L’attente avait été longue. Enfin, l’heure du rendez-vous était arrivée et Margont faisait les cent pas sur le perron. Il contemplait les alentours en exhalant de la buée. Il plongea les mains dans les poches de sa capote grise. Ses doigts caressèrent la crosse de ses pistolets. Il avait également pris son épée et un couteau. Il sourit en se disant qu’il n’avait pas été aussi armé en se lançant à l’assaut de la Grande Redoute. Il essayait de deviner lequel des quatre visages se trouverait face à lui. Il se demandait également si l’homme répondrait à ses questions. Et si oui, est-ce que ce ne serait pas pour endormir sa méfiance avant de tenter de le supprimer ?
Au bout d’un temps qui lui parut à la fois bref et particulièrement long, il aperçut une silhouette. Son coeur s’accéléra. Ce passant était seul. Il venait sur sa droite, du côté de Piquebois et de Fanselin. Il marchait lentement. Lui aussi portait une capote dans les poches de laquelle il avait plongé les mains.
Peu à peu, la distance diminua. L’inconnu avait relevé son col et portait un bonnet, si bien que l’on ne pouvait pas encore distinguer son visage. Lorsqu’il fut à une centaine de pas, il s’arrêta. Il regardait Margont. Soudain, une détonation retentit. Margont fut touché en pleine poitrine et tomba. L’inconnu fit demi-tour et se mit à courir. Le coup de feu avait été tiré depuis l’angle du carrefour, là où était posté le sergent Andogio. Piquebois jaillit le premier hors de sa cachette.
— Ils sont deux, hurla-t-il. Fanselin, avec moi !
Et il s’élança à la poursuite de la silhouette qui se trouvait encore loin du cercle qui aurait dû la piéger. Fanselin fit irruption un pistolet à la main et rejoignit Piquebois au pas de course. Dalero et Saber se ruèrent vers le tireur que Fimiento mettait déjà en joue. L’homme était tapi dans l’obscurité. Il avait jeté son fusil déchargé et épaulait Fimiento avec l’arme du sergent Andogio. Ce dernier gisait à ses pieds. Les deux coups de feu retentirent presque simultanément. La balle de Fimiento vint s’écraser contre le pan de mur derrière lequel s’était posté son adversaire. Fimiento s’effondra aussitôt après. Le tireur lâcha son second fusil et prit la fuite à son tour. Il traversa la rue à toute vitesse et s’engagea à travers un champ de décombres. Saber, voyant que le fugitif ne répondait pas à ses sommations, fit feu avec son pistolet. Dalero l’imita. Les deux balles ne frôlèrent même pas leur cible. Lefine contourna la maison et se précipita sur Margont. Celui-ci était assis. Sa capote était trouée au niveau du poumon droit.
— Ça va, je n’ai rien, regarde.
Il ouvrit son vêtement. Il portait le plastron d’un cuirassier. La pièce de métal était suffisamment épaisse pour arrêter les balles et sa forme en gorge de pigeon déviait les projectiles.
— J’ai emprunté ça à un ami. Je ne suis pas blessé. C’est la surprise qui m’a fait tomber. Et la peur, aussi. Pourquoi est-ce que personne n’a repéré ce tireur ?
— Nous étions trop occupés à observer l’autre, répondit Lefine. Celui-là, il a réussi une belle diversion. Margont se releva. Il contemplait le trou dans le tissu.
— Sacré coup...
Dalero et Saber s’étaient engagés à leur tour dans les décombres. Derrière eux, des lueurs et des visages apparaissaient aux fenêtres et une sentinelle avait jailli d’un porche.
— Qui va là ? hurla-t-elle.
— Amis ! France ! lui répondit Saber pour éviter de recevoir une balle entre les omoplates.
Il y avait des empilements de gravats qui s’effondraient parfois quand on posait le pied dessus, des pans de murs derrière lesquels quelqu’un pouvait bondir sur vous par surprise, des zones d’ombre susceptibles de dissimuler un tireur... Dalero et Saber, le sabre à la main, se pressaient avec prudence. Saber aperçut le fuyard qui disparut derrière un monticule d’éboulis.
— Par là ! s’exclama-t-il en le désignant de la pointe de sa lame.
Il voulut s’élancer, mais un parquet calciné céda sous son pied et il s’étala dans la cendre. Dalero prit un peu d’avance sur lui. Lorsque Saber le rejoignit, ce fut pour s’entendre dire que l’homme avait disparu.
Dans la direction opposée, Fanselin poursuivait toujours celui qu’il avait pris en chasse. Piquebois, lui, s’était arrêté pour prendre appui contre un mur. Il ne s’était pas encore pleinement remis de sa commotion à la Moskowa. La silhouette se retourna en pointant un pistolet. Fanselin rentra machinalement la tête dans les épaules et se courba. Le tireur ne ralentit cependant pas l’allure et sa balle passa loin du lancier. Fanselin avait constaté à quel point le fugitif jouissait d’une excellente forme physique. Il courait très vite, et ce, depuis un moment déjà. Sentant que si tout se jouait à l’endurance, il aurait le dessous, Fanselin décida d’utiliser la ruse. Quand l’homme tourna dans une rue, lui-même s’engouffra dans une rue parallèle. Il le perdit alors de vue, mais il continuait à entendre ses pas. Fanselin essayait de faire le moins de bruit possible, quitte à ralentir. Il faillit se faire semer, mais rattrapa son retard en coupant à travers des décombres. Le fugitif se retourna plusieurs fois et, ne voyant personne, pensa s’être tiré d’affaire. Il bifurqua et disparut dans une ruelle. Fanselin crut qu’il allait le perdre définitivement, mais il l’aperçut à nouveau, séparé de lui par une étendue de maisons délabrées. L’homme s’était mis à marcher pour reprendre son souffle. Il erra un moment dans les rues, jetant souvent un regard derrière son épaule. Fanselin se contentait toujours de le suivre parallèlement, ne se guidant qu’à l’ouïe. L’homme, enfin rassuré, finit par se rendre à un superbe palais dont plusieurs fenêtres étaient éclairées, même à cette heure tardive. Les deux sentinelles qui gardaient la grille ceinturant le jardin lui présentèrent les armes. Il ne leur adressa pas un regard et s’engagea dans l’allée. Fanselin se rapprocha discrètement et appliqua son visage contre les barreaux glacés. Il reconnut le colonel Barguelot.
* * *
Margont examinait le cadavre du sergent Andogio. L’assassin lui avait tranché la gorge. Dalero, lui, contemplait le fusil abandonné.
— Fusil d’infanterie de ligne modèle 1777 modifié en 1801. Il y en a combien dans l’armée ? Deux ou trois cent mille ? En tout cas, il sait s’en servir.
Plus loin, des fantassins hissaient le corps gémissant de Fimiento sur une charrette tirée par un cheval famélique. Lorsque Fanselin revint enfin, il prit Margont et Dalero à part pour leur annoncer ce qu’il savait. Puis il les laissa seuls. Dalero jouait machinalement avec le pompon de la dragonne de son sabre.
— Le colonel Barguelot est populaire à l’état-major du 4e corps. Il a plusieurs fois invité le prince à dîner et celui-ci est toujours revenu très joyeux de ces soirées.
— Il est certain que le colonel Barguelot sait recevoir. Je me souviens encore du succulent repas auquel il m’avait convié.
— Nous ne pouvons pas l’arrêter alors que nous n’avons aucune preuve. N’importe quel tribunal nous débouterait.
— C’est aussi mon avis. Nous allons donc continuer à l’espionner. Nous savons et il sait que nous savons. Nous allons voir comment il va réagir.
Dalero jeta un regard en direction du champ de décombres dans lequel sa poursuite avait tourné court.
— Si on avait pu mettre la main sur son homme de main et l’obliger à témoigner...
— Le jour où nous tiendrons enfin notre preuve contre le colonel Barguelot, nous le forcerons à dénoncer son complice. Je suis désolé pour vos sergents. Si Fimiento avait porté une cuirasse, comme moi...
— Si nous avions tous été cuirassés, votre ami le lancier rouge n’aurait jamais rattrapé le colonel Barguelot. Il nous faut donc attendre. Je déteste attendre. Et si nous n’obtenons aucune preuve contre lui ?
— Alors nous referons le point.
Dalero rejoignit la carriole où gisait Fimiento afin d’essayer d’accélérer le transport jusqu’à l’hôpital le plus proche. Sa main gauche saisit le pommeau de son sabre et dégagea la lame du fourreau de deux centimètres avant de la rengainer. Il répéta machinalement ce geste une dizaine de fois.