17

La marche reprit son cours fastidieux. La route de Moscou, joliment bordée de bouleaux, était si poussiéreuse que les poumons la maudissaient à chaque inspiration. Tantôt on avançait péniblement sous une chaleur écrasante et on se jetait sur le moindre point d’eau croupie, quitte à attraper la diarrhée. Tantôt on se retrouvait trempé jusqu’à l’os par la pluie ou mitraillé par la grêle. La nuit, on grelottait de froid et on dormait trop peu. Tout paraissait décidément excessif, démesuré dans ce pays qui ne semblait pas à l’échelle de l’homme. Et, en permanence, il y avait cette odeur de putréfaction répandue par les milliers de cadavres de chevaux, odeur d’autant plus détestable qu’elle annonçait les carnages à venir. Plus du tiers de l’armée était malade ou en maraude et les trois quarts des quatre-vingt mille chevaux partis en campagne avaient péri. Mais on continuait à progresser sous une chaleur étouffante dans un pays fait de plaines, de collines, de marécages, de forêts et de cendres.

Jérôme Bonaparte, frère de l’Empereur, roi de Westphalie et médiocre stratège amplement dépassé par le commandement du 8e corps, manoeuvra particulièrement mal. Il laissa passer une occasion d’attaquer l’armée de Bagration. Napoléon, furieux de cette faute qui permit à cette armée russe d’échapper à la destruction, le destitua. Jérôme, de dépit, quitta l’armée avec sa Garde royale pour rentrer chez lui. Les conséquences de cette erreur furent très lourdes : les deux armées russes s’étaient presque rejointes et Barclay de Tolly et Bagration purent se réunir à Smolensk, l’une des plus importantes et des plus belles cités de Russie. Les Russes se montraient décidés à la défendre coûte que coûte. « Enfin je les tiens ! » s’exclama Napoléon. Le 16 et le 17 août, la bataille fit rage. Les Français s’étaient déjà emparés d’une grande partie de la ville lorsque, dans la nuit du 17 au 18 août, Barclay de Tolly ordonna une nouvelle fois la retraite.

Bagration était ulcéré. Les deux généraux se révélaient en tout point opposés. Barclay de Tolly était d’un tempérament froid. Doté d’un calme à toute épreuve, il se montrait poli, patient et méthodique. Infatigable, il lui arrivait fréquemment de sauter un repas. Général très capable, il persistait à appliquer la tactique de la terre brûlée alors que son état-major, ses soldats et le peuple russe étaient unanimement contre. Son impopularité croissait avec la progression de l’armée française. Bagration, lui, apparaissait nimbé d’une aura d’héroïsme et on le louait de Saint-Pétersbourg jusqu’en Sibérie. Il était combatif, courageux jusqu’à l’intrépidité et chaque pas en arrière de l’armée russe le mortifiait. Mais l’objectif primordial de Barclay de Tolly restait de conserver ses troupes. Or poursuivre le combat à Smolensk aurait rendu hypothétique toute manoeuvre de retraite. Les Russes auraient été gênés par les rues encombrées et auraient probablement terminé leur mouvement rétrograde au fin fond du Dniepr, le fleuve qui traversait la ville. L’armée russe quitta donc ses positions durant le répit de la nuit, emportant l’icône de Notre-Dame de Smolensk et incendiant la ville.

Le 4e corps n’atteignit Smolensk que le 19, trop tard pour participer à l’affrontement, mais bien assez tôt pour en constater les conséquences.

* * *

Chacun de leur côté, Lefine et Margont avaient récolté des renseignements sur leurs suspects. Trois jours plus tôt, ils avaient décidé de dresser ensemble le récapitulatif de ces investigations en arrivant à Smolensk. Depuis lors, Lefine avait disparu. Margont l’avait fait rechercher en vain et s’inquiétait de plus en plus.

Smolensk avait brûlé aux trois quarts, mais elle demeurait malgré tout une ville superbe et fascinante. Elle s’étendait sur les flancs d’une vallée au fond de laquelle coulait une rivière, la Borysthène. Sur la rive gauche était édifiée la vieille ville, ceinturée par une muraille de briques rouges aux créneaux blanchis à la chaux. Cette enceinte mesurait huit mètres de haut sur six de large et possédait vingt-neuf tours. Sur l’autre rive, les habitations étaient plus récentes et non fortifiées. Lorsque le 84e pénétra dans la cité, ce fut dans un silence de mort. Des quartiers entiers avaient été réduits en cendres. La colonne progressait au milieu de décombres fumants parmi lesquels gisaient des corps calcinés, rétrécis et tordus comme des pieds de vigne. Dans les rues jonchées de débris et de cadavres, le sang s’était mêlé à la boue. Ici, un obus avait transformé en charpie une douzaine de grenadiers russes. La mort avait frappé par surprise : ils portaient encore le fusil en bandoulière. Là, on s’était battu dans une grande bâtisse avant que celle-ci ne s’effondre en flammes, tuant équitablement les combattants des deux bords. À peine le foyer éteint, on s’était à nouveau affronté sur les gravats. L’incendie avait connu une telle ampleur qu’il avait tout recouvert d’une fine pellicule de cendres, sorte de suaire gris et tiède qui se désintégrait sous les doigts. La plupart des habitants avaient fui avec les troupes russes, mais certains étaient restés ou revenaient sur leurs pas. Ils cherchaient des parents, suppliaient pour qu’on les aide à déplacer des monceaux de débris, récupéraient ce qui avait échappé à la destruction... Malgré les charrettes dans lesquelles on jetait les cadavres à tour de bras et malgré les fosses communes creusées de tous les côtés, des corps avaient commencé à pourrir et l’air était vicié par cette odeur poisseuse et odieuse. Il fallait appliquer sa manche contre ses narines pour ne pas sentir la mort. La faim et le désarroi avaient déstabilisé la plupart des soldats qui se livraient à un pillage effréné. Les épiceries et les boucheries – enfin, ce qu’il en subsistait – étaient prises d’assaut et les portes des maisons épargnées étaient enfoncées à coups de poutres calcinées. Le 84e gagna le quartier qui lui avait été attribué et reçut l’autorisation de se pourvoir en vivres. Le colonel Pégot rappela à tous que maltraiter les civils ou les prisonniers, voler, violer ou résister aux gendarmes entraînait les plus lourdes sanctions, ce qui signifiait souvent la mort. À peine sa phrase achevée, Pégot vit son régiment se volatiliser en un instant.

Margont marchait en compagnie de Saber et de Piquebois.

— Pourquoi notre corps arrive-t-il après la bataille ? interrogea Saber d’un ton scandalisé. Nous sommes extraordinairement mal commandés ! A quoi pense donc le prince Eugène ? Ah ! celui-là, il est bien plus « Eugène » que « prince » !

Ni Margont ni Piquebois ne répliquèrent. Il était tout simplement impossible de discuter de ce sujet-là avec Saber. En effet, Saber haïssait le prince Eugène qui, selon lui, était le vice-roi non pas d’Italie, mais des parvenus. Fils d’Alexandre et de Joséphine de Beauharnais, Eugène de Beauharnais avait vu son destin s’envoler lorsque sa mère avait épousé en secondes noces un Bonaparte prometteur qui s’était empressé de devenir Napoléon. Ainsi, en 1805, alors âgé de vingt-quatre ans, il avait été promu vice-roi d’Italie par son beau-père. Saber s’était déjà maintes fois vengé en pensée de ce qu’il considérait comme la félonie des félonies. Il s’imaginait régulièrement recevant – dans quelques années, tout de même – son bâton de maréchal de France des mains de l’Empereur et déclarant à haute voix pour être entendu du prince Eugène : « Je remercie Votre Majesté de tout coeur. Ma mère se réjouira d’apprendre cette nomination pour laquelle elle a si activement payé de sa personne... en m’éduquant et en m’aidant à construire l’homme que je suis devenu. » Les qualités du prince en tant que chef militaire n’étaient pas inexistantes. Au moins son courage était-il connu de tous. Ou plutôt de presque tous, car on ne pouvait pas faire admettre à Saber ce fait indiscutable. « Bien sûr qu’il est discutable, puisque je le discute, moi ! Il n’est que le « beau-fils » de la « bonne personne » ! » s’emportait-il. Et il établissait un méchant parallèle avec la danseuse d’opéra du prince, décrétant qu’il était normal que quelqu’un qui mimait si bien un vrai général se soit épris d’une « Cléopâtre d’opérette ».

Deux chiens jaillirent d’une ruelle et aboyèrent après les trois officiers.

— Voilà que même les cabots nous détestent maintenant ! pesta Piquebois.

Saber porta la main à son sabre.

— Ils sont aussi affamés que nous. Il ne doit pas faire bon être grièvement blessé et voir accourir ces deux-là.

Il ramassa un peu plus loin un shako russe décoré d’une grenade en cuivre d’où partaient trois flammes symbolisant son explosion. Il dessertit cette plaque avec la pointe de son couteau et la fourra dans sa poche.

— Voilà un souvenir. J’ai la grenade à une flamme des fantassins, celle à trois flammes des grenadiers et l’aigle bicéphale des soldats de la Garde. Le compte est bon.

Piquebois secoua la tête alors que, quelques années auparavant, il aurait retroussé ses manches pour disputer avec ses poings ce trophée.

— Il te manque la croix des gardes nationaux sur laquelle est gravée la devise : « Pour la Foi et le Tsar ».

— Je ne prends pas en compte les miliciens, rétorqua Saber avec mépris.

— Eh bien, tu verras quand tu croiseras leur route s’ils ne te prennent pas en compte, eux.

Le cheval de Margont hennissait régulièrement. Des nuées d’insectes tourbillonnaient dans cette ville-charogne et des grappes de mouches s’agglutinaient sur les yeux de l’animal comme s’il s’était agi de caviar. Les trois Français passèrent devant une église orthodoxe. Les murs avaient été noircis par la fumée, mais les coupoles dorées des clochers étincelaient au soleil. On aurait cru un palais des mille et une nuits. Des familles en pleurs se pressaient autour des autels. Quelques décombres plus loin, ils se joignirent à une poignée d’habitants pour déblayer des gravats, car on leur avait dit qu’il s’agissait d’une auberge au garde-manger réputé. Lorsqu’ils dégagèrent enfin la trappe de la cave, celle-ci libéra non pas des jambons fumés, mais une petite fille aux yeux pâles terrorisés et sa mère. Cette dernière la serrait dans ses bras et ne parvenait pas à se résoudre à la lâcher. L’homme qui avait parlé de garde-manger expliqua dans un français maladroit qu’il avait « un peu menti » pour sauver son épouse et sa fille.

— Mais pourquoi pareil mensonge ! explosa Saber. Nous sommes des officiers français, nous eussiez-vous révélé la vérité, nous nous fûmes hâtés deux fois.

Le Russe ne comprit bien entendu que le mot « mensonge » et s’empressa de tendre une sacoche à Saber. Elle contenait des tranches de viande. Les Français hésitaient à dépouiller cette famille, mais l’homme se tapota l’estomac en souriant. Piquebois, livide, examinait cette nourriture.

— Ce n’est pas du boeuf.

— Ils ne nous empoisonneraient quand même pas..., s’inquiéta Margont.

— Ce n’est pas du cheval ? Vous n’auriez pas osé..., demanda Piquebois.

Le Russe hocha la tête plusieurs fois.

— Bon cheval, oui. Tué hier.

Piquebois faisait peine à voir. Sa bouche elle-même le trahissait en s’emplissant de salive, mais il décréta :

— Pas pour moi.

— Tu ne tiendras pas longtemps si tu ne manges pas à ta faim quand tu en as l’occasion, lui fit remarquer Margont.

— En mâchant du cheval, j’aurais l’impression de dévorer l’un de vous deux puisque les chevaux et vous, vous êtes mes meilleurs amis.

Il s’éloigna, piteux, tandis que Saber embrochait déjà les tranches sur la baïonnette d’un fusil ramassé par terre et les brandissait au-dessus d’une poutre dont les braises rougeoyaient encore. À peine rassasié, Margont abandonna Saber pour se lancer à la recherche de Lefine. Il décida de faire la tournée des hôpitaux. Il arriva sur une place qui avait été superbe. Des hommes du génie abattaient à la hache des arbres noircis afin d’éviter qu’ils ne s’écroulent sur les bâtiments. Le parc se changeait en désert. Quatre blocs de maisons conféraient une élégante symétrie à ce rectangle. Mais leurs façades étaient criblées d’impacts et l’un d’eux avait perdu sa toiture. Il y avait une quantité phénoménale de boulets éparpillés sur le sol. Des artilleurs wurtembergeois, aisément reconnaissables à leurs casques surmontés d’une chenille noire, déposaient dans un chariot ceux qui pouvaient encore servir. Ils éclataient de rire quand l’un d’eux exhibait un boulet aplati comme une crêpe ou bizarrement déformé. Ce devait être de l’humour d’artilleur wurtembergeois. Des carrioles s’entassaient au pied des trois bâtiments intacts et d’autres venaient continuellement s’y accumuler. Elles portaient toute la misère du monde : les blessés. Les forêts de bras qui se dressaient pour réclamer de l’aide, le concert des gémissements, les traînées de sang, les corps mutilés... Margont avait la plus grande admiration pour ceux qui aidaient ces hommes : infirmiers, aides, chirurgiens, médecins, pharmaciens... Il se demanda si Lefine ne se trouvait pas quelque part au milieu de ces malheureux. L’un d’eux s’enfuit en sautillant d’un fourgon comme si quitter ce lieu le ferait échapper à la mort. Deux soldats tentèrent de le raisonner, mais il hurlait : « Ils vont me couper la jambe ! Sans ma jambe, qui c’est qui s’occupera de ma ferme ? » Comme elles étaient loin, les belles idées sur l’humanisme, la liberté...

Margont aperçut Jean-Quenin Brémond. Celui-ci allait, hagard, d’un chariot à l’autre. Son uniforme bleu foncé était constellé de taches de sang. Brémond désignait du doigt ceux qu’il allait soigner dans l’heure à venir en précisant l’ordre. Les blessés le suppliaient, le menaçaient, l’insultaient, lui promettaient des fortunes... On voulait échanger une opération contre un cheval, une maison, la main de sa fille, l’honneur de son épouse... Qui aurait pu les blâmer ? Quand le regard de Brémond se posait sur une carriole, les mourants tentaient de sourire et plaisantaient pour paraître moins mourants alors que les blessés plus légers essayaient d’aggraver leur cas en jurant saigner depuis des heures. Insupportable, c’était insupportable. Des aides prirent en charge les élus sous les insultes, les crachats et les pleurs. « Y a de la place pour tous, on va tous vous installer, faut juste le temps » était leur éternelle réponse. Margont apostropha Brémond, mais ce dernier mit un instant à le reconnaître. En enfer, il faut toujours un peu de temps pour réaliser qu’il existe encore des bonnes nouvelles.

— Tu n’es pas blessé, Quentin ?

— Non. As-tu vu Fernand ? Il a disparu.

— Oui, il a été blessé le 17, lors de l’assaut de Smolensk. Qu’est-ce qu’il faisait là, si loin du 4e corps ?

— C’est ma faute. Il me seconde dans mon enquête. Bon sang, je ne me le pardonnerai jamais !

Brémond était épuisé. Son intonation, morne, plate, ne cadrait pas avec ses propos.

— C’est juste un syndrome du vent du boulet. Depuis ce matin, il est guéri et il aide à installer les blessés.

Ces paroles ne rassuraient pas Margont.

— Mais c’est quoi, ce syndrome du vent du boulet ?

— Lorsqu’un boulet passe près, vraiment très près d’un soldat, il arrive que le souffle de ce projectile le renverse. Ce n’est rien de grave sur le plan corporel, mais l’esprit est souvent troublé d’avoir senti passer aussi près le souffle de la mort. Fernand ne pouvait plus prononcer un mot. Ou il hurlait, ou il restait muet. Comme il était inondé du sang de celui qui avait été fauché par le boulet, il s’est retrouvé ici.

— Il aura des séquelles ?

— Possible. Mais il est d’un naturel gai et confiant, on peut espérer que non. Sinon, il risque à l’avenir de perdre sa joie de vivre et de ressasser éternellement les misères qu’il a connues en s’estimant lésé par la vie, l’armée...

— Je vais te laisser travailler.

Brémond était si éreinté qu’il devait lutter contre la chute de ses paupières.

— Il y a tellement de blessés qu’on manque de tout. On remplace la charpie par de l’étoupe, le linge par le papier, même les infirmiers opèrent... Et on m’amène des soldats qui n’ont pas été blessés, mais qui souffrent de morosité. Ils n’ont plus d’appétit, ne dorment plus, ne parlent plus, pleurent et se laissent mourir. Ils se laissent mourir ! Et moi ? Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour eux ? Les blessures de l’esprit, ça ne s’opère pas, forcément...

* * *

Margont aperçut enfin Lefine. Celui-ci allait et venait d’un chariot à l’autre, mais son agitation était stérile. Il parlait en gesticulant avant de s’en aller au beau milieu d’une phrase, il ramassait un shako et le tendait à son propriétaire qui s’en moquait éperdument... Lorsqu’il aperçut Margont, il se précipita vers lui, joyeux comme pas deux.

— Mon capitaine préféré ! Venez, j’ai du nouveau !

— Tu es sûr que tu vas...

— J’ai pu discuter avec des amis du colonel Pirgnon et de notre colonel italien. J’étais en train de parler avec l’un d’eux lorsqu’il a...

Lefïne s’arrêta net. Son euphorie venait de disparaître.

— Je ne savais pas qu’on était exposés... Les boulets russes se sont mis à pleuvoir tout d’un coup. Il me parlait...

Margont lui posa la main sur l’épaule.

— Fernand, tu devrais te reposer. Nous parlerons demain ou un autre jour.

Son ami était perplexe.

— Non. Il vaut mieux faire quelque chose plutôt que de rester tout seul dans son coin à penser. Sinon, je me retrouve toujours là-bas, à discuter avec ce lieutenant des cuirassiers...

— Alors allons-y ! s’exclama Margont en entraînant son ami loin de ce lieu qui exerçait une influence néfaste sur lui.

— On est encore loin de Moscou, mon capitaine ?

— Un peu plus de quatre cents kilomètres.

— Quatre cents ? Cochon de pays ! Et si on rentrait se baigner dans le Gardon ?

Margont prit un ton de conspirateur en jetant des coups d’oeil autour de lui.

— Parle moins fort, certains officiers font fusiller les déserteurs par dizaines.

— Si Jean-Quenin ramenait quelques crânes tout abîmés, le front fendu par un coup de sabre, troué par un boulet ou tous les os cassés par la mitraille, et s’il les exposait au musée d’anatomie de l’école de médecine de Montpellier, peut-être qu’on y réfléchirait à deux fois avant d’aller tous se titiller les baïonnettes...

— Penses-tu. Le monde s’empresserait de continuer à augmenter la collection.

Margont cherchait comment changer les idées de son ami que le choc émotionnel semblait avoir transformé. C’était comme si ce vent du boulet l’avait fait retomber en enfance. En effet, Lefine s’amusait d’un rien, faillit se faire mordre en voulant caresser un chien errant et ses propos naïfs contrastaient avec son habituel pragmatisme de vieux singe débrouillard. Ils s’installèrent dans une maison qui avait eu la chance d’échapper à l’incendie. Sa bonne fortune n’était cependant pas allée jusqu’à la protéger du pillage. Ils relevèrent des chaises et s’assirent au milieu d’un capharnaüm de vêtements et de vaisselle brisée. Un sac de farine avait été découvert. Une dispute s’en était suivie et le sac avait été déchiré. La farine éparpillée sur le sol témoignait de la stupidité humaine. On s’était battu et des gouttes de sang maculaient l’enchevêtrement de traces de pas. Les vainqueurs avaient ensuite tenté de ramasser cette poudre précieuse. Au vu de tout ce qui restait sur le plancher, les deux partis auraient chacun été mieux servis s’ils avaient partagé équitablement le sac lorsqu’il était encore intact.

— En Russie, des traces de farine, c’est comme des taches de sang : ça signe la mort de quelqu’un, déclara Lefine.

— Mais non ! On ne va plus crever de faim, on va trouver assez de ravitaillement ici, mentit Margont. Au sujet de notre enquête, j’ai longuement réfléchi au meurtre d’Elisa Lasquenet. C’est tout de même très étrange, une langue coupée et glissée dans la poche d’un manteau.

— Et donc ?

— Tu te souviens de l’anagramme « Acosavan », « Casanova » ? Eh bien, la mutilation de cette actrice semble dire : « Elle aurait mieux fait de garder sa langue dans sa poche au lieu de me provoquer en se la passant sur les lèvres. »

Margont se tut pour permettre à Lefine d’exprimer son opinion, mais celui-ci demeura inerte.

— Si j’ai raison, alors il y a bien un lien entre ces deux crimes. Il est difficile à définir : c’est une sorte de signature sous la forme d’un jeu de mots cruel et codé qui doit beaucoup amuser l’assassin. Une moquerie cinglante et humiliante qui ressemble à une blessure supplémentaire. Je reconnais que c’est une spéculation osée, mais elle me paraît autrement plus crédible que les « aveux » de ce pauvre aliéné. Il y a également un autre point commun : ce mélange de l’amour et de la mort. Dans les deux cas, ce qui aurait attisé le désir chez les gens a suscité une violence extrême chez le meurtrier.

Margont allongea les jambes et prit une position confortable pour tenter de se détendre. Si son hypothèse était la bonne, son enquête prenait une tournure encore plus sombre. D’une part, il y avait l’éventualité de crimes antérieurs. D’autre part...

— «Jamais deux sans trois » dit la sagesse populaire..., acheva Lefine qui avait suivi le même cheminement de pensée.

— Mettons cela de côté. Et toi, qu’as-tu à m’apprendre ?

Lefine admirait la combativité de son ami. Cependant, Margont ne connaissait pas ses limites, celles à ne pas dépasser sous peine de s’effondrer définitivement.

— J’ai aperçu une fois Pirgnon l’infatigable.

— Donc il existe bel et bien. Je finissais presque par en douter.

— Il était épuisé. Il penchait tellement en avant que sa tête s’appuyait contre l’encolure de son cheval. J’ai pu parler avec l’un de ses lieutenants. Ce débordement de vitalité l’a rendu très populaire. Il se lève aux aurores et se couche le dernier. Il s’entretient avec le médecin du régiment, inspecte les fourgons, interroge les prisonniers, part en reconnaissance, contrôle les réserves de munitions... Apparemment, son idée, c’est que face à un tel foutoir, on doit réagir avec fermeté. Il passe souvent ses troupes en revue. Du coup, le 35e est tout beau à voir avec ses fusils qui brillent et ses pantalons et ses guêtres blancs comme les Alpes. Robert Pirgnon a quarante et un ans. Il est issu d’une famille de la bourgeoisie lyonnaise. Il est entré dans une école militaire et en est sorti en assurant l’arrière-garde du classement. Il a fait la campagne de Prusse puis a longtemps servi en Espagne. Il paraît qu’il s’est drôlement enrichi là-bas en pillant les palais des généraux espagnols capturés...

Les yeux de Lefine scintillaient, reflétant des amas d’or imaginaires. Margont fut heureux de retrouver le regard habituel de son ami.

— Eh bien tu vois, si tu avais été moins fainéant et si tu avais travaillé en classe, tu aurais peut-être intégré une école militaire, tu serais capitaine ou chef de bataillon et je suis sûr que tu te serais servi comme lui là-bas.

— Ah ! soupira Lefine avec regret.

Il se ressaisit en se disant qu’il n’était jamais trop tard pour bien faire.

— Il menait la belle vie à Madrid...

— Un séducteur ? Notre prince charmant ?

— Pas tout à fait. Il ne courait pas après les belles. Il était plutôt mondain. Il allait de soupers en bals, de défilés en concours de courbettes à la Cour...

Margont dissimulait mal sa déception.

— Par exemple, on raconte qu’un jour, Pirgnon a invité le roi Joseph Bonaparte à dîner. Il y avait une trentaine d’invités dont des gros poissons de l’état-major. Pirgnon présente un cru extraordinaire, un bourgogne haut de gamme qui datait d’avant la Révolution ! Il le débouche lui-même et sert le roi. Joseph vide son verre et se répand en éloges. Pirgnon le ressert. Joseph vide à nouveau son verre. Pirgnon s’apprête à lui en verser un troisième, mais Joseph refuse, car il a déjà bu quelques apéritifs, or vous savez que...

— Oui, les Espagnols le croient alcoolique et le surnomment « Pepe Botella », « Jojo la Bouteille ». Il devait vouloir éviter d’abreuver la rumeur. Et alors ?

— Et alors Pirgnon empoigne la bouteille par le goulot et la retourne au-dessus d’un vase en déclarant : « Le roi a fini de boire. » Tout le monde est devenu vert pomme tandis que le vin s’en allait régaler les roses. Il paraît que le roi a beaucoup apprécié. Moi, je l’aurais fait fusiller.

— Comment peut-on supporter de perdre son temps dans des mondanités pareilles ?

— C’est pire encore que ce que vous croyez. Le capitaine Suenteria, du régiment Joseph Napoléon, m’a appris qu’un jour, le maréchal Marmont décida de donner une grande réception alors qu’il était de passage à Madrid. Le maréchal Soult, fâché avec Marmont et également présent dans la capitale à ce moment-là, organisa aussitôt un bal le même soir. Toute la crème de la ville fut invitée aux deux endroits et se vit donc sommée de choisir son camp. Le soir venu, Pirgnon arrive chez Marmont, salue le maréchal, se sert un punch, enchaîne trois valses, disparaît, réapparaît à l’autre bout de la ville, salue le maréchal Soult, avale un porto, plaisante avec l’état-major de Soult, repart, se fait à nouveau voir chez Marmont pour trinquer avant de vider sa flûte chez Soult... Et ainsi de suite, toute la nuit. Les deux maréchaux n’y ont vu que du feu et, par la suite, n’ont pas manqué d’inviter systématiquement le colonel.

— C’est absurde ! Je ne peux pas comprendre cette logique.

— Mais il va quand même vous plaire, ce Pirgnon, mon capitaine. C’est un passionné d’art et de littérature. Il avait transformé sa résidence madrilène en véritable musée et se régalait de la faire visiter. Il avait aussi créé un salon littéraire, le « Cercle Cervantès ».

— Excellent ! Voilà comment je vais le rencontrer ! Je vais lui parler de cercles littéraires ! Que sais-tu de plus à ce sujet ?

— Son cercle était assez ouvert... aux hommes. Il excluait les femmes à quelques exceptions près. Les membres étaient français ou espagnols, militaires ou civils... Ils se réunissaient régulièrement pour discuter de livres, lire à haute voix des poèmes, se disputer au sujet de la traduction de tel ou tel vers de Shakespeare... Comme dans votre cercle, quoi.

— Sauf que le mien accepte les femmes. A-t-il des frères et soeurs ? S’est-il illustré dans une bataille en particulier ?

— Fils unique. Sur le plan militaire, il n’est pas comme Barguelot ou Saber, qui ont remporté toutes les batailles à eux seuls. Pirgnon n’a jamais fait preuve d’un courage ou d’un sens tactique exceptionnels. C’est plutôt un excellent organisateur. Il jongle avec les chiffres, gère les approvisionnements, parle peu à ses soldats et à ses officiers... Il traite les gens un peu « mécaniquement » m’a-t-on dit. Pour lui, si un soldat est bien habillé, bien nourri et bien équipé, alors il devient obligatoirement une machine qui va bien fonctionner.

— Je vois, il est du genre « horloger militaire ». Et après, allez savoir pourquoi, il va babiller dans son cercle littéraire sur l’humanisme et la beauté de la littérature...

Lefine croisa les bras, satisfait de lui-même et attendant qu’on le félicite.

— Oui, bravo, beau travail, Fernand.

— Voilà pour Pirgnon. Ensuite, notre Italien. Il compte double celui-là parce que le capitaine Nedroni ne le quitte jamais d’une semelle. Fidassio et son ombre Nedroni. Fidassio est fils unique. Il a trente-cinq ans. Sa mère est comtesse. C’est une grande dame de l’aristocratie romaine, richissime, fort belle et qui s’est trouvée prématurément veuve. Que voulez-vous, quand on épouse un homme qui a trois fois votre âge...

— Fidassio a donc eu un père très âgé.

— C’est vous qui le dites ! Car la comtesse est si charmante... Elle a la réputation de posséder un tempérament enflammé. Le colonel Alessandro Fidassio a été élevé par son « père » qui haïssait son épouse parce qu’elle le ridiculisait par ses infidélités. Le comte s’était retiré sur ses terres, à la campagne, avec son fils, et envoyait de l’argent à son épouse en échange de promesses de modération et de discrétion. Il ne devait pas payer assez. Le jour où Alessandro fêta ses quinze ans, sa mère réapparut brutalement dans sa vie. Elle trouva qu’il présentait bien et elle l’emmena avec elle comme un joli toutou pour l’exhiber devant la bonne société romaine qui commençait à se fatiguer des aventurettes sentimentales de madame la comtesse...

— Elle s’est racheté une conduite en utilisant son fils pour redorer son blason de mère : bravo...

— Oui, mais, d’après ceux que j’ai interrogés, elle s’est sincèrement attachée à Alessandro. Elle n’a désormais plus qu’une idée en tête : qu’il devienne un haut personnage. C’était un élève médiocre, alors adieu les longues études. Maladroit : et alors adieu la chirurgie. Ce n’était pas un grand orateur et il ne savait pas courtiser : adieu la politique. Elle a donc décidé d’en faire un soldat et cela a semblé plaire à Alessandro. Il a bien réussi dans une école militaire italienne prestigieuse et a été promu lieutenant. Ensuite, on m’a laissé entendre que sa mère avait usé et abusé de ses relations et de sa fortune, voire plus encore...

— Je vois...

— Et le lieutenant s’est mué en colonel en quelques années. C’est elle qui l’a contraint à se porter volontaire pour cette campagne. Son fils n’avait jamais participé à une bataille ni même quitté l’Italie, alors sa carrière s’enlisait dans sa garnison provinciale. Elle a cru que la campagne de Russie serait une belle balade sous les arcs de triomphe et un tremplin idéal pour qu’Alessandro soit promu général.

— Quel beau programme.

— Fidassio est taciturne et recherche la solitude. Personne ne semble vraiment le connaître dans son régiment à part Nedroni.

Margont essaya de se souvenir des traits du capitaine et de son air à la fois poli et ferme.

— Que sais-tu sur celui-là ?

— La comtesse Fidassio était un peu inquiète d’envoyer son fils en Russie. Quand même, la guerre, parfois, ça tue... Elle avait déjà réfléchi à ce problème. Tout en achetant le grade de colonel pour son fils, elle avait demandé un petit bonus, comme tout bon client qui s’apprête à verser une forte somme.

— Un grade de capitaine pour Nedroni.

— Exactement. Silvio Nedroni est issu d’une famille pauvre et de petite noblesse. Il a trente-deux ans et serait le fils de l’un des amants de la comtesse. En tout cas, celle-ci le considère comme son deuxième enfant. Une langue indiscrète m’a laissé entendre que ce sentiment maternel serait né de la culpabilité de la comtesse. En effet, la relation de celle-ci avec le père de Silvio aurait entraîné le départ de la mère de cet enfant. Bref, en tout cas, la comtesse lui a permis de s’inscrire dans la même école militaire qu’Alessandro et elle s’est toujours débrouillée pour qu’ils veillent l’un sur l’autre. Mais Nedroni est loin d’être bête et il doit son élévation sociale autant à ses propres capacités qu’à l’argent et aux relations de la comtesse.

— Alors si Fidassio est l’assassin, Nedroni, découvrant cela, peut être tenté de le couvrir... Ajoutons Nedroni sur notre liste au titre de complice potentiel.

— Fidassio a un point faible : le démon du jeu. Il joue beaucoup et doit de l’argent à plusieurs officiers. Il fait exprès de tarder à régler ses dettes et, ainsi, elles diminuent parfois toutes seules... J’ai appris qu’il devait une forte somme à un certain capitaine von Stils – je ne sais pas à quel régiment il appartient – et au lieutenant Sampre, du 108e. Mais au combat de Mohilev, Sampre s’est fait piétiner par un ou deux bataillons russes. On a finalement repêché son cadavre dans une rivière, au pied de la digue qu’il avait tenté de prendre d’assaut.

— As-tu pu apprendre combien Fidassio devait à Sampre ?

— Cinq cents francs.

— Ah, quand même ! Je veux que tu me retrouves ce von Stils.

Lefine rougit de colère.

— Et si vous vous le retrouviez vous-même ?

— Le colonel Pégot est excédé par mes va-et-vient. Il m’a donné l’ordre de limiter mes déplacements.

— Et comment je vais retrouver ce von Stils au milieu de centaines de milliers d’hommes ?

— Pas de défaitisme : « von Stils », c’est un nom prussien, badois, autrichien, bavarois, saxon ou wurtembergeois. Les Autrichiens et les Prussiens sont trop loin de notre corps, commence par la Confédération du Rhin.

Le visage de Lefine exprimait toute la lassitude humaine. Margont fit semblant de ne pas s’en apercevoir et exposa son idée.

— Trouve ce von Stils et envoie-le-moi. Je vais faire croire que Sampre m’avait chargé d’encaisser sa dette à sa place au cas où il serait tué afin que je fasse parvenir la somme à sa famille. Von Stils et moi, nous irons alors ensemble trouver le colonel Fidassio.

— Pauvre Fidassio qui va voir ressusciter une dette de cinq cents francs qu’il avait déjà enterrée...

— Et qu’as-tu appris de plus ? demanda Margont sereinement.

Margont savait que la contrariété se manifestait parfois chez son ami par une tension musculaire, mais il avait rarement vu ses poings se serrer et ses bras se coller contre son corps à ce point. On aurait dit une lanière de cuir se ratatinant au soleil.

— Mon capitaine, notre corps est arrivé ici après tous les autres. Si on ne cherche pas un logement maintenant, on est bon pour dormir à la belle étoile.

— Nous enquêtons sur un meurtre et tu me parles du confort d’un logement ?

Lefine se détendit brusquement comme un chat bondissant sur un oiseau.

— J’ai manqué me faire couper en deux par un boulet à cause de cette enquête ! Vous avez déjà vu quelqu’un se faire fendre à un mètre de vous comme une bûche sous un coup de cognée ?

Lefine s’arrêta de crier. Il s’étonna de se découvrir debout, si penché en avant qu’il s’appuyait des deux mains sur la chaise de son ami.

— Excuse-moi, Fernand. Allez, viens, on va se trouver de jolis quartiers pour la nuit. Et de quoi manger, aussi.

Lefine se redressa lentement.

— Comme une bûche, oui.

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