8

Lefïne dormait d’un profond sommeil lorsqu’il se sentit tanguer en tous sens. Une lueur l’éblouit. La flamme d’une bougie. Quelqu’un le secouait. Il ouvrit les yeux et reconnut le visage de Margont.

— Réveille-toi, Fernand, j’ai eu une idée.

Margont parlait d’une voix étouffée à l’impatience mal contenue. Sous la tente étaient étendus plusieurs sous-officiers. Une forme enroulée dans une couverture bascula du flanc droit sur le flanc gauche tout en grommelant.

— Ça y est ? Tu es réveillé ? Habille-toi. Je t’attends dehors.

Lefine enfila son pantalon en serrant les dents. Capitaine ou pas, il allait assommer cet indésirable d’un coup de crosse et irait se recoucher. Dépenaillé et furieux, il rejoignit Margont. Ce dernier était déjà à cheval et tenait une seconde monture par la bride.

— Tout le monde dort ! protesta Lefine à voix basse tout en désignant la prairie d’un large geste.

Celle-ci était couverte de tentes et de corps reposant à la belle étoile. Margont ne l’entendit même pas. Son idée accaparait ses pensées.

— Tu te souviens des taches d’encre sur les doigts de la victime ? Mais si, je t’en ai parlé.

— Oui, et alors ?

— Un journal intime ! Je suis sûr qu’elle rédigeait un journal intime ! Tout se tient. Elle appréciait les recueils de poèmes romantiques, elle qualifiait de « prince charmant » l’homme pour lequel elle éprouvait des sentiments : tout à fait le genre de personne à...

Il s’arrêta net. Il venait de repenser à la trace de sang mal effacée sur le verrou de la malle. Peut-être Maria Dorlovna avait-elle parlé de ce journal à son assassin. Une fois sa rage meurtrière retombée, ce dernier s’en était inquiété. Sa victime pouvait avoir noté son nom, son grade, son régiment... Il avait donc fouillé la pièce. Les vêtements ne présentaient aucune tache. Il avait dû ouvrir le verrou et, réalisant qu’il allait laisser des empreintes, il était allé se laver les mains pour que l’on ne sache pas qu’il cherchait quelque chose. Puis il avait repris ses investigations. Mais si ces suppositions étaient justes, malgré son crime, cet homme avait conservé un calme tel qu’il avait été capable de déplier et replier chaque vêtement. Une pareille maîtrise de soi paraissait inconcevable à Margont. Ou plutôt, il ne voulait pas la concevoir.

— La question est : a-t-il trouvé ce journal ? se murmura-t-il à lui-même.

Lefine utilisait ses doigts en guise de peigne.

— Et vous voulez qu’on aille chercher ce carnet ? Mais demain matin, il sera encore là où il est, maugréa-t-il.

— En selle ! Et ne me traite pas d’ingrat : en remerciement de ton aide, je t’offre ce cheval. Un Polonais me l’a vendu une fortune.

Lefine caressa l’encolure de la bête et lui plia une jambe afin d’examiner le fer.

— En selle, Fernand ! Tu ne connais pas ce proverbe : « Quand on t’offre un cheval, ne lui examine pas les dents » ?

Lefine obéit, remettant à plus tard l’estimation de son nouveau bien.

— Si ce journal existait, l’assassin ou vous, vous l’auriez trouvé. Pourquoi cette Polonaise l’aurait-elle caché alors que personne ne venait chez elle ?

— Cela faisait partie du jeu. Tant qu’à écrire un journal intime, on ne le laisse pas traîner sur une table, on le dissimule avec soin. On voit que tu ne connais pas bien les femmes.

— Les femmes que je fréquente n’ont plus rien d’intime, ni journal, ni... Enfin voilà, quoi.

Margont réveilla les grenadiers de la Garde royale en tapant dans ses mains et en leur parlant à toute allure. Les Italiens le considérèrent avec une colère mêlée de crainte. Pour eux, nul doute que cet homme exalté en pleine nuit était fou à lier. Les deux Français gagnèrent seuls la mansarde. Margont s’attaqua au lit dont il entreprit de soulever le matelas. Lefine, lui, dégaina son couteau pour en promener la lame dans les interstices du plancher.

— Si ça se trouve, on va mettre la main sur un bas de laine empli d’or..., ânonna-t-il entre deux bâillements.

Au bout d’une heure, ils n’avaient rien découvert. Lefine s’adossa à un mur.

— Il faut savoir être bon perdant. On retourne se coucher ?

— Tu auras bien le temps de dormir tout ton soûl quand tu seras mort. J’avais pensé que toi, qui possèdes un sens pratique si développé, tu aurais deviné où se trouvaient les meilleures cachettes.

— Sais rien du tout, soupira Lefine.

— Fais preuve d’imagination, demande conseil à mon oncle de Louisiane.

— Ah, celle-là, elle était excellente ! Si vous aviez vu comme la plume de cet adjudant s’agitait ! Elle crissait de joie et cet idiot, tout heureux à l’idée de faire plaisir à son maître, souriait comme un toutou remue la queue.

Margont croisa les bras.

— Si cette chambre était la tienne, où cacherais-tu ton journal intime, celui dans lequel tu consignerais les sommes perçues pour la vente des confessions que je t’avais faites par amitié ?

— Là où personne ne penserait à venir le chercher. Donc hors de cette pièce.

Margont sortit de la chambre en coup de vent. Le couloir aboutissait à une porte fermée à clé.

— Ça, c’est sûrement un grenier qui sert de remise ou de garde-manger.

— Trop risqué, l’aubergiste et ses employés doivent s’y rendre régulièrement, observa Lefine. Mais là-haut...

Margont leva la tête. D’énormes poutres soutenaient la toiture.

— Elle pouvait y accéder en montant sur une chaise...

Lefine rentra dans la chambre afin d’en prendre une, mais Margont sauta pour saisir un madrier qui soutenait plusieurs poutres, se hissa à la force des bras et s’assit à califourchon sur celui-ci. Rien. Il se laissa retomber bruyamment sur le plancher.

— Je me suis trompé.

— Enfin il le reconnaît !

— Ou alors... J’ai peut-être une idée. Je vais m’absenter. Reste ici. Et continue à chercher ! Essaie de te faire aider par nos Italiens. Je reviens dans moins d’une heure.

Lefine était prêt à s’endormir debout.

— Eh bien allez où vous vous voulez ! Et quand vous rentrerez bredouille, on prendra tous les deux des pelles et on ira creuser tout autour de l’auberge, des fois que Maria l’aurait enterré ! Ensuite, on démontera Tresno planche par planche !

Margont retourna voir Maroveski. Celui-ci ne dormait pas. Il allait et venait dans sa cave. Il ne prononça pas un mot quand il vit entrer Margont accompagné de trois de ses geôliers. Il n’attendait plus rien d’eux. Ses cernes avaient enflé et noirci. Margont le foudroya du regard.

— Je pense que vous avez pris un document dans la chambre de Maria, juste après sa mort. Un carnet ou quelque chose de ce genre.

— J’ai rien volé. Je sais même pas si Maria avait...

Margont l’interrompit sèchement.

— Vous avez dû entendre parler de ce journal par l’une de vos servantes ou par Maria elle-même. Et vous l’avez emporté parce que vous pensiez y trouver un indice qui vous permettrait de mettre la main sur son assassin. Vous voulez personnellement lui régler son compte, n’est-ce pas ?

— Je sais pas lire.

— Ou vous savez lire, ou vous vous le ferez lire. Si vous vouliez faire semblant d’être idiot, il fallait commencer dès notre première rencontre. Maintenant, il est trop tard pour ça. Je vais faire fouiller votre cellule de fond en comble. Mais sachez que, de toute façon, on ne vous libérera pas avant la fin de cette campagne ou avant que le coupable ne soit arrêté. Vous allez donc rester prisonnier un certain temps. Si vous me cachez un élément, nous sommes tous les deux perdants. Le seul gagnant, c’est l’assassin.

Margont se tourna vers les Italiens. Mais il se disait que, si Maroveski n’intervenait pas maintenant, ils ne trouveraient rien, car ce journal intime serait seulement le fruit de son imagination.

— Attendez, l’interrompit Maroveski d’un ton résigné.

Il gratta le sol dans un coin de la pièce et déterra quelque chose. C’était un cahier à la couverture ornée d’un bouquet de roses peint. Margont voulut le prendre, mais Maroveski le retint un instant.

— Jurez-moi que vous le brûlerez quand tout sera fini. Je veux pas que des soldats lisent ça pour s’amuser ou que ça traîne pendant des années avec des tas d’autres papiers.

— C’est juré.

Margont feuilleta brièvement ces pages à l’écriture déliée. Il repartit chercher Lefine qu’il trouva en pleine dispute avec les grenadiers de la Garde, ce qui était prévisible. Il brandit sa trouvaille devant son ami éberlué et s’exclama :

— Il nous faut un interprète ! Tout de suite !

Les deux hommes s’adressèrent à tous les civils qu’ils croisèrent dans la rue. Lorsqu’ils rencontrèrent enfin quelqu’un qui maîtrisait le français et le polonais, ils eurent toutes les peines du monde à le convaincre de traduire leur document. Le vieil homme tenait par la bride trois mules rachitiques qui avaient dû voir naître ses grands-parents. On voulait qu’il rende un service ? Très bien, avec plaisir. Mais en échange, il fallait lui acheter ses mules.

— Pour ce prix-là, elles aussi traduisent le polonais ? questionna Margont.

Et il menaçait d’en appeler à la gendarmerie impériale, et le Polonais voulait bien ne lui vendre que deux des mules, mais pour les trois quarts du prix des trois, car, forcément, il y avait une réduction pour l’achat des trois que l’on perdait si l’on n’en prenait que deux. Margont lui tendit finalement quelques pièces et parvint à lui faire croire qu’en cas de refus, il ferait pendre ces maudits bestiaux pour couper court à toute discussion. Les deux arguments portèrent, surtout le premier, et les trois hommes s’éloignèrent de la foule.

— Commence par la fin.

Les doigts noueux tournèrent les pages.

— C’est une femme qui raconte sa journée.

Le Polonais parlait d’une voix chevrotante. Margont acquiesça plusieurs fois pour l’inciter à accélérer.

— « 27 juin. Il m’est arrivé une chose incroyable, merveilleuse. J’allais au marché et j’avais encore d’autres courses à faire. Il y avait beaucoup de soldats dans les rues. C’était désagréable de sentir tous ces regards posés sur moi et d’entendre leurs rires. Je ne comprenais pas leurs plaisanteries, mais il était facile de les deviner. Presque tout ce que je voulais acheter avait été vendu et ce qui restait coûtait quatre fois le prix habituel. Un grand soldat... »

Le vieil homme s’interrompit.

— Là, je ne sais pas le mot français. C’est la couleur des cheveux qui ressemble à rouge.

— « Roux », oui, « roux ». Continue.

— « Un grand soldat roux est arrivé. Il avait bu et parlait fort. Il a attrapé ma robe et a dit quelque chose avant d’éclater de rire. Je crois qu’il disait qu’il voulait l’acheter. Il a commencé à la relever, on voyait mes mollets. J’avais très peur, j’ai crié. Je pense que des soldats lui disaient d’arrêter, mais ils avaient peur de lui. Moi, je me suis mise à pleurer et à me... » Quand on bouge dans tous les sens, expliqua le Polonais en agitant le poing.

— « Débattre » ou « défendre ». Ne t’arrête pas à chaque mot qui te pose problème : poursuis ta lecture.

— « Alors un homme est arrivé. Il a parlé et le soldat m’a lâchée. Celui qui m’avait agressée criait. Mon sauveur était calme. Il était grand et bien habillé. Le soldat a voulu lui donner un coup de poing. Mon sauveur l’a frappé avec sa canne et l’autre est tombé. Ensuite, il m’a donné son bras pour me raccompagner. Il ne parlait pas polonais, mais connaissait un peu l’allemand et nous avons pu discuter. Il s’appelle Pierre Acosavan. Il est gentil, poli et il m’a fait rire avec des plaisanteries. Il aime la poésie lui aussi. Il avait l’air de m’apprécier. Il m’a dit qu’il devait suivre l’armée, mais il m’a promis qu’après la campagne, il reviendrait me voir à Tresno. Je ne sais plus qui a eu l’idée le premier, mais nous nous sommes donné rendez-vous chez moi demain soir. Je rougis encore d’avoir accepté. Mais on ne peut pas aller ailleurs : partout il y a des soldats qui ont trop bu. Je lui ai bien fait comprendre que c’était juste pour discuter. Mon Dieu, comment ai-je pu inviter un inconnu chez moi ? Il y aura énormément de monde à l’auberge. S’il se comporte mal, je n’aurai qu’à crier. Mais je m’inquiète toujours pour tout, je suis sûre que tout se passera bien. En chemin, il s’est passé un événement incroyable. Un cavalier est arrivé au trot. Il regardait de tous les côtés. Soudain, il s’est précipité vers M. Acosavan. Il a salué et l’a appelé “Mon colonel”. Je n’ai pas saisi la suite, mais je suis sûre d’avoir compris “mon colonel”. M. Acosavan lui a coupé la parole. Il m’a dit au revoir en souriant, m’a promis de revenir le lendemain et il est parti avec le cavalier. Mon sauveur est colonel ! C’est à peine croyable. J’espère qu’il viendra demain. »

Le Polonais releva la tête et sourit, satisfait.

— C’est tout ? l’interrogea Margont.

— Oui. Il n’y a pas de suite.

Margont le remercia et s’en alla en compagnie de Lefine.

— À ma connaissance, il n’y a aucun colonel Acosavan dans le 4e corps. C’est certainement un faux nom, mais tu vérifieras tout de même.

Lefine était pâle.

— On cherche un colonel ? Vous devez dire au prince Eugène qu’il faut vous remplacer.

Margont pivota sur les talons pour faire face à son ami.

— Sûrement pas ! Le prince aurait fait arrêter un capitaine pour un tel crime, mais un colonel...

— Soit ce n’est pas un colonel de grande réputation et il ira en prison. En fait, on lui conseillera plutôt de se suicider avant le procès afin d’éviter un scandale qui souillerait l’armée. Soit c’est un colonel fameux et apprécié et... trois petits coups de règle sur les doigts et puis s’en va.

— J’espère de tout coeur que tu te trompes. Peut-être un personnage important serait-il lui aussi invité à mettre un terme au problème qu’il représente. Mais j’ai des doutes et je ne veux pas courir de risques. Donc nous n’informons pas le prince et nous continuons.

Lefine n’était pas du tout parvenu à la même conclusion.

— C’est un colonel ! Un colonel ! Les lapins n’attaquent jamais les taureaux !

Margont s’éloigna sans lui répondre.

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