour des incontournables canards rôtis.
Pirgnon empoigna la main de Margont et la serra avec chaleur.
— Je vous admets séance tenante dans mon prochain salon : le « Cercle de Moscou ».J’espère que nous compterons également quelques membres russes. Ah ! Moscou... Nous en rêvons tous, n’est-ce pas ?
Pirgnon entreprit d’exhiber ses acquisitions. Un samovar en argent qui lui plaisait tant qu’il s’était mis à boire du thé pour le seul plaisir de le faire fonctionner. Une iconostase, cloison de bois décorée d’icônes et servant à séparer la nef du sanctuaire dans les églises orthodoxes. Pirgnon expliqua qu’au centre de l’iconostase, on trouvait des saints qui s’adressaient au Christ au nom des fidèles.
— Et vous, que demandez-vous à ces saints, mon colonel ? interrogea Margont.
Pirgnon le regarda avec surprise. Il désigna des tableaux achetés à des soldats italiens qui s’apprêtaient à les brûler pour cuire leur viande.
— J’ai été – indirectement – l’un des instigateurs de l’arrêté du 14 fructidor de l’an IX par lequel le Consulat a créé quinze musées. La notion même de musée me fascine : mettre l’art à la portée de tous. Montrez un Léonard de Vinci à un vagabond ou à un balayeur et vous ouvrirez cent portes dans leur esprit. Dans l’Antiquité, les Grecs réservaient des places dans les amphithéâtres pour les pauvres qui pouvaient ainsi voir jouer du Sophocle. J’offrirai donc une partie de ces trésors à des musées. L’homme n’est rien, seul l’art vaut quelque chose.
Margont ne dit rien, même si cette déclaration choquait son sens des valeurs.
— Mais, ajouta Pirgnon, comme je ne suis pas un saint pour icône, je garderai l’iconostase et le samovar.
Il marcha à pas rapides vers un angle de la pièce encombré au possible. Il s’activa brièvement au milieu d’un fatras de tableaux et de miroirs aux cadres sophistiqués avant de se redresser triomphalement, une toile dans les mains.
— Savez-vous ce dont il s’agit ?
Non, Margont n’en savait rien. Ce portrait d’une jeune femme à la robe vert céladon le mettait mal à l’aise. Les mèches de ses longs cheveux mouillés lui collaient au visage. Bizarrement, elle se tenait dans le lit d’une rivière, insensible à l’eau glacée qui tourbillonnait autour de sa taille trop gracile. Plus étrange encore, son teint blafard contrastait avec la beauté de ses traits. Sa peau paraissait façonnée dans la même neige que celle qui recouvrait les alentours.
— Elle m’a l’air mal en point, avança Margont.
— C’est normal, elle est morte. C’est une roussalka. Dans le folklore d’Europe de l’Est, lorsqu’une jeune fille se suicide par noyade, elle devient une roussalka, une créature des eaux qui utilise sa forme féminine pour séduire les promeneurs avant de les noyer. Certains prétendent que c’est pour les dévorer, d’autres que ce n’est qu’un réflexe de leur âme en souffrance condamnée à errer, car le paradis leur est refusé.
— Je me demande si, pour plus d’efficacité, elles ne coopèrent pas avec les cosaques, car l’un de leurs groupes a bien failli m’embrocher au bord d’une rivière.
Pirgnon étudiait l’expression de la roussalka. L’air séducteur qu’elle affichait était teinté de froideur.
— Quel réalisme ! Enfin, oublions le morbide : appréciez-vous la mythologie antique, capitaine ?
— Absolument.
— Les Russes aussi ! s’exclama Pirgnon, heureux de voir que le monde entier partageait sa passion.
En fait, Margont ne raffolait pas de ce sujet, mais il était heureux de se débarrasser de la roussalka. Le colonel enjamba des tapis roulés en invitant Margont à le suivre. Il vouait une telle admiration à la culture gréco-romaine que tout ce qui pouvait y être lié de près ou de loin était exposé avec soin, contrastant avec le fouillis ambiant et n’attendant plus que les visiteurs que leur amènerait Pirgnon. Il paraissait fort peu probable que les musées français voient jamais la couleur de ces merveilles...
— Voici Minerve, ma déesse préférée.
Margont s’approcha pour mieux détailler une femme aux formes plantureuses ceinte d’une cotte de mailles. Elle peignait sa cascade de cheveux dorés tout en veillant sur un parterre de vases et de sculptures.
— Voyez-vous, capitaine, Minerve est la déesse romaine de la sagesse et des arts. Or les Romains – à la différence des Grecs pour qui il s’agissait d’Athéna – lui attribuaient une dimension guerrière. À tel point que les légions lui dédiaient leurs trésors de guerre. Il est donc normal que je lui attribue la place d’honneur dans ce dépôt, ne trouvez-vous pas ?
Margont acquiesça, faute de mieux. Il ne savait pas comment réagir à cette remarque. Était-ce de l’humour ? De l’ironie ? Une marque de mépris vis-à-vis de lui parce qu’il était choqué par ce pillage en règle du patrimoine artistique de la Russie ? La personnalité de Pirgnon lui paraissait floue, insaisissable. Le colonel, emporté par sa visite guidée, désignait déjà un autre sujet. C’était une fresque titanesque qui occupait un mur à elle seule. Une multitude de combattants se massacraient au pied de murailles garnies de défenseurs. Les personnages, tantôt nus, tantôt casqués et cuirassés ou abrités derrière de larges boucliers décorés, s’affrontaient avec une vivacité criante de réalisme. La complexité de la mise en scène s’opposait à la sobriété des couleurs, celles-ci se résumant au noir et à l’ocre. Margont reconnut la guerre de Troie. Les Troyens avaient fait une sortie pour tenter de récupérer le cadavre d’Hector, l’un de leurs héros, qu’Achille venait de terrasser.
— Les siècles passent, les hommes restent identiques à eux-mêmes, fit remarquer Margont.
— Les hommes ? Vous voulez dire les dieux ! Enfin, des demi-dieux. Achille était le fils de Thétis, une nymphe de la mer, et d’un vulgaire mortel, d’où son destin extraordinaire.
De tous les guerriers grouillant sur la toile, Pirgnon n’avait d’yeux que pour Achille, le bras brandissant une lance menaçante et le pied posé sur le visage éteint d’Hector. Les Troyens ne reprendraient pas la dépouille et Achille la traînerait derrière son char pendant douze jours autour de la tombe de son ami Patrocle, lui-même tué au combat par Hector.
Pirgnon évoqua Hercule et ses travaux mythiques, Ulysse et les péripéties de son odyssée... Sa connaissance de la mythologie antique semblait aussi inépuisable que la corne d’abondance. Il était passionné et son enthousiasme se révélait communicatif. L’Antiquité le faisait littéralement rayonner. Comme le temps passait, l’adjudant vint s’assurer que tout allait bien. En fait, c’était de son côté que tout allait mal : dans l’escalier, les soldats croyaient que Margont épuisait la bourse de Pirgnon et l’on se trouvait au bord de l’émeute. Pir-gnon ordonna de faire entrer le démarcheur suivant et se tourna vers Margont.
— Capitaine, je dois vous demander de me laisser, mais je compte absolument sur vous pour mon Cercle de Moscou.
Margont salua et s’en alla. Il était enfin parvenu à rencontrer l’insaisissable Pirgnon, mais ne se sentait guère plus avancé pour autant. Delarse, Barguelot et Pirgnon : il n’avait pu éliminer aucun des trois. Et il fulminait de ne toujours pas avoir eu l’occasion de discuter avec Fidassio. Il chassa ses interrogations en déambulant dans les rues, gorgeant ses yeux d’architecture russe, de coupoles dorées et des vergers qui tapissaient les ravins entourant la ville.