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Napoléon avait organisé la vie à Moscou. Il avait été contraint d’autoriser le pillage durant les incendies afin que son armée puisse se procurer vivres et vêtements. Puis il l’avait sévèrement interdit. Il était parvenu à faire rétablir l’ordre et avait constitué une municipalité russe. Les théâtres avaient rouvert. On y jouait Les Fausses Infidélités, Les Jeux de l’amour et du hasard, L’Amant auteur et valet, Les Trois Sultanes, Le Distrait... Un ballet fut même donné. On pouvait aussi se rendre au restaurant, aller admirer l’Empereur qui passait des troupes en revue ou la Garde qui paradait... Mais le coeur n’y était pas, car la victoire n’était pas au rendez-vous.

Napoléon attendait que les négociations commencent. Il avait envoyé le baron de Lauriston rencontrer Koutouzov pour lui proposer la paix. Le généralissime, rusé, temporisait. Il avait dépêché un aide de camp à Saint-Pétersbourg pour transmettre ce message au Tsar. Mais Alexandre, malgré la perte de Moscou, ne voulait pas céder. Il ne cessait de répéter qu’il se battrait jusqu’au bout et que, s’il en venait à perdre le dernier de ses soldats, il continuerait à lutter à la tête de sa « chère noblesse et de ses bons paysans ». Il se gardait bien cependant de faire part de ses résolutions aux Français. Ainsi, pendant que Napoléon attendait la paix, le Tsar et Koutouzov attendaient l’hiver.

La vie à Moscou était donc teintée d’inquiétude pour certains, joyeuse pour d’autres, ceux qui avaient une confiance aveugle en l’Empereur et qui n’avaient jamais entendu parler des hivers russes. Le colonel Pirgnon fit savoir à Margont que son projet du « Cercle de Moscou » devait être « temporairement reporté ». Lui aussi s’inquiétait de l’avenir et n’avait pas le coeur à faire de l’esprit. Margont sillonnait Moscou en tous sens. Il se promenait le long des remparts rouges ou s’extasiait devant les cathédrales et les églises. Il visitait des palais, toujours accueilli avec plaisir par ceux qui y logeaient quand il brandissait des bouteilles de vin ou de genièvre. Il passait aussi des heures à dessiner. Il maudissait sa maladresse, mais ses croquis d’une façade ou d’une perspective étaient parfois à peu près corrects. Le soir, il préparait le repas pour ses amis. D’une part parce qu’il aimait cuisiner – en gourmand qu’il était – et d’autre part pour s’occuper. Lefine se livrait à mille trafics secrets et rapportait régulièrement de nouveaux ingrédients grâce auxquels on pouvait accommoder différemment l’incontournable poisson salé. Une fois repu, tout le monde s’installait dans le plus beau salon du palais et l’on discutait à n’en plus finir tout en dégustant de la vodka, du rhum, du café et du thé agrémentés de chocolats et de caramels. Saber ne se lassait jamais de raconter sa promotion reçue dans la Grande Redoute elle-même, Piquebois parlait du pays, Margont, de la culture russe, Jean-Quenin, de médecine et d’éthique, et Lefine, de tous les potins. On apprenait ainsi que tel général avait une aventure avec une princesse russe, que des artilleurs bavarois complètement ivres avaient attaqué le Kremlin avec leur canon et qu’on ne les avait dessoûlés à grands coups de seaux d’eau que pour les

368 rendre présentables au moment de les fusiller, que l’Empereur se promenait à cheval entre deux revues et qu’une nuit, au lieu de dormir, il avait rédigé un décret relatif à l’organisation de la Comédie-Française réunissant les comédiens en société... Fanselin venait souvent. Son esprit aigu faisait de lui un compagnon des plus sympathiques. Il évoquait les voyages : ceux qu’il avait faits et ceux qu’il ferait, dont la Louisiane et le Québec, qu’il avait même envisagé de libérer des Anglais avec quelques amis, des lanciers rouges et des grenadiers de la Garde. Or il était si enthousiaste que l’impossible finissait par paraître raisonnable. On discourait sur les Indiens scalpeurs d’hommes – mais tout le monde s’accordait à dire qu’ils ne pouvaient pas être pires que les Russes –, les Iroquois qui brûlaient leurs prisonniers tout en s’excusant auprès d’eux de les faire souffrir, les mystérieuses pyramides à degrés du Mexique, l’immensité du Nouveau Monde... On se lançait dans d’interminables polémiques. Pourquoi l’Empereur n’avait-il pas encore décrété la libération des moujiks, ces serfs de la noblesse russe ? Quel était maintenant le plan de Sa Majesté ? Les Russes allaient-ils enfin céder ? Mais oui, bien sûr ! Jamais de la vie, vous plaisantez ? Vos raisonnements sont faux parce que vous ne tenez pas compte de l’esprit russe or... Ça y est, le bibliothécaire va encore nous réciter un chapitre ! Puisque tu l’aimes tant, ton esprit russe, épouse-la donc, ta comtesse Valiouska ! On se disputait, on se réconciliait et enfin venait le moment où le sommeil se montrait le plus fort. Alors, tout le monde allait se coucher, excepté Piquebois qui s’installait devant une fenêtre et étudiait les étoiles.

Néanmoins, Margont sentait bien que la victoire se changeait insensiblement en défaite. Cela procédait par de minuscules étapes impossibles à distinguer les unes des autres, comme lorsque le jour passe à la nuit, mais la transformation était tout aussi évidente. Il se préparait donc à toutes les éventualités. Lefîne était parvenu à acheter deux chevaux. Deux chevaux pour quatre, cela paraissait peu, mais tant de montures avaient péri qu’à Moscou, avec deux bêtes, on formait un escadron. Piquebois stockait des quantités de nourriture, échangeant des bouteilles de vodka contre du blé – sorte de processus inversé –, de la farine, des oeufs, un peu de viande et du poisson salé. Il y avait également des kilos de friandises que l’on avait découverts dans les restes d’un magasin. Margont avait fait confectionner pour tout le monde deux paires de bottes en peau d’ours. Il avait également fait doubler de fourrure les vestes, les manteaux et les capotes. Il avait acheté des toques en hermine – prix sacrifié : une seule bouteille de vodka les deux –, des manchons, des gants, des cagoules, des pelisses volumineuses et des pantalons. On trouvait de tout à Moscou. Les soldats avaient d’ailleurs surnommé la vente des butins « la foire de Moscou ». Margont désapprouvait le pillage, mais pas au point de refuser d’acquérir des vêtements qui augmenteraient considérablement ses chances de survie.

Le 13 octobre, une pellicule de neige recouvrit Moscou. Elle disparut rapidement, mais ce n’était qu’un avant-goût. Cependant, le mois d’octobre restait exceptionnellement doux et amenait Napoléon à sous-estimer le climat russe. L’Empereur continuait à s’attarder à Moscou. Il voulait faire croire à l’ennemi que tout allait bien et qu’il avait l’intention de passer l’hiver dans la capitale. Il pensait que, entre le Tsar et lui, le dernier à céder l’emporterait. Il était également conscient d’avoir atteint le point culminant de sa gloire. Dans toute l’Europe, on le craignait et on devait compter avec sa politique. Ordonner la retraite serait son premier échec personnel. De plus, cette retraite sans armistice s’annonçait très périlleuse. Napoléon voulait retarder le moment où il entamerait sa descente du firmament. Il en venait à tenter de se convaincre que le Tsar allait finalement négocier et que les hivers russes n’étaient pas pires que les hivers parisiens...

Le 17 octobre, la trêve tacite établie entre les deux armées – trêve partielle, car les cosaques et les partisans harcelaient sans cesse les arrières français – fut rompue. À Vinkovo, les Russes, nettement plus nombreux, firent deux mille cinq cents prisonniers et prirent trente-trois canons. Murat, toujours fidèle à lui-même, contre-attaqua par une charge de cavalerie. Au final : deux mille morts de chaque côté. Napoléon ordonna le départ pour le 19. Il savait que le temps jouait contre lui et que Koutouzov ferait tout pour lui couper la retraite afin que l’hiver et les privations anéantissent son armée.

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