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Une partie de l’infanterie française s’était déployée en ligne et progressait d’un pas résolu. Lieutenants et capitaines, en tête, brandissaient leurs épées ou s’en servaient pour désigner l’ennemi et exhorter leurs hommes. Drapeaux déployés et tambours battants, on avançait. Impossible de ne pas penser à la mort. Certains priaient à voix basse. D’autres fredonnaient des chants martiaux. Des mains se posaient sur des porte-bonheur : la mèche de cheveux d’une fiancée, une alliance, une lettre, un gri-gri de rebouteux... Les grandes gueules fanfaronnaient : « Y vont encore me rater, comme à Eylau ! », « Je suis là ! », « Partez pas, les habits verts ! Je veux ma Légion d’honneur, moi ! »...

Margont, lui, en tête de sa compagnie, était saisi par la beauté du monde. Le vert tendre de la plaine, le vert plus sombre du bois, le bleu azur... Quel dommage qu’il y ait le tonnerre roulant de la canonnade. Ses yeux bleus buvaient littéralement le vert qui lui faisait face. Il se rappela une amie d’enfance, Catherine. Un amour d’adolescent partagé le temps d’un été à la campagne et brisé l’été suivant. Et, entre les deux, dix mois d’attente douloureuse et des lettres parsemées de fautes d’orthographe. Qu’avait-elle bien pu devenir ? Elle devait élever ses enfants et lui, il allait peut-être crever comme un chien dans une région inconnue. Il sentit soudain qu’on le poussait violemment dans le dos et s’affala de tout son long. Dix ou douze soldats s’écroulèrent derrière lui. Margont, sidéré, n’avait pas encore réalisé ce qui venait de se passer. Un soldat se précipitait vers lui. Des gens criaient. Une boule noire roula rapidement sur l’herbe, non loin. Une autre rebondit sur la crosse d’un fusil à terre, faisant éclater celle-ci. Saber, en gants blancs, souleva son ami en l’empoignant sous les aisselles.

— Ça va, Quentin ? Tu as mal quelque part ?

Margont acheva tout seul de se relever. Il était couvert de terre. À côté de lui, un sergent époussetait son uniforme.

— Salauds de Russes ! Ils nous enterrent déjà, mais on va leur montrer qu’on n’est pas encore morts.

La ligne des fantassins était en train de les dépasser. Les bois se constellaient de taches blanches cotonneuses, petites ou grosses. Nombre de Français jonchaient déjà la plaine. Certains essayaient de se relever en gémissant. D’autres agitaient pitoyablement les bras ou paraissaient dormir.

— Cette fois, on va pas se battre contre le vent, hein, Quentin ?

Un sourire triomphant était plaqué sur le visage de Saber, mais Margont décela de la peur dans les yeux de son ami. Saber se forçait à afficher une assurance qui aurait séduit plus d’une Parisienne. Il se confectionnait une image d’Épinal : celle du lieutenant Saber, l’officier impérial impossible à intimider. Il avait l’intuition qu’avec les années, les images d’Épinal se transformeraient parfois en « faits » admis par tous. Margont ramassa son épée et les deux officiers reprirent leur marche. Les boulets et les obus avaient percé des brèches dans la ligne. Le colonel Delarse, à cheval, avait déjà vingt pas d’avance sur la brigade. Un obus vint cribler d’éclats les fantassins qui le suivaient.

— Ils tirent bien, les bougres ! marmonna Saber pour se donner une contenance.

Les tambours battirent la charge. Ah, on la connaissait, cette musique ! La ligne s’élança au pas de course en criant. Un caporal proche de Margont se cassa en deux. Il porta les mains à son abdomen. Il ne tomba pas et resta ainsi courbé, immobile. Un fusilier émit un piaillement et se mit à boiter en répétant : « Y m’ont eu, les fumiers ! » Saber le propulsa en avant d’un violent coup de pied dans les fesses.

— Les comédiens, au théâtre ! Les vrais soldats, en première ligne !

Un lieutenant porte-aigle fut atteint au niveau du torse. Titubant, il tendit la précieuse bannière à l’un des caporaux-fourriers de l’escorte au drapeau, juste avant de tomber à genoux en contemplant sa blessure. Deux soldats firent demi-tour pour fuir. Le faux blessé les imita aussitôt. Margont pointa son épée droit devant lui.

— Messieurs, vous faites erreur, l’ennemi se trouve dans cette direction.

Saber frappa la cuisse de l’un d’entre eux avec le plat de son sabre.

— Retournez dans le rang !

Les trois hommes obéirent. Saber déployait souvent une grande vivacité pour chasser la peur chez les autres. Probablement parce qu’il pensait ainsi faire également fuir la sienne. La ligne était maintenant suivie par une large bande clairsemée constituée d’essoufflés et de blessés légers. Enfin, le bois fut atteint. Alors, pour la première fois depuis le début de la campagne, Margont aperçut des fantassins russes. Ceux-ci portaient des pantalons blancs, des habits verts et des shakos noirs. Les officiers étaient coiffés de bicornes à plumet blanc portés « à l’Empereur » ou de casquettes. Adossés à des troncs, en train d’épauler ou de recharger, ou massés en ligne, attendant le contact, baïonnettes pointées droit devant, ils faisaient face. Par endroits, ils se groupaient autour des canonniers qui remplissaient précipitamment les gueules de leurs pièces. Le choc de la vague française contre le mur russe fut d’une violence inouïe. Un colonel russe, à cheval, abaissa son sabre en criant quelque chose lorsque les Français furent à quelques pas de ses fantassins. La ligne ennemie fit feu, disparaissant dans des volutes de fumée blanche avec un bruit de tonnerre. Des Français s’écroulèrent de tous les côtés. Le cheval de Delarse fut tué net. La bête s’effondra sur elle-même avant de rouler sur le flanc, écrasant la cuisse du colonel qui serra les dents pour étouffer ses cris. On accourut pour lui venir en aide. L’animal fut promptement basculé et Delarse, à peine relevé, rejoignit ses hommes en boitillant. Des crosses s’abattaient sur les mâchoires, les baïonnettes et les sabres perçaient sans relâche, on se fusillait à brûle-pourpoint... Margont, Saber et quelques soldats prirent à partie les défenseurs d’une pièce d’artillerie. Margont dévia une baïonnette et transperça le fantassin qui l’assaillait. Saber sabra un artilleur armé d’un mousquet avant de pointer son sabre vers l’officier qui commandait cette pièce.

— Je vous défie !

— Avec plaisir, lieutenant, répondit le Russe en français tout en le saluant avec son sabre.

« Les fous ! » pensa Margont. Saber se plaça de profil et se fendit en avant en visant la tête. Le Russe para et contre-attaqua. Saber bondit prestement sur le côté et trancha aux trois quarts le poignet de son adversaire.

Ce dernier blêmit, lâcha son arme et tituba. Saber lui plaça la pointe de sa lame sur la glotte.

— Monsieur, vous êtes mon prisonnier.

Le Russe acquiesça vaguement, cligna des yeux et tomba sans connaissance. Saber entreprit de lui bander sa blessure. Il ne restait plus que deux artilleurs encerclés par une douzaine de Français. Le premier martelait de coups de poing le visage d’un soldat à terre sur lequel il s’était assis à califourchon. Un coup de crosse l’expédia dans l’inconscience. Le second n’avait qu’une mèche à la main. Les fantassins qui le tenaient en respect tournèrent la tête en direction d’une explosion proche. Le Russe se précipita aussitôt vers sa pièce. Margont s’était douté d’une initiative de ce genre et avait bondi vers lui. Mais il s’aperçut avec effroi que le Russe ne voulait pas bouter le feu au canon et pulvériser ainsi Saber et ceux qui l’entouraient. Non, celui-ci tenta de plonger sa mèche dans la bonde d’un tonnelet de poudre. Margont abattit sa lame sur la main du Russe, sectionnant des tendons et coupant net son geste. L’artilleur s’immobilisa tandis que des baïonnettes l’encerclaient. Sa main gauche vint enserrer sa blessure. Margont et lui se regardèrent bêtement, le premier sidéré par cette tentative suicidaire et le second, un peu gêné, comme un enfant surpris la main dans un pot de confiture. Brutalement, Margont lui assena un coup de la garde de son épée dans la figure. Le Russe se recroquevilla en hurlant. Un sergent s’interposa.

— Reprenez-vous, mon capitaine, je vous en prie !

Margont ne l’entendait pas. Il vociférait des insultes, raidi et ivre de rage.

— Pauvre fou ! Dément ! Fanatique !

Le prisonnier, en larmes, fut prestement emmené. Margont, immobile, les bras ballants, contempla l’artilleur qui s’éloignait.

L’assaut avait été bref. Des grappes de soldats s’affrontaient encore, mais la plupart des Russes s’étaient repliés. On apercevait au loin des lieutenants agitant leurs sabres pour rallier leurs hommes tandis que le colonel qui avait commandé le feu, reconnaissable à son obésité, pressait son cheval au trot pour remotiver ses troupes. Les mousquetiers russes rechargeaient avec empressement, des blessés se bandaient une main, un bras, un mollet, une cuisse ou un front... Le colonel Delarse fulminait.

— À l’assaut ! À l’assaut ! Ne les laissez pas se ressaisir ! Avec moi, la brigade Huard ! Tous en avant !

Mais les Français hésitaient. Il aperçut Margont et se précipita vers lui.

— Capitaine Margont, montrez l’exemple ! À l’assaut !

— Mon colonel, les Russes sont bien plus nomb...

— Et alors ! Ce ne sont que des Russes ! Ils étaient aussi bien plus nombreux, à Austerlitz.

Une clameur de triomphe interrompit la conversation.

— Les Russes foutent le camp !

Le front adverse reculait en bon ordre. L’infanterie française, galvanisée par ce spectacle, se rua en avant dans une grande clameur. Alors la ligne russe se modifia. Cette masse s’égrena peu à peu, au rythme des fuyards qui détalaient. Elle se mit à presser le pas. Le colonel ventripotent saisit un drapeau et brandit l’aigle russe bicéphale. Celle-ci se détachait majestueusement sur un disque orange bordé de lauriers dorés et surplombé d’une couronne. Le fond, vert clair, était barré d’une croix oblique blanche décorée de lauriers et de couronnes dorées. Soudain, très brutalement, tous les Russes prirent leurs jambes à leur cou. On aurait dit une longue digue qui venait de céder sous la pression.

Les Français, enivrés par le succès, couraient, bondissaient par-dessus les cadavres et les racines. Ils se sentaient capables de pousser d’une traite jusqu’à Moscou. Margont s’arrêta pour faire le point. Il entendait une violente fusillade sur sa droite, loin en arrière. Il chercha avec anxiété un officier supérieur. En vain. Il saisit un caporal par le bras, l’obligeant à stopper sa course.

— Où sont le colonel Pégot et le colonel Delarse ? Et le général Huard ?

— Je sais pas, mon capitaine.

Margont le relâcha et le sous-officier se précipita droit devant lui. Margont aperçut Saber qui examinait la pelisse d’un hussard gisant à ses pieds.

— Irénée, nous nous sommes trop avancés. Nous risquons de nous faire envelopper.

Saber avisa la course irrésistible des Français qui emportait avec elle mousquetiers russes, chasseurs à pied et hussards, tel un fleuve des brindilles et des branchages.

— C’est clair. Mais il faut bien les poursuivre pour les empêcher de se reformer.

— Et nous, il ne faudrait pas que nous nous reformions, peut-être ?

— Tout à fait d’accord. Rejoignons Pégot ou Delarse.

— Et où sont-ils, ceux-là ?

— Où ? Mais devant, quelle question !

Les deux hommes se mirent une fois de plus à courir. Saber avait un tic bizarre, il posait parfois la main sur un tronc d’arbre. Il voulait « toucher du bois » là où il se battait. Mais il aurait préféré se faire étriper plutôt que d’avouer cela. Quelques dizaines de mètres plus loin, ils atteignirent la lisière du bois. Le colonel Delarse allait et venait au trot pour regrouper ses troupes. Il chevauchait un superbe étalon russe. Une victoire pouvait autant désorganiser des régiments qu’une défaite. Delarse faisait signe aux retardataires de presser le pas et aux impatients de ralentir. Des fantassins de l’infanterie légère rassemblaient des prisonniers. Un lieutenant du 8e léger brandissait un sabre des hussards russes.

— Victoire ! Victoire !

Le mot magique ensorcela les Français. L’acclamation se propagea plus vite qu’une traînée de poudre et des fusils et des sabres furent brandis vers le ciel. Margont ne put s’empêcher de sourire. Il était vivant et on avait gagné ! Le temps de se regrouper et on allait se lancer sur les talons des Russes pour les capturer comme on cueillerait des fleurs.

— À Moscou ! cria Saber.

— A Moscou ! répondit en choeur toute la ligne.

— Vive l’Empereur ! Vive le prince Eugène !

Un proverbe disait qu’un soldat ou un officier subalterne ne voyait pas plus loin que le bout de sa compagnie. C’était on ne peut plus vrai. Car la brigade Huard, si elle avait effectivement enfoncé les Russes, s’était avancée trop vite et trop loin. Elle se retrouvait au beau milieu de cette armée russe, à l’écart de tout soutien. Le risque d’encerclement était la sanction de son audace. Margont perçut un mouvement dans le bois qui leur faisait face, séparé d’eux par une clairière large de deux cents pas. Quelque chose bougeait là-dedans. Quelque chose de massif. Margont essaya de se convaincre que ce n’était qu’une illusion causée par le vent qui agitait les buissons et les feuillages. Mais ce n’était pas cela. Une sorte de Léviathan des forêts rampait vers eux sous ce camouflage de végétation. Margont ouvrit la bouche, mais quelqu’un le devança en hurlant :

— Ils reviennent !

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