6

Une heure plus tard, de retour à Tresno, Margont hurlait dans une maison réquisitionnée face à un capitaine amorphe.

— Avec votre lenteur administrative, j’aurai l’autorisation de déterrer ce corps dans dix mois ! Autant ramasser tout de suite une poignée de poussière !

— Je suis désolé. Je n’ai pas la moindre idée de la procédure à suivre vis-à-vis d’une telle requête. Il faut donc que j’informe ma hiérarchie. Parce que vous comprenez...

— Non justement, je ne comprends pas, capitaine Ladoyère.

— Si la bonne procédure n’est pas respectée, c’est sur moi que se porteront tous les blâmes.

— Mais j’ai un ordre du...

— Général Triaire, oui, en effet, marmonna le capitaine, perplexe, tout en lisant une nouvelle fois le document.

— Alors je vous intime l’ordre de m’autoriser à déterrer ce corps.

— Mais le général Triaire est-il habilité à faire déterrer un cadavre civil ? Parce que moi, vous comprenez, je suis chargé d’assurer l’ordre à Tresno. Je suis compétent pour m’occuper des déserteurs, des fauteurs de troubles...

Margont ne supportait même plus de contempler ce faciès aux bajoues tombantes de bouledogue assoupi. Brémond, lui, semblait absorbé par son examen des paysages polonais qu’il contemplait par la fenêtre.

— Allez droit au but ! s’exclama Margont.

Le capitaine écarta les bras en signe d’impuissance.

— Je vous l’ai dit, je dois veiller au maintien de l’ordre à Tresno. Déterrer le corps d’une habitante des lieux pourrait déclencher l’hostilité de la population, d’où des troubles, des émeutes, des répressions militaires...

— Et vous proposez donc ?

— Et je propose donc de suivre la voie hiérarchique. Votre demande va être transmise dès aujourd’hui à qui de droit, c’est-à-dire à mon supérieur qui...

— Qui la transmettra à quelqu’un d’autre, et ainsi de suite. Je vais vous faire rendre des comptes au général Triaire !

— Oh ! mais ce n’est pas moi qui rendrai des comptes, ce sera mon supérieur puisque je lui aurai soumis votre requête.

L’officier était content d’avoir résolu ce problème et conclut :

— Nous aurons ainsi tous les deux la satisfaction d’avoir suivi la procédure.

Brémond se retourna et, les mains dans le dos, déclara de but en blanc :

— Très bien, messieurs, nous vous comprenons. Vous avez vos procédures et nous, nous avons les nôtres. Capitaine Ladoyère, je vous fais placer immédiatement, vous et tous vos hommes, en quarantaine.

Les bajoues de Ladoyère s’affaissèrent un peu plus. Le lieutenant qui lui servait de bras droit et les deux autres soldats présents dans la salle blêmirent dans le même temps.

— Je vous demande pardon, monsieur le médecin-major ?

— Il se peut que cette femme ait été atteinte du typhus.

Le typhus ! Quatorze mille morts en 1796 rien que dans les hôpitaux de Nice. Et bien plus encore durant les campagnes, mais ce sujet-là était tabou. Ladoyère restait pétrifié.

— Comme je ne peux pas l’examiner pour confirmer ou infirmer ce diagnostic, poursuivit Brémond, je me dois d’envisager le pire et d’appliquer les mesures les plus strictes. Je vous fais donc tous installer dans un hôpital réservé aux gens suspectés d’avoir été contaminés.

Ladoyère remua sur sa chaise.

— Mais... Mais si cette femme n’était pas malade du typhus, je risque d’être contaminé dans votre hôpital alors que je n’avais rien à y faire.

Margont hocha la tête.

— C’est exact. Mais nous aurons tous les deux la satisfaction d’avoir suivi la procédure.

Le visage de Ladoyère se décomposait comme s’il anticipait déjà une mort devenue inéluctable.

— Elle n’avait sûrement pas le typhus... ce n’est pas possible.

Mais Brémond avait repris son air distrait. Au grand dam de son interlocuteur, il gagna la porte d’un pas tranquille. Ladoyère se leva et contourna son bureau, prêt à courir après le médecin dans la rue s’il le fallait.

— D’accord, d’accord ! Exhumez le corps, je ne suis qu’un petit capitaine, j’obéis aux ordres du général Triaire et aux ordres du service de santé des armées.

Si vous voulez bien me mettre tout ce que vous venez de dire par écrit...

Brémond et Margont signèrent leur mensonge et gagnèrent le cimetière, réquisitionnant en chemin trois soldats et des pelles. Le cimetière de Tresno se situait à l’écart du village, au sommet d’une colline. Un bosquet dissimulait sa sombre présence aux habitants. Les tombes étaient entretenues et fleuries.

— Je n’aime pas beaucoup perturber le repos des morts, murmura Brémond.

— Moi non plus, mais il faut bien exhumer ce corps si l’on veut pouvoir enterrer cette histoire.

L’un des soldats choisi dans la rue était polonais. Il jeta sa pelle à l’instant même où il comprit ce que l’on attendait de lui. Margont n’insista pas, mais lui ordonna de rester. Tandis que les Français lançaient derrière eux de grandes pelletées de terre, un bûcheron à la barbe foisonnante accompagné de deux adolescents jaillit d’un bosquet. Tous trois avaient leurs cognées à la main. Instinctivement, le soldat polonais rapprocha de lui, du bout du pied, son fusil qui traînait à terre. L’intrus se mit à parler. Ses exclamations agressives faisaient cligner des yeux ses fils.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Margont.

Le fantassin avait maintenant empoigné son fusil.

— Il dit que les Français sont des païens qui ont tué leurs prêtres, que la Révolution a détruit les églises, que Napoléon est l’Antéchrist et que chacune de ses armées est l’une des têtes du dragon de l’Apocalypse.

— Et qu’est-ce qu’il dit encore ?

— Sauf votre respect, mon capitaine, il pense que vous déterrez cette pauvre femme pour faire des choses avec elle.

— Charmant.

Enfin, les tranchants des pelles vinrent buter contre le couvercle. Margont essuya la sueur de son visage et indiqua du menton une bâtisse proche.

— On va transporter le cercueil jusqu’à cette grange. Seuls le médecin-major et moi-même examinerons cette personne. Vous nous attendrez à proximité. Et empêchez l’autre illuminé de s’approcher. Je ne veux pas qu’il essaie de voir si un Français est aussi solide qu’un tronc de sapin.

L’endroit était vide. Margont apprécia l’odeur de la paille, pas en raison d’une quelconque nostalgie, mais parce qu’elle couvrirait au moins partiellement les émanations du cadavre. Brémond semblait aussi réticent que lui et déclara :

— Mieux vaut commencer tout de suite. L’attente est parfois pire que l’événement tant redouté lui-même.

Les planches du cercueil, en bois de sapin, étaient soigneusement agencées et le couvercle avait été bizarrement fixé par un grand nombre de clous.

— Ils avaient peur qu’elle se relève ou quoi ? s’étonna Brémond.

— Ce sont surtout les lèvres des habitants qu’ils souhaitaient clouer.

Margont se servit de la pointe de son épée en guise de levier et fit sauter le couvercle. Les deux hommes détournèrent immédiatement la tête. Le prince Eugène avait tant précipité l’enterrement que la victime n’avait même pas été lavée. On avait laissé à Maria la robe qu’elle portait au moment de son assassinat. Le vêtement était lacéré et maculé de taches de sang coagulé. Brémond se ressaisit en se concentrant sur les aspects scientifiques.

— Le corps a énormément saigné, donc nombre de blessures ont été réalisées avant le décès...

Margont fixait le visage de son ami et baissait les yeux le moins souvent possible.

— Quoi ? On l’a mutilée alors qu’elle était encore en vie ?

— Une plaie infligée post mortem laisse s’écouler peu de sang puisque le coeur ne bat plus.

— Mais des gens l’auraient entendue crier. L’auberge était littéralement prise d’assaut ce soir-là.

Brémond se pencha jusqu’à ce que son visage frôle celui de la victime. On aurait dit un amant embrassant une dernière fois son aimée. Margont transpirait, des petits points scintillaient devant ses yeux et il avait beau haleter, l’air semblait lui manquer.

— Malaise d’origine nerveuse..., marmonna Brémond.

— C’est-à-dire ?

— Pas elle, toi. Tu es plus blanc qu’un linge. Assieds-toi par terre ou tu vas t’écrouler.

Margont obéit docilement.

— Pourtant, j’en ai vu des corps abîmés...

— Oui, mais c’était la guerre. Ici, nous sommes à la lisière d’un autre monde : celui de la folie. La guerre est aussi une folie, mais on comprend ses objectifs, ses mécanismes...

Brémond fouilla dans l’une de ses poches et en ressortit une pince qu’il plongea dans la bouche du cadavre. Il exhiba aussitôt ses trouvailles à Margont.

— Des plumes et un petit bout de tissu. L’assassin lui avait plaqué un oreiller sur le visage pour étouffer ses cris.

— Il n’y avait pas d’oreiller dans la chambre.

— Il est dans le cercueil, sous la tête.

Margont avait repris ses esprits. Il se releva, mais posa ses mains sur le bord du cercueil pour bénéficier d’un appui.

— Je ne suis pas la personne indiquée pour cette enquête. Je ne peux même pas contempler la victime, comment pourrais-je faire face à celui qui a commis cette abomination ?

— Je vais te faire une confidence. Quand je me trouve devant un blessé, je me sens incompétent. Je me dis que j’ignore trop de choses et que la médecine elle-même en sait trop peu. J’ai l’impression de ne posséder que des bribes d’une science lacunaire. En tout cas, sache que si cette femme avait été mon épouse, c’est à toi que j’aurais demandé de rechercher son bourreau.

Margont se força à regarder Maria Dorlovna. Le thorax, l’abdomen, les bras et les jambes avaient été criblés de coups. Brémond désigna les avant-bras.

— Les blessures sont particulièrement nombreuses à ce niveau : elle tentait de se protéger en plaçant ses bras devant elle.

Le médecin prit les mains de la victime et examina attentivement chaque ongle.

— En se défendant, elle a dû griffer son assaillant. Hélas, elle se coupait les ongles très court. Sous des ongles plus longs, on aurait pu retrouver des cheveux de l’assassin ou un peu de peau, signe qu’il aurait été balafré sur le visage, le torse ou les bras. J’ai examiné une multitude de blessés dans ma carrière, mais je t’avoue que c’est la première fois que je vois une telle cruauté. Je compte plus de trente blessures, or aucune n’a été létale sur le coup. L’assassin a évité le coeur, les carotides, le larynx... Il a laissé intacts les points vitaux afin de maintenir sa victime en vie le plus longtemps possible tandis qu’il la charcutait. Celle-ci est morte du fait de ses hémorragies, au bout de plusieurs minutes d’agonie. Il ne voulait pas seulement la tuer, il voulait aussi la torturer.

— D’après ce que tu dis, on pourrait penser que celui qui a fait ça possède des connaissances médicales.

— Oui, mais ce n’est pas forcément un médecin.

N’importe quel boucher, n’importe quel fermier sait qu’on tue une bête rapidement et sans trop la faire souffrir en lui tranchant la carotide. Et puis, bien des soldats ont une expérience du corps à corps et connaissent quelques points vitaux. Un bon hussard français en sait aussi long là-dessus que bien des praticiens. Notre ami Piquebois te confirmera cela, crois-moi.

— Quelle arme a-t-il utilisée ?

— Un couteau doté d’une lame d’environ...

Brémond plongea sa pince dans quelques plaies.

— Une douzaine de centimètres. Vu la violence des coups et ces hématomes périorificiels, je pense qu’il enfonçait la lame jusqu’à la garde. Il s’agit donc d’un petit couteau à lame droite. L’assassin est droitier. Tu as vu le visage ?

Margont détailla les traits de la Polonaise et réprima un haut-le-coeur. Les paupières avaient été détruites par le feu ou peut-être coupées. Maria Dorlovna paraissait le contempler de ses yeux écarquillés. Les globes oculaires avaient été abîmés avec la flamme d’une bougie, si bien que son regard trouble maculé de traces noires semblait pleurer des larmes de cire. La bouche, elle, était déformée par une grimace. Margont était médusé tandis que Brémond poursuivait son analyse méthodique, examinant les membres, les palpant, les soupesant, mesurant les dimensions des lésions... Toutefois, un fin tremblement agitait les mains du médecin-major et rendait parfois ses gestes imprécis.

— Les brûlures ainsi que plusieurs plaies ont été infligées après le décès. Il a utilisé une bougie pour lui brûler les yeux, les seins et la peau par endroits. Je crois qu’il était nettement plus calme à ce moment-là que lorsqu’il a porté les premiers coups, car ces destructions sont plus réfléchies : elles sont symétriques, effectuées avec moins de violence...

— Pourtant, il avait bien dû s’apercevoir qu’elle était morte !

— Certainement, mais cela ne l’a pas arrêté. Donc outre faire souffrir sa victime, mutiler l’amusait aussi beaucoup.

— Peut-être pensait-il également au choc que ressentiraient ceux qui découvriraient ce corps dans un tel état. Si tel est le cas, il a parfaitement réussi son coup avec moi.

— Ne te rabaisse pas, Quentin. Je te connais bien. « Le roseau plie, mais ne rompt point. »

Enfin, le médecin-major examina l’entrejambe.

— Il n’y a pas eu de rapport sexuel. Voilà tout ce que je peux te dire. On pourrait réaliser une autopsie, mais je ne suis pas sûr que celle-ci nous en apprendrait plus. De toute façon, je n’ai pas le temps de la pratiquer. Tu comprends bien que j’ai fort à faire à aménager nos hôpitaux temporaires, à former des aides sur le tas...

— Bien sûr.

— Somme toute, il n’y a qu’un élément qui m’intrigue.

Le médecin saisit la main droite. Des taches noires parsemaient les dernières phalanges du majeur, du pouce et de l’index.

— C’est de l’encre.

— Elle avait dû écrire une lettre récemment, suggéra Margont.

Il se ravisa aussitôt.

— Pas une lettre isolée, mais toute une série. Pourtant, elle n’avait pas de famille.

— Elle travaillait dans une auberge m’as-tu dit. Peut-être tenait-elle un registre des comptes...

— Celui qui l’employait m’a raconté qu’elle aidait au service, qu’elle faisait le ménage... Il n’a jamais été question de registres.

Les deux hommes replacèrent le couvercle du cercueil.

— Bonne chance, Quentin. Et ne t’expose pas inutilement.

Margont acquiesça. C’était la phrase rituelle de Jean-Quenin, son conseil pour ses amis avant chaque campagne. Et en temps de paix, c’était : « Mange moins et moins vite », « Fais plus d’exercice », « Ne lis pas la nuit à la mauvaise lueur des bougies »...

— Toi de même, Jean-Quenin. Et encore merci.

Margont aida à enfouir à nouveau le cercueil et descendit seul la colline du cimetière, essayant de se changer les idées. Mais chaque bosse, chaque renflement de terrain sur lequel il posait le pied lui faisait penser à une tombe qu’il souillait en la foulant.

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