L’après-midi tirait à sa fin. Afin d’économiser Nocturne, son cheval, Margont avait voulu couper à travers bois pour rejoindre son régiment. Il avait une fois de plus surestimé son médiocre sens de l’orientation et s’était perdu. Après avoir pesté contre les forêts russes, il se rassura en se disant que même le plus maladroit des hommes ne pouvait pas ne pas retrouver une armée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Une odeur d’humus imprégnait l’air. Le bruit léger des sabots sur le tapis d’aiguilles et de mousse et le craquement sec des branches mortes berçaient sa progression.
Au bout d’un moment, Margont atteignit une clairière. Celle-ci était assez large et formait un triangle dont les côtés dépassaient la centaine de pas. Il venait de déboucher près de trois sentinelles qui l’avaient aussitôt mis en joue. Constatant leur erreur, ces dernières abaissèrent leurs armes avant de le saluer avec un manque de rigueur évident. Ce lieu dégagé était déprimé en son centre et au fond de ce creux coulait une rivière que l’été, assoiffé, avait changée en ruisseau. Cinq grenadiers y remplissaient des calebasses et des outres. Un peu plus loin en amont, cinq chasseurs à cheval faisaient s’abreuver leurs montures. Un sergent sembla peu apprécier l’idée de boire une eau agrémentée de bave de cheval et se redressa pour invectiver les chasseurs. S’apercevant que l’un des cavaliers était lieutenant, il dut se contenter d’ordonner à ses hommes de cesser leur tâche jusqu’à ce que « les bestiaux aient terminé leur barbotage ». Nocturne marqua brutalement le pas en apercevant le ruisseau et attaqua au trot la descente de la pente. Margont lui tapota amicalement l’encolure.
— Mais oui, on va boire. Et en plus, c’est le 19e chasseurs : on est de retour dans notre corps.
Des bruits confus vinrent dissiper le silence. Margont vit l’une des trois sentinelles dévaler la pente au pas de course, sans son arme. Un cavalier au galop la rattrapa et lui fit voler la tête d’un coup de sabre. Deux détonations. Les grenadiers lâchèrent leurs calebasses et épaulèrent précipitamment. Margont dégaina son épée et se retourna. Une quinzaine de cosaques avaient surgi de la forêt. Pantalon, tunique et casquette bleus : des troupes régulières. Ces hommes chargeaient en hurlant, leurs lances pointées droit devant. L’effet de surprise était total. Une seconde clameur acheva de déstabiliser les Français : d’autres cosaques avaient fait leur apparition pour les prendre en tenaille. L’officier qui menait l’assaut fonçait sur Margont. Celui-ci l’attaqua sans pitié, persuadé de vivre ses derniers instants. Il ne tenta pas de l’embrocher de peur que son épée ne reste plantée dans le corps, mais lui porta un coup vicieux à l’épaule. La lame trancha tout sur son passage jusqu’à ce qu’elle vienne buter contre l’os. Un jeune cosaque, armé d’une lance, prit aussitôt Margont à partie. La lance (que l’on avait crue un temps en Europe occidentale reléguée aux livres consacrés au Moyen Âge), plus longue que le sabre, donnait l’avantage au cavalier qui chargeait, car elle lui permettait de frapper le premier. Inversement, au corps à corps, elle diminuait les chances de succès, car, peu maniable, elle ôtait l’initiative. Margont fit face et atterrit brutalement sur le dos avant même d’avoir esquissé sa tentative de parade. Par chance, la pointe n’avait embroché que son habit et le peu de gras qui recouvrait ses côtes. Il n’avait pas encore repris tous ses esprits qu’il roula machinalement sur lui-même pour éviter de justesse de se faire piétiner par un autre cosaque. Ce dernier lança un « hourra » plein d’une rage fervente et tenta de l’épingler au sol. Sa lance érafla le bras de Margont. Celui-ci ramassa son épée et se précipita vers sa monture pour s’emparer de ses pistolets d’arçon, se jurant de faire sauter la cervelle du prochain cosaque qui tenterait de l’embrocher. Un cavalier devina son intention et galopa vers Nocturne en poussant des hurlements. Voyant que ce cheval hésitait à abandonner son maître, il projeta sa lance dans sa direction. Nocturne s’enfuit au galop. Margont fit face au Russe pour recevoir la charge. Cette fois, ce serait épée contre sabre et comme son adversaire avait dix ans de moins que lui, il pouvait raisonnablement miser sur sa supériorité technique. Le cosaque suivit le même cheminement de pensée et tourna bride. Les cosaques s’éparpillaient maintenant dans toutes les directions, comme des pigeons s’envolant au moment où un enfant se jette au milieu d’eux. La forêt, tel un buvard, les absorba aussitôt. Trois des leurs jonchaient la clairière. Quatre fantassins et un chasseur avaient également péri. Un grenadier, à quatre pattes dans le ruisseau, vomissait du sang. Le sergent en soutenait un autre dans la cuisse duquel était encore fichée la pointe d’une lance. Le lieutenant des chasseurs se pressait le front pour tenter de calmer une hémorragie qui lui noyait les yeux. Margont fut surpris par l’attitude des cosaques : aussitôt apparus, aussitôt disparus. Ils avaient l’avantage du nombre, le galop de leurs chevaux et leurs maudites lances. Pourquoi ne pas avoir persisté ? Pourquoi avoir interrompu un combat qui se serait probablement terminé par l’extermination de tous les Français ? Visiblement, leur but était de harceler. L’effet de surprise avait limité leurs pertes : insister leur aurait coûté plus cher. Ils préféraient les coups de main aux actions prolongées. Margont essaya de se remonter le moral avec cette pensée : lors d’un assaut mené par des cosaques, le temps jouait en faveur des assaillis. Le lieutenant le rejoignit au trot. Le pauvre homme appliquait sa manche contre son front. Son visage, maculé de rouge, le faisait ressembler à un écorché vif.
— Mon capitaine, acceptez-vous de vous joindre à nous pour aller pourchasser ces bâtards ?
— Ils étaient une quinzaine de mon côté. Combien y en avait-il en tout ?
— Deux groupes d’une quinzaine de fils de chiens.
— Et vous voulez que nous les prenions en chasse à nous cinq ?
— Ils se sont dispersés. J’espère surprendre un petit groupe isolé qui...
Margont secoua la tête.
— Si vous vous lancez à leurs trousses et qu’ils décident de faire face, ils se regrouperont instantanément. S’ils préfèrent fuir, ils s’égailleront dans toutes les directions.
Le lieutenant ôta sa manche de sa blessure, mais dut aussitôt la plaquer à nouveau.
— Si je puis me permettre de disposer, mon capitaine.
Margont eut un geste d’impatience.
— Allez-y ! Allez les charger puisque vous n’en avez pas pris assez dans la gueule !
Le chasseur rejoignit ses hommes qu’il entraîna dans les bois, sabre au clair.
* * *
Lorsque Margont retrouva son régiment, il n’avait pas encore fini de se maudire. Sa vie aurait pu s’achever bêtement dans une clairière perdue au coeur du grand nulle part des immensités russes. Malgré sa frayeur, son esprit se mettait en ébullition. Quatre suspects ! Pourquoi la nuit était-elle déjà là ? Pourquoi allait-il falloir perdre son temps à dormir quand il y avait enfin tant de choses à faire ? Le 84e avait installé son campement dans une plaine boueuse. Des soldats dormaient déjà, enroulés dans de mauvaises couvertures et tassés les uns contre les autres à la belle étoile. Ici ou là, on montait des tentes ou on amassait du bois mort pour se chauffer et faire cuire un bouillon si clair que c’en était déprimant. Margont attacha Nocturne à un piquet. Les côtes de la bête saillaient sous la peau et son aspect décharné contrastait avec son ventre ballonné par les gaz. Il lui caressa longuement l’encolure. Puis il le prit par la bride et le conduisit jusqu’à un bois où il le libéra. Margont voulait lui laisser une chance de survivre ou, au moins, lui permettre de mourir tranquillement. Nocturne le contempla un long moment sans bouger avant de s’éloigner pour disparaître dans l’obscurité. Lorsque Margont rejoignit Lefine, Saber et Piquebois, ces derniers faisaient rôtir un poulet. Ils n’avaient pas trop de tous leurs galons et épaulettes réunis pour maintenir à distance les spectres affamés qui s’agglutinaient autour d’eux.
— Belle prise, qui faut-il remercier ? lança joyeusement Margont.
Lefine inclina la tête. Margont arracha une cuisse au volatile.
— Tout à l’heure, un soldat m’a demandé à combien de jours nous nous trouvions de Moscou. « Quatre ? Cinq ? Plus ? Z’êtes sûr ? » m’a-t-il dit. Si les fantassins avaient des cartes, les désertions tripleraient et il faudrait faire le coup de feu pour défendre ce repas. Je ne m’attarde pas, car j’ai encore à faire.
Il fit signe à Lefine de le rejoindre à l’écart.
— J’ai brièvement discuté avec le colonel Barguelot. Je te raconterai tout plus tard. Il y a une chose qui m’est venue à l’esprit. J’ai trouvé bizarre ce pseudonyme d’« Acosavan ». Ça ne sonne ni français, ni italien. Pourquoi ne pas avoir choisi un nom plus simple ou plus crédible ?
— Oui, moi aussi, ça m’a un peu étonné. J’avais espéré que l’assassin aurait choisi un pseudonyme ressemblant à son nom : la même initiale ou une syllabe commune. Mais cette idée n’a rien donné. Il y a bien un Alméras mais il est général de brigade. On a aussi un colonel Serrant, qui commande le 8e léger, et un Bertrand, du 106e de ligne, mais tous les deux ont un alibi. J’y ai vraiment cru avec le colonel Banco ! « Banco », « Acosavan » : une syllabe et quatre lettres communes ! Mais ce Banco est à la tête du 2e chasseurs à cheval italiens et il a passé une bonne partie de la nuit du 28 juin à s’occuper des bestiaux de son régiment. Sûrement encore quelqu’un qui s’entend mieux avec les montures qu’avec leurs cavaliers. Remarquez, je le comprends. Quand on fait la guerre, on finit par préférer les animaux aux hommes.
— Quel nom t’inventerais-tu si tu voulais tromper quelqu’un ? Tel que je te connais, tu as certainement de solides connaissances sur le sujet.
Lefine rougit.
— Je garderais les mêmes initiales.
— Pourquoi ?
Lefine désigna le couteau de chasse qu’il portait à la ceinture. Ses initiales étaient gravées sur l’impressionnante lame. Il l’avait acquis en Espagne pour une fortune, mais la qualité des matériaux et le savoir-faire du fabricant en valaient le prix. Quel dommage que les Espagnols aient troqué leur gibier traditionnel contre le soldat français...
— Pour éviter que mes affaires me trahissent. Et puis, il est très dur de s’inventer une nouvelle signature et d’arriver à la reproduire. Avec des initiales communes, c’est déjà ça de fait et on griffonne derrière. Sans compter que mes initiales, c’est un peu moi, je veux les garder.
— Quel cours ! Il y a encore une de tes tricheries là-dessous, je suppose.
— Un peu. Mais elle ne vous concerne pas.
— Ne m’en parle pas ou je vais encore m’emporter !
— Donc je choisirais « François Lechu » ou « Francis Lacet »... Un nom facile à mémoriser – ce serait trop bête de se tromper –, mais ni trop original, ni trop banal comme « Dupont »...
Margont hocha la tête.
— Nous sommes bien d’accord. Or justement, « Acosavan » ne respecte aucun de ces critères.
— Si c’était seulement un pseudonyme pour deux jours, il a dû dire ce qui lui passait par la tête sans plus s’en soucier. D’ailleurs, maintenant qu’il ne nous reste plus que quatre suspects, on voit bien qu’aucun nom ne correspond de près ou de loin à « Acosavan ». Tout ça, c’est sans intérêt. C’était bon pour s’occuper quand on n’avait pas de nouveaux indices, ce qui n’est plus le cas.
— Réfléchis-y quand même, nous en reparlerons.
— Quel entêté...
— Bien. Maintenant, je vais tenter de rencontrer le colonel Delarse.
Alors qu’il s’éloignait, Piquebois le rattrapa à pas rapides.
— Tout va bien, Quentin ?
— Bien sûr, pourquoi ?
— C’est ton visage. On y lit une sorte de tension joyeuse et inquiète à la fois. Mes camarades hussards et moi-même avions le même avant de charger.
— Je me suis perdu dans les bois et j’ai été attaqué par des cosaques. Ces coquins m’ont envoyé à terre de belle manière. Mais tout va bien.
— Alors si ce n’est que cela... conclut Piquebois d’un air peu convaincu.
Malgré les pertes, la Grande Armée – que le 4e corps avait rejointe à Gloulokojé – demeurait très impressionnante. Aussi loin que le regard portait, il y avait des troupes. D’une extrémité à l’autre de la plaine, on apercevait des feux de camp et des tentes. Les bois qui dominaient les collines environnantes apparaissaient eux aussi parsemés de foyers et il en était de même au sommet des collines plus lointaines. Cette immense étendue de lueurs semblait refléter de façon déformée le ciel étoilé. Margont se sentit rassuré. Face à l’adversité, le sentiment d’appartenir à un groupe apportait du réconfort. Il rongea son os, le cassa pour en sucer la moelle et ne se résolut à le jeter que lorsqu’il arriva devant la tente du colonel Delarse. La sentinelle pointa sa baïonnette en direction de l’intrus.
— Halte ! Qui va là ?
— Capitaine Margont, 84e de ligne, 2e bataillon. Je souhaite rencontrer le colonel Delarse.
La sentinelle disparut sous la tente et réapparut un instant plus tard en compagnie du colonel Delarse en personne.
— Le capitaine Margont ! J’ai beaucoup entendu parler de vous. Faites-moi donc le plaisir d’entrer.
Margont, un peu surpris, obéit sans prononcer un mot. Grand, mais d’apparence chétive, le colonel Delarse approchait de la cinquantaine. Ses gestes nerveux et décidés paraissaient inappropriés compte tenu de sa frêle musculature. Son visage osseux et émacié vous donnait la désagréable impression de contempler prématurément ce que deviendrait cette tête une fois l’homme réduit à l’état de squelette. Delarse avait l’air malade, affaibli, débilité. Il faisait immanquablement penser à son médecin, aux remèdes qu’il devait prendre... On avait envie d’exprimer sa compassion avant de lui proposer de s’allonger pour ménager ses forces. En fait, on ressentait surtout le désir de le quitter au plus vite, car il évoquait la mort et on avait bien assez de sa dernière heure pour songer à celle-là. Mais il y avait de la vie qui luttait contre cette allure générale moribonde. Ses yeux bleu clair vous fixaient avec intérêt et... vivacité. Margont se demanda si un tel individu était physiquement capable de bondir de toit en toit et de tuer une sentinelle d’un seul coup de couteau. Il arriva à la conclusion que non et réprima un accès de colère. Quel travail était-ce là ? N’aurait-on pas dû éliminer ce suspect ? Le colonel Delarse s’assit sur une chaise et invita Margont à l’imiter. La tente avait soigneusement été aménagée. Sur le lit s’empilaient de nombreuses couvertures et un édredon. Il n’y avait pas moins de trois coffres. Un petit bureau, placé juste à côté d’un brasero, disparaissait sous une foule de documents : carnets, rapports, brouillons, missives... Un paravent isolait le cabinet de toilette. Il était décoré d’une fresque antique composée d’athlètes dont les corps superbes contrastaient cruellement avec celui du colonel.
— Je crois savoir que vous êtes officier de la Légion d’honneur : toutes mes félicitations, déclara chaleureusement Delarse.
Le prince Eugène avait raison. Cette distinction gagnait d’emblée à Margont l’estime de nombreux soldats, ce qui ouvrait bien des portes.
— Je suis heureux de vous rencontrer, poursuivit le colonel. J’ai presque douze mille hommes sous ma responsabilité – puisque j’assiste le général Huard, précisa-t-il non sans réticence. Mais il me tient à coeur de connaître personnellement tous les officiers prometteurs qui servent dans ma brigade. C’est un crime de ne pas utiliser pleinement le potentiel de chacun.
Ces derniers mots avaient été prononcés avec une énergie proche de la colère.
— Mon ami le colonel Pégot dit de vous que vous êtes tenace et débrouillard, mais que vous pensez trop.
— Cela existe-t-il, de penser trop, mon colonel ?
— Disons que quand un supérieur vous reproche de penser trop, c’est surtout qu’il vous en veut de penser différemment de lui.
— Et vous, mon colonel, ne vous arrive-t-il jamais de penser trop ?
— Chaque jour.
Delarse prit une bouteille et remplit deux verres.
— Je suis d’origine charentaise. Ce cognac, c’est une partie de ma terre natale qui me suit dans mes campagnes. J’en ai une autre pour Moscou. Il commence à me tarder de l’ouvrir, celle-là.
Le colonel emprisonna son verre dans ses paumes pour réchauffer l’alcool.
— Quel est le motif de votre visite ?
— Le typhus.
Margont tendit la lettre de Brémond. Le colonel la lut soigneusement et répondit aussitôt :
— Le typhus est seulement à l’état endémique dans la brigade. Dès qu’un cas est suspecté, le soldat est isolé et placé dans un hôpital de campagne spécialisé. Le paquetage et la tente – si tente il y a – sont brûlés. Ceux qui dormaient avec lui sont placés en quarantaine, mais reçoivent une double ration de vivres puisque la dénutrition fait le lit du typhus.
— Cela me semble parfait.
— Pour connaître le nombre exact de gens mis en quarantaine, il vous faudra vous adresser aux médecins de chaque régiment. Puis-je savoir pourquoi vous avez décidé de vous mêler du typhus ?
— L’inactivité me pèse.
— Moi, elle me tue. Mais d’ici peu, les Russes vont forcément cesser de reculer. Ils se battront pour sauver Smolensk. Ce sera un carnage, nous souffrirons, mais leur armée sera pulvérisée.
Le colonel s’animait de plus en plus.
— Le Tsar se retrouvera à genoux, mais l’Empereur saura ménager sa fierté en lui jetant quelques os en pâture. Il acceptera de ne pas amputer la Russie des provinces volées aux Polonais, il ne ressuscitera pas la Grande Pologne, il se montrera magnanime. En échange, il contraindra Alexandre à appliquer le blocus. Et où iront donc les navires anglais si l’Europe les accueille au boulet ? Sans port, on perd le contrôle des mers et des océans et, sans le contrôle de l’élément liquide, une île est perdue. Alors – enfin ! –, les Anglais eux aussi signeront la paix. Une paix surchargée de clauses exorbitantes qui les affaibliront. De ce fait, nous pourrons agrandir nos colonies et en acquérir de nouvelles. Aux Indes, en Afrique, en Asie ou aux Amériques, on dira désormais : « Bonjour, monsieur ! » et non plus : « Good morning, Sir ! »
Le colonel leva son verre comme s’il fêtait déjà la prise de Bombay. Margont n’appréciait pas cette vision de la campagne, trop militaro-politicienne à son goût. Aucune allusion à la libération des moujiks, esclaves paysans, rien au sujet des réformes de la société tsariste, abandon du rêve de leurs alliés polonais... Enfin, les deux visions n’étaient pas totalement incompatibles. Il avala une gorgée de cognac et tenta de faire durer l’agréable sensation de brûlure.
— Je constate que vous êtes un grand lecteur, mon colonel.
— Je termine un ouvrage consacré à Jeanne d’Arc. Quel destin fascinant. Et dire qu’elle était encore plus fragile que moi. Le colonel Pégot m’a dit que vous étiez, vous aussi, un grand lecteur.
Margont désigna l’un des ouvrages qui traînaient sur le bureau.
— Oui. Mais pas La Guerre des Gaules. Vous lisez César quand moi je lis Cicéron.
— Quel est le problème ? Un général ne vaut-il pas un philosophe ?
— Aucun problème si ce n’est que César a fait exécuter Cicéron.
— Vous avez du piquant, capitaine. Mais vous en avez trop. On en a toujours trop dès qu’on sert dans l’armée.
Le colonel sortit un échiquier de l’un des coffres. Les pièces, en bois, étaient finement sculptées : des fantassins armés de pertuisanes constituaient les pions, des chevaliers les cavaliers, des bouffons les fous et des donjons les tours. Quant aux rois et aux reines, ils paraissaient plus royaux que jamais. Delarse jubilait d’avoir un adversaire.
« Étrange, pensa Margont, à peine commence-t-il à estimer quelqu’un qu’il s’empresse de l’affronter. »
— Voyons si vous feriez un bon général. Honneur à l’invité.
Après une vaillante résistance, le roi blanc capitula sur un échiquier quasiment désert. Margont avait été déstabilisé par le jeu de Delarse. Ce dernier s’était montré particulièrement offensif, n’hésitant jamais à échanger les fous, les cavaliers... Le jeu défensif de Margont n’avait même pas eu le temps de se mettre en place.
— Ah, si les Russes pouvaient attaquer au lieu de fuir d’échiquier en échiquier, déclara pensivement Delarse.
— Vous m’accorderez bien une revanche, mon colonel. Je déteste perdre.
— Comme je vous comprends.
Delarse alignait déjà les pièces avec empressement. Il était le genre d’officier qui, à la classique question : « Quel régiment commandez-vous ? », rêvait de pouvoir répondre un jour en toute modestie : « Mais tous. » La sentinelle fit irruption.
— Mon colonel, le directeur des vivres-pain et le directeur des vivres-viande souhaitent s’entretenir avec vous.
Le colonel se leva.
— J’avais oublié leur visite. La revanche sera pour une autre fois.
Margont le salua et déclara juste avant de sortir :
— Désolé de ne pas être un adversaire digne de vous, mon colonel.
« Aux échecs, uniquement aux échecs », ajouta-t-il intérieurement.
* * *
L’homme ne s’inquiétait pas de l’enquête menée sur le meurtre de Maria. Il se sentait parfaitement en sécurité, dissimulé dans cette interminable colonne de soldats. Et puis, on résolvait si rarement les crimes... Non, ce qui le préoccupait, c’était ce qui lui arrivait. Tandis qu’il cheminait au milieu des fantassins et de la poussière, une évidence s’était imposée à lui : sa fascination pour la mort ne datait pas de quelques mois seulement.
Lieutenant, il se rendait souvent dans les hôpitaux pour y contempler les agonisants. Il tentait de capter l’instant si fugace du passage de la vie à’la mort, ce moment où le corps s’immobilise définitivement, où la respiration elle-même s’éteint... Il essayait de mémoriser le changement d’expression de ces visages lors de cette seconde fatale. Mais quelques années auparavant déjà, la mort et la souffrance l’attiraient. Il allait assister à des autopsies, prétextant qu’il envisageait de faire des études de médecine. A l’époque, il avait mis cela sur le compte d’une curiosité morbide. Il s’était même documenté sur les différents types de coma. Il se demandait s’il en existait un qui fût assez profond pour mimer en tout point la mort. Durant ces séances de découpage, il s’amusait à imaginer que l’homme aux muscles dissociés et à l’abdomen largement ouvert dans lequel le médecin agitait ses instruments était encore vivant. Son coma lui interdisait de bouger, mais sa conscience avait une idée limpide de ce qui était en train de se passer.
En fait, son attrait pour la mort semblait plus ancien encore. Adolescent, il adorait les cimetières. Il y passait des journées entières. Il connaissait l’emplacement des tombes, les noms et les dates des disparus... Il se montrait curieux de savoir à quoi ressemblaient les cadavres au bout d’un jour, une semaine, deux semaines... Il s’amusait à laisser pourrir des pommes sur lesquelles il avait dessiné des yeux et une bouche. C’étaient ses têtes de cadavres dont la peau se flétrissait tandis que la chair se faisait moite et molle. Il les regardait se recroqueviller et s’anéantir peu à peu.
Même enfant... Il se délectait des convulsions des canards blessés à la chasse par son père. Leurs vains efforts pour tenter de s’arracher au sol et s’envoler à nouveau, leur long cou soyeux se tortillant en une danse macabre, le craquement sec des cervicales quand il leur brisait le cou pour mettre un terme à leur souffrance...
Finalement, il avait toujours été attiré par la mort, la douleur et le sang et il se demandait pourquoi il avait mis tant de temps à réaliser cette évidence. Encore une question qui exigeait une réponse. Sa vie lui paraissait être devenue une succession d’énigmes.