À la fin du mois d’août, le Tsar nomma généralissime le général Koutouzov qui se retrouva placé à la tête de l’armée russe. Barclay de Tolly avait perdu son commandement sous la pression de l’opinion publique exaspérée par ses retraites successives. Le choix de son remplaçant avait été difficile. Le Tsar n’aimait pas Koutouzov. Il lui reprochait de lui avoir « trop bien obéi ». Il était en effet notoire qu’à la bataille d’Austerlitz, Koutouzov avait déconseillé de dégarnir le plateau de Pratzen, centre de la position austro-russe, pour envoyer les troupes tenter d’enfoncer le flanc droit français. Le Tsar avait malgré tout ordonné cette manoeuvre, tombant dans le piège de Napoléon qui n’avait pas cédé sur son flanc droit, mais qui, en revanche, avait enfoncé avec plaisir le centre ennemi affaibli. Koutouzov jouissait cependant d’une popularité telle que le Tsar avait été contraint de le choisir. Koutouzov avait soixante-six ans. Il passait pour un vieillard parce qu’il somnolait fréquemment – même durant les conseils de guerre –, parce que son excès de poids le gênait pour monter à cheval et parce qu’il était doté d’un caractère lymphatique. Élève de Souvorov, l’un des plus grands stratèges russes, il avait perdu un oeil lors de l’une des nombreuses campagnes auxquelles il avait participé. La prudence était l’un de ses maîtres mots et il aimait à se donner l’air du vieux renard rusé qui ne dit rien, mais qui a tout compris. Koutouzov se sentait convaincu de la supériorité de Napoléon et voulait poursuivre la tactique de la terre brûlée. Mais maintenant, Moscou elle-même était menacée. Moscou, le berceau de la nation ! Tous les Russes se demandaient comment on avait pu en arriver là. L’opinion publique et la voix du Tsar imposèrent l’affrontement à Koutouzov. Ce dernier, religieux et fataliste, considéra alors que le choc des deux armées était un mal inévitable. Napoléon tenait enfin sa bataille.
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Koutouzov choisit pour champ de bataille un lieu proche du village de Borodino. Les Russes appelèrent donc cet affrontement la bataille de Borodino alors que Napoléon lui préféra le nom de bataille de la Moskowa. La Moskowa n’était qu’une rivière proche et l’on se trouvait encore à cent cinquante kilomètres de Moscou. Mais, en prononçant « la bataille de la Moskowa », on se croyait déjà sous les murs de la ville. Ce n’était pas faux puisqu’en cas d’écrasement de l’armée russe, Moscou tomberait inéluctablement aux mains des Français.
Cent quinze milles Français et alliés et leurs cinq cent quatre-vingt-dix canons – tout ce qui restait de la Grande Armée – s’apprêtaient à attaquer cent cinquante-cinq mille Russes équipés de six cent quarante canons dont les calibres surpassaient souvent ceux des Français. Les Russes s’étaient installés sur un front convexe dont la longueur dépassait dix kilomètres. Le terrain était tortueux, vallonné, coupé de petits bois et de ravins broussailleux et bordé de forêts de pins et de bouleaux. L’aile droite russe, commandée par Barclay de Tolly, s’appuyait sur les villages de Borodino et de Gorki et sur leurs alentours. La Moskowa coulait de ce côté-là. Au centre se trouvait la vallée de la Kolocza, un affluent de la Moskowa. En arrière de celle-ci, les Russes avaient édifié sur une colline un retranchement appelé la Grande Redoute ou redoute Raïevski, du nom du général qui la commandait. Cette redoute constituait la clé de voûte du centre russe, aussi en avait-on fait un ouvrage impressionnant. Elle s’étendait sur cent quatre-vingts mètres et était entourée d’un large fossé. On avait élevé un remblai de terre sur son front et ses flancs. À l’arrière, une gorge, barrée par une double palissade, permettait aux défenseurs d’aller et venir. Des brèches avaient été aménagées pour permettre à dix-neuf canons de faire feu. De plus, le général Raïevski avait fait creuser des « trous de loup » en avant de la position afin de casser une éventuelle charge de cavalerie. La nombreuse infanterie chargée de protéger la Grande Redoute – vingt bataillons – s’était postée partout où elle avait pu se masser : dans le ravin de Semenovskoïe, sur la pente de la colline et à gauche de la redoute, dans le village de Semenovskoïe. La gauche russe, sous les ordres de Bagration, avait elle aussi été renforcée par des ouvrages. Trois redoutes, très proches. On les avait baptisées les « Trois Flèches ». Enfin, d’importantes réserves se tenaient en arrière de la position russe.
Napoléon était arrivé face à l’armée russe le 5 septembre, mais la bataille ne débuta que le 7. Les deux armées mirent à profit ce répit pour s’observer mutuellement. Les Français ralliaient le plus de traînards possible et attendaient l’arrivée d’une partie de l’artillerie, dont la progression avait été ralentie par les pluies. Les Russes rassemblaient eux aussi leurs troupes et fortifiaient leurs retranchements.
Le 6 septembre eut lieu chez les Russes une cérémonie religieuse spectaculaire. Ce fut une procession d’icônes incluant la Madone de Smolensk qui était réputée rendre les armées invincibles. Les popes en grande tenue sacerdotale allaient en tête, suivis par des généraux et des soldats qui chantaient des cantiques ou priaient. Koutouzov, comme tant d’autres, s’agenouilla au passage des images saintes. Les Russes furent galvanisés, fanatisés. Ce n’était plus une guerre, mais une croisade contre le diable en personne. Et, durant la nuit, de larges rasades de vodka succédèrent à l’eau bénite et les rendirent plus euphoriques encore.
Le plan des Russes était essentiellement défensif : tenir leurs positions et saigner à blanc l’armée française avec l’artillerie. Les décisions s’adapteraient ensuite aux actions et aux réactions ennemies. Il avait été prévu que le général Toutchkov, à la gauche de l’armée, contournerait l’aile droite ennemie pour l’attaquer de flanc et à revers, mais cela s’avéra irréalisable. En effet, le flanc gauche russe ayant reçu des renforts et étant défendu par les Trois Flèches, Napoléon en déduisit qu’il constituait le point faible du dispositif russe puisqu’on avait mis tant de soin à le renforcer. Ce fut donc celui qu’il décida de tenter d’enfoncer. Dans un premier temps, le prince Eugène attaquerait la droite russe, mais ce ne serait qu’une diversion. Il se « contenterait » de prendre le village de Borodino, de contenir les Russes et d’investir la Grande Redoute. Ney, Junot et Murat attaqueraient le centre et Davout et Poniatowski le flanc gauche. Quand l’aile droite française aurait enfoncé la gauche ennemie, elle se rabattrait sur le centre et balaierait tout sur son passage. Tels étaient les plans des deux camps. Rien ne se passa comme prévu.
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Durant la nuit précédant la bataille, les soldats discutaient ou s’enivraient. Du côté français, des troupes se déplaçaient en tous sens dans un grondement sourd pour prendre position. Des retardataires arrivaient continuellement et se lançaient à la recherche de leur régiment.
Le 84e occupait déjà l’endroit qu’on lui avait destiné et profitait de ce répit nocturne. Margont rendait visite aux hommes de sa compagnie, s’asseyant auprès des feux de camp. Malgré le carnage à venir, le moral restait élevé. On allait enfin affronter l’armée russe ! Fini de marcher jusqu’à l’épuisement, de patauger dans la boue, d’avoir faim à en devenir fou... On avait foi dans le génie de Napoléon et nul ne doutait que les Russes seraient anéantis. Margont s’assurait que tout allait bien, donnait des consignes, rassurait... Ses hommes l’appréciaient et lui faisaient toujours une place avec plaisir.
— Mon capitaine, qu’est-ce qui court plus vite qu’un cheval au galop ? lui demanda un vieux caporal dont l’oeil droit surveillait en permanence le gauche depuis qu’une balle lui avait déformé l’orbite.
— Pas la moindre idée.
— Un Prussien après la bataille d’Iéna !
Des rires fusèrent. Margont, lui, se contenta de sourire. Quand les soldats se racontaient ce genre de bêtises, l’humeur était au beau fixe.
— Sauf vot’respect, mon capitaine, d’où qu’elle vient la balafre de vot’joue ? interrogea un soldat auquel il restait tout juste assez de dents pour pouvoir déchirer ses cartouches afin d’en verser la poudre dans le canon de son fusil.
À trois incisives et une canine près, on l’aurait réformé. Margont effleura machinalement sa cicatrice. Il n’aimait pas en parler.
— Eh bien, disons que tous ceux qui ont fait la campagne d’Espagne en ont rapporté un petit souvenir...
Un cuirassier apparut dans la clarté du foyer. Les reflets des flammes dansaient sur sa cuirasse et son casque.
— Vous savez où se trouve le 5e régiment de cuirassiers ?
— Oui.
— Facile.
— Sûr que c’est bien simple.
Et tous les fantassins, pointant leur index dans des directions différentes, s’exclamèrent en éclatant de rire :
— C’est par là !
Le cavalier voulut partir, mais Margont retint sa monture par la bride.
— Où est ta capote ? Dans l’une de tes sacoches ? Roule-la en boudin et place-la en travers de ta selle, devant tes parties intimes. Parce que demain, quand tu chargeras, les Russes te cribleront de balles. Ta cuirasse et ton casque te protégeront bien le corps, mais pas à ce niveau-là. La capote roulée t’évitera d’être châtré. Que dirait ta belle poule si, ayant laissé partir son jeune coq à la guerre, elle voyait revenir un hideux chapon obèse ?
Le cuirassier s’éloigna sans répondre. Margont se leva, s’excusa et s’en alla vers le foyer suivant malgré les invitations à rester « encore un peu ». Là, des soldats écoutaient le lieutenant en second Galouche lire des passages de la Bible. Margont se souvint des prières à Saint-Guilhem-le-Désert. Il joignit les mains et entrecroisa les doigts, comme autrefois. Il demanda silencieusement au Ciel que cette bataille soit la moins meurtrière possible, que les Russes soient vaincus et que la guerre se termine. Et si le Tsar capitulait, l’Angleterre serait bien obligée de négocier à son tour. Probablement. Alors il y aurait enfin la paix.
Un peu plus loin, Saber était en train de tailler en pièces l’armée russe. À l’aide d’un bout de bois, il dessinait son plan sur le sol à l’attention de ses partisans, des soldats qui ne juraient que par lui et se voyaient déjà colonels de ce futur maréchal de France. Il y avait des flèches en tous sens, la Grande Redoute était déjà tombée – un peu vite, jugea Margont – et la Garde russe se jetait dans un « piège fatal ». Saber avait en effet ordonné le repli de l’aile droite française pour faire croire à une déroute de ce côté. Les Russes s’étaient empressés de faire donner toutes leurs réserves, dont la Garde, pour achever d’enfoncer le flanc droit ennemi. Alors Saber lançait la cavalerie de la Garde sur leur flanc et disloquait leurs colonnes. La Vieille Garde suivait et les achevait. C’était visiblement très efficace sur le sable puisque Saber rayait avec énergie carrés et colonnes russes. Mais il négligeait le facteur humain. En admettant que les Russes croient effectivement avoir enfoncé l’aile droite française, comment être sûr que les Français ne penseraient pas de même ? Et l’aile gauche et le centre français, pensant le flanc droit en déroute, se débanderaient à leur tour... Tout mouvement vers l’arrière était dangereux, car il faisait bien vite des émules de tous les côtés...
Piquebois fumait sa pipe à l’écart. Allongé sur le dos, les genoux repliés pour soutenir un traité d’astronomie, la tête posée sur son sac, il contemplait le ciel. Il avait les yeux pleins d’étoiles.
— Pourquoi te passionnent-elles tellement ? lui demanda Margont.
— Parce qu’elles sont très loin d’ici.
Margont rejoignit ensuite Lefine qui vendait des fioles emplies d’une eau verdâtre. C’était son « élixir contre la peur » : une infusion de verveine et d’eucalyptus. Margont l’empoigna par le collet et tous les acheteurs potentiels, voyant le visage du sergent, eurent immédiatement la preuve que ce produit était une escroquerie.
— Encore des arnaques ! tonna Margont.
— Ça marche, c’est scientifiquement prouvé, mon capitaine. La vérité, c’est que vous êtes contre le progrès.
— Fais-moi ton rapport au lieu de jeter de l’huile sur le feu.
— Si j’avais de l’huile, je ne la gaspillerais pas, je la boirais, même si c’était de l’huile pour réverbère.
Margont lâcha Lefine qui réajusta son col avec maniérisme.
— Mes hommes essaieront de surveiller nos suspects durant toute la durée du combat.
— Parfait. Je compte sur eux.
— Mon capitaine, est-ce que vous n’avez pas peur ?
— Pourquoi ? Tu veux me vendre ta saleté d’élixir ?
— Non, sérieusement...
— Évidemment. Mais ma peur ne me paralyse pas et elle ne me gâche pas la vie. Donc je peux me considérer comme content.
Margont s’en alla. Il voulait dormir un moment. Lefine vida coup sur coup trois de ses fioles. Il pensait que ça ne marchait pas, mais à tout hasard...
* * *
Son coeur battait la chamade. Les Russes étaient enfin là ! Il était persuadé que l’Empereur allait s’occuper d’eux à sa manière et il les plaignait déjà. En attendant l’assaut général, il venait de s’inventer un nouveau petit jeu qu’il trouvait très amusant. Il s’agissait d’imaginer la pire mort possible pour Margont. On classait ensuite ses souhaits par ordre de préférence croissante. Ce qui donnait pour l’instant :
Qu’un boulet lui arrache un bras et qu’il gise allongé pendant des heures à contempler son moignon en train de dégorger ; que la mitraille le hache menu menu ; qu’un coup de sabre lui brise les dents et lui élargisse le sourire d’une oreille à l’autre ; qu’une pluie de balles lui éclate la rate, le foie et tous les boyaux ; qu’il soit grièvement blessé, immobilisé et oublié dans un coin du champ de bataille et qu’il ait le plaisir de sentir les corbeaux lui picorer les yeux ; que tout cela lui arrive à la fois.
Pour lui, Margont était un cafard dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Et si celui-ci ne renonçait pas, comme tout cafard, il finirait sous sa semelle.
* * *
À trois heures du matin, l’ordre du jour fut lu aux troupes. C’était la harangue de l’Empereur :
« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver, et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : “Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou !” »
Le colonel Pégot vint trouver Margont juste après la lecture de ce discours. Les acclamations et les « Vive l’Empereur ! » le forcèrent à entraîner Margont à l’écart pour se faire entendre. Napoléon avait décidé de renforcer le 4e corps pour la bataille. Il avait donc placé sous les ordres du prince Eugène les divisions Morand et Gérard. Certains des régiments qui les composaient avaient cependant perdu un très grand nombre d’officiers.
— Des officiers sont donc temporairement versés dans d’autres régiments. Ce sont les ordres, expliqua Pégot. À la bataille de Smolensk, le 13e léger a perdu le tiers de son effectif et une trentaine d’officiers. Par conséquent, je vous y mute.
— Il n’en est pas question, mon colonel. Je veux rester avec les hommes de ma compagnie. Je les connais et...
Pégot secoua la tête. Il faisait peine à voir avec ses yeux striés de vaisseaux sanguins et bordés de larges cernes.
— C’est seulement le temps de la bataille. L’un des bataillons du 13e léger n’a plus de chef de bataillon : je vous le confie. Vous prendrez Saber, Piquebois et Galouche avec vous et vous leur attribuerez deux restes de compagnie à chacun.
On lui confiait le commandement d’un bataillon ? Une promotion était proche. Refuser le bataillon, c’était refuser la promotion. Margont voulut demander quelque chose, mais Pégot s’éloignait déjà en agitant la main.
— Pas le temps, pas le temps. Il faut que je trouve des artilleurs pour compléter nos compagnies d’artillerie, des chevaux pour notre cavalerie et nos pièces, que j’assemble des bribes de compagnies entre elles... Ah, quelle misère ! Et en plus, on me prend mes officiers.
Le soleil se leva. Napoléon s’exclama qu’il s’agissait du soleil d’Austerlitz, celui qui était apparu entre les nuages le 2 décembre 1805 pour saluer la victoire. Mais le soleil d’aujourd’hui éblouissait les Français et éclairait leurs positions. Le ciel était dégagé. La rosée parsemait l’herbe, rafraîchissant agréablement l’atmosphère. Cela aurait pu être une magnifique journée.