27

Moscou brûla pendant quatre jours. La ville fut détruite à plus de quatre-vingts pour cent. Vingt mille personnes périrent dans les flammes.

Margont et ses compagnons s’étaient établis dans un faubourg relativement épargné. Margont décida de retourner à son premier logement dans l’espoir de récupérer des affaires. Il se perdit plusieurs fois dans ce paysage apocalyptique. Les éboulements avaient barré des voies tandis que les flammes en avaient tracé d’autres en rasant des blocs entiers. Les maisons et les clochers qui servaient auparavant de points de repère avaient disparu. Margont était surpris par les caprices des flammes. Parfois, une maison avait survécu au milieu d’une aire de désolation sans que l’on puisse s’expliquer pourquoi. Des soldats, issus de tous les régiments possibles et imaginables, s’activaient comme des fourmis dans ces décombres qui empestaient. Ils découvraient des objets de valeur, ouvraient des trappes menant à des caves... Beaucoup étaient soûls, soûls de vodka, de rhum, de bière, de vin, de kwas, de punch ou de tout cela à la fois. Margont croisa des fantassins vêtus comme des marquis, exhibant des manteaux en fourrure et des toques de zibeline, des vestes en cachemire ou en renard... Des femmes les accompagnaient, cantinières et vivandières ou Moscovites. Elles riaient en contemplant leurs robes en soie tissées d’or et d’argent et leurs doigts surchargés de bagues et de pierres précieuses. Les rues étaient couvertes d’objets hétéroclites : miroirs aux cadres ouvragés, tableaux, peignes en ivoire, vaisselle, statuettes, candélabres, anneaux et colliers sertis de malachite ou de pierres semi-précieuses, pistolets d’apparat, vêtements, livres, samovars, objets sculptés, pipes... Les pillards ramassaient tout ce qu’ils trouvaient pour le jeter vingt pas plus loin dès qu’ils mettaient la main sur quelque chose de plus précieux. Margont aperçut Piquebois qui tentait lui aussi de retrouver leur ancien logement.

— Holà, compagnon, quel triste spectacle ! s’exclama celui-ci. Des pillards et des cendres. Ils sont devenus fous en voyant la ville partir en fumée. Impossible de retenir qui que ce soit.

Une odeur de tabac à la rose s’élevait de sa pipe russe en argent.

— Le plus absurde, poursuivit-il, c’est qu’ils n’ont rien compris. Ce qui a de la valeur aujourd’hui, ce n’est pas l’or, mais la nourriture. Ah, ils seront fins à voir, tous ceux-là, à essayer de rentrer en France avec leurs havresacs surchargés et leurs ventres vides...

Ce que venait d’entendre Margont lui paraissait évident et, en même temps, il refusait d’y croire.

— Rentrer en France ?

Le visage de Piquebois, habituellement serein, exprimait l’inquiétude.

— Si les Russes ont volontairement incendié leur capitale, il y a peu de chances qu’ils envisagent de faire la paix.

Margont demeura silencieux. Piquebois, lui, contemplait les rares habitants qui erraient dans les décombres. La plupart étaient désespérés, en guenilles, maigres à faire peur et affamés. Certains arrachaient des bouts de chair à des carcasses d’animaux pour se nourrir. D’autres plongeaient dans la Moskowa pour récupérer le blé que les soldats russes y avaient jeté avant d’évacuer la ville. Mais les grains fermentés les rendaient malades.

— Bientôt, on aura la même allure qu’eux si on ne se hâte pas de filer avant l’hiver, prophétisa-t-il.

Les deux hommes reprirent leur marche.

— Lefïne et Saber sont parvenus à rassembler une belle quantité de nourriture. Des concombres, des oignons, de la bière, du sucre, des jambons...

— Des jambons ?

— Oui, des jambons. Du poisson salé en veux-tu en voilà, du suif et de la farine. Mais pas de pain. Et aussi, des pommes de terre.

— Malgré tout, nous ferions bien de commencer déjà à nous rationner.

Piquebois désigna Margont de l’embout de sa pipe pour manifester son approbation.

— Fernand essaie de nous procurer des chevaux. Il faudra nous tenir sur nos gardes. Parce que, si l’armée doit effectivement se replier, bientôt, on se tuera pour une monture.

— Et on finira par s’étriper pour une pomme de terre.

Ils s’arrêtèrent devant une église que le sinistre avait épargnée. Des gens s’y pressaient pour y prier et pour s’y loger. Margont contempla les murs peints en rouge et vert tendre.

— C’est incroyable, s’étonna Piquebois. Il n’y a pas de suie sur les murs. Je vais commencer à croire en Dieu.

Margont désigna la foule en haillons.

— Ce sont eux qui les ont nettoyés.

Ils finirent par retrouver leur ancien logement. Il n’en restait rien. Cependant, quelqu’un avait dressé une poutre calcinée. Un mot rédigé en français était épinglé sur le bois.

Messieurs les Français,

Je me nomme Youri Lasdov et cette maison était la mienne. Je n’étais qu’un marchand et tous mes biens consistaient en cette bâtisse et mes deux épiceries. Juste avant de fuir la ville avec ma famille, j’ai moi-même jeté toutes mes marchandises au fond de la Moskowa. J’ai laissé l’un de mes employés à Moscou pour qu’il incendie ma chère demeure, si jamais des chiens de Français venaient à y loger. Et je lui ai demandé d’agir de nuit dans l’espoir que les flammes rôtiraient quelques-uns des vôtres.

Puisse la Russie être le tombeau de la France.

* * *

Margont retourna à son nouveau logement. Un lieutenant l’y attendait en faisant les cent pas sur le perron. Dès qu’il aperçut Margont, il leva un visage reconnaissant vers le ciel et l’entraîna à sa suite de son pas pressé. Le colonel Delarse était mourant et désirait s’entretenir avec lui.

— Il a été blessé ? interrogea Margont.

— Non. Crise d’asthme. L’une des pires qu’il ait jamais faites. C’est à cause de l’incendie : il a inhalé des cendres.

Un soldat badois travesti en pope, de sa voix avinée, babillait dans un latin imaginaire en sanctifiant les passants. De rage, le lieutenant le poussa de toutes ses forces sans même prendre le temps de s’arrêter, le précipitant sur les pavés. Le pope apocryphe lui promit toutes les malédictions du Ciel et de l’Enfer réunies.

— Il s’est entretenu avec les colonels de la division. Puis il vous a demandé ainsi que plusieurs autres officiers.

— Je suis flatté d’être convoqué. Et pour quel motif me réclame-t-on ?

— Je n’en sais rien.

Le colonel Delarse logeait dans un hôtel dont l’architecture s’inspirait de Versailles. Margont réalisa une fois de plus combien étaient nombreux ces liens qui unissaient la Russie et la France. Cette guerre lui parut plus pénible encore. Delarse gisait dans un lit à baldaquin dont les voiles filtraient l’air. Avant même de l’apercevoir au fond de sa chambre obscure, on entendait déjà sa respiration sifflante. Le colonel, épuisé, tenait un crayon du bout des doigts.

« Bonjour, capitaine Margont », griffonna-t-il sur l’une des feuilles étendues sur sa couverture.

— Bonjour, mon colonel.

« Je crois que c’est la fin. Épargnez-moi les « Mais non » et autres bêtises. »

Margont hocha la tête. L’air entrait facilement dans les poumons de Delarse, mais s’y retrouvait piégé. Chaque expiration était laborieuse.

« Je n’ai pas peur. J’ai deux mères, ma mère et la mort. Toutes deux m’ont materné durant l’enfance, toutes deux m’ont bercé dans leurs bras, toutes deux pensent à moi en permanence et toutes deux occupent trop souvent mes pensées. J’écris cela, car ma mère était si possessive qu’elle m’étouffait parfois plus que mon asthme. J’ai tout essayé contre la mort : la nier, la mépriser, la supplier, la narguer... Dans les combats, je courais tous les risques comme pour lui dire : « Allez, vas-y, prends-moi ! Fais ce que tu aurais dû faire depuis si longtemps ! Parfois, il m’arrivait même de penser que le fait d’être encore en vie était l’un de ces nombreux petits désordres de l’univers et que je devais réparer cela. Parfois, au contraire, je m’exposais au feu ennemi pour me convaincre que j’étais immortel. »

Le crayon se déplaçait étonnamment vite sur les feuilles et à peine l’une d’elles était-elle couverte de mots que Delarse la laissait chuter à terre pour attaquer la suivante. Il est vrai que le temps pressait...

« Un jour, j’ai compris qu’en agissant ainsi, je ne faisais que rejouer mon enfance. Car même lorsque j’allais bien, il fallait que je frôle la mort avec des jeux stupides. Sauter du haut des arbres, nager le plus longtemps possible... Enfin, toujours est-il qu’après chaque bataille, une fois le danger écarté, quand ma concentration se dissipait, je m’étonnais d’être encore en vie. Un pas en avant, deux pas en arrière : à quel jeu cruel jouait donc la mort avec moi ? »

L’émotion de Delarse fut telle en rédigeant ces lignes que sa respiration s’accéléra et devint plus sifflante encore tandis que ses écrits se déformaient.

« Pendant que des milliers de soldats se couvraient d’une gloire éternelle à Austerlitz, moi, je suffoquais dans une auberge. C’est tout dire, non ? Adolescent, j’ai dévoré les biographies d’Alexandre le Grand et de Jules César. Tous deux étaient épileptiques, je pensais que mon asthme ne me coûterait pas plus cher que leurs convulsions. Il faut croire que j’avais tort. Mais vous vous demandez pourquoi je vous raconte tout cela. Eh bien, votre colonel m’a dit que vous teniez un carnet de cette campagne. Est-ce exact ? »

— Absolument, mon colonel. Mais j’ignorais que le colonel Pégot était au courant. Le visage de Delarse se réjouit. « Vous écrivez vos mémoires ? »

— Pour l’instant, mon projet est de lancer un journal. J’y relaterai, entre autres, la campagne de Russie.

« La censure fera de cette campagne une balade bucolique ! »

— Alors au lieu de supprimer les passages censurés, je les ferai couvrir d’encre et les gens iront protester sous les fenêtres du préfet en brandissant mes pages noires.

Delarse sourit. Il n’avait plus assez de souffle pour rire.

— Plus sérieusement, mon colonel, je préciserai aux lecteurs qu’il s’agit d’une version « officielle » de la campagne. Et dès que cela sera possible, sous forme d’articles, de mémoires ou de récits, je publierai la véritable version.

« C’est pour cela que je vous ai fait venir. J’espère que vous raconterez qui fut le colonel Delarse. J’ai lutté pour que ma vie soit plus que mon asthme. Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi comme du « colonel asthmatique que les Russes n’ont même pas eu besoin de tuer eux-mêmes ». Et l’état-major ! Il me considère avec le regard plein de pitié et de frustration de celui qui contemple un mourant tout en lui reprochant de ne pas écourter ce moment « pénible pour tout le monde ». Changez cela ! Dites ce que j’ai fait pour la brigade. Parlez de la Grande Redoute ! Dites aux gens que j’ai vécu, que j’ai fait de grandes choses, même hanté par la Mort. »

— Je le ferai. Y a-t-il d’autres choses à savoir sur vous, mon colonel ?

Delarse leva sur lui des yeux accablés. Son expression était difficile à déchiffrer. Margont voulut réitérer sa question, mais le nouvel officier adjoint du colonel introduisait déjà le visiteur suivant. Cet homme avait pris l’initiative, au vu des circonstances, d’accélérer la cadence.

* * *

Le soir même, Margont dut à nouveau déménager, car son logement avait été réquisitionné par la division Pino. Il refusa de s’installer dans la maison qu’on lui avait réservée. « Trop inflammable à mon goût », déclara-t-il en tapotant les murs en bois du plat de la main. Il apprit que Saber, à peine promu, avait déjà fait jouer son grade pour s’emparer d’un palais moscovite, chassant des Napolitains furieux qui avaient juré de revenir avec le roi Murat en personne.

Le bâtiment était démesuré. Il suffisait à loger ce qui restait du 2e bataillon du 84e. Il ne possédait qu’un étage, mais alignait vingt portes-fenêtres surmontées de fenêtres aussi grandes. L’entrée était si haute et si large qu’un cavalier aurait pu la franchir sans avoir à mettre pied à terre. Un fronton triangulaire la surmontait. De la partie centrale partaient deux élégantes allées couvertes. Malheureusement, rapidement, leurs arcs de cercle ne menaient qu’à des cendres, si bien que le palais ressemblait au front d’un taureau amputé de ses cornes. L’édifice avait été blanc, mais, couvert de suie, il portait maintenant le deuil de Moscou. Margont gravit les marches du perron et se retourna pour observer la perspective du jardin. Les rangées d’arbres, les haies taillées, le bassin, la colonnade qui entourait une statue de Diane, le pavillon antique, le verger : tout cela aurait été admirable sans les pendus qui se balançaient dans le vent aux branches des sapins et aux réverbères de l’avenue.

— C’est des incendiaires, mon capitaine, expliqua un fusilier assis à califourchon sur la rampe et occupé à astiquer son arme.

Margont ne lui reprocha pas d’avoir oublié de le saluer. Celui-là n’était pas déguisé en pope, il ne l’avait pas béni, il n’était pas ivre et il s’occupait de son fusil : c’était déjà énorme. Dans le vestibule, un voltigeur poussa un hurlement en l’apercevant. On lui avait certifié qu’à la Moskowa, un hussard russe avait fait voler la tête de Margont d’un coup de sabre. Il en tomba sur les fesses et se servit aussitôt une nouvelle louche de punch puisée dans un grand vase. Margont, qui supportait mal de voir des gens soûls avec un fusil dans les mains, empoigna le vase et le renversa d’un geste rageur. Le punch s’étala en une flaque qui sentait bon la vanille, le citron et la cannelle. Le voltigeur leva les bras pour protester.

— Oh ben attention, mon capitaine !

Il sortit un mouchoir usagé de sa poche et se mit à éponger l’alcool avant de tordre le tissu au-dessus du récipient. Il s’en trouverait sans problème des dizaines pour le boire. À l’étage, Margont découvrit un billet cloué par un poignard sur une porte en bois de rose : « Strictement réservé au capitaine Saber, au capitaine Margont et au lieutenant Piquebois ». La pièce était profonde. Ses murs tendus de velours rouge et son plafond en bois brun sculpté accentuaient son aspect solennel. Une double rangée de candélabres servait à éclairer l’endroit, mais, par peur des incendies, on n’avait allumé que quelques bougies. Au fond de ce couloir d’ombre, dans un îlot de lumière, Lefine siégeait sur un trône et jouait au tsar de toutes les Russies. Un caporal respectueusement incliné l’écoutait. Lefine déclara avec majesté :

— Je vous fais chevalier de l’ordre de Saint-André, général des hussards de la Garde, comte de Smolensk et prince de Sibérie.

— Ah oui ? Prince de Sibérie, hein ? s’exclama Margont en se précipitant pour lancer une révolution de palais.

Lefine, qui avait fêté Moscou au punch, désigna Margont et s’exclama :

— Général, saisissez-vous de cet impudent et jetez-le dans mes mines de sel !

Le tout nouvellement promu prince de Sibérie préféra se défiler en frôlant les murs tandis que Margont empoignait le collet de Lefine.

— Si c’est pas malheureux, ça ! On couvre quelqu’un d’honneurs et, aussitôt que le vent tourne, il vous laisse tomber.

— Le destin est si capricieux... « Tsar au moment du caviar, moujik au moment du canard. » Enfin, j’accepte l’armistice sans conditions.

Margont chassa Lefine du trône et interrompit ses reproches pour admirer l’objet en bois sculpté dont les bords du dossier étaient constitués de deux défenses parfaitement droites gravées aux armoiries de la famille.

— D’après un domestique, ce sont des défenses de narval, commenta Lefine.

— Des défenses de quoi ?

— De narval : des saletés de bêtes sous-marines avec une longue défense sur la tête, comme les espadons. Es embrochent les marins naufragés.

— Oh, ils en attrapent moins souvent que toi, les bêtises aquatiques. Et je sais ce que c’est qu’un narval seulement... un trône en défenses de narval ? Mais chez qui nous trouvons-nous ?

— Chez un prince. Un de plus.

Margont alla s’asseoir dans un fauteuil plus modeste.

— J’ai un plan pour démasquer notre homme : nous allons lui tendre un piège.

Lefine recula instinctivement la tête.

— Ah.

— Je vais lui faire parvenir une lettre pour le faire chanter.

— Mais on ne sait pas de qui il s’agit.

— Justement. L’idée, c’est que je vais faire parvenir ce mot aux quatre suspects. Je ne signerai que « C.M. ». L’assassin, puisqu’il connaît mon nom, déchiffrera « capitaine Margont » alors que les autres, ne comprenant rien, penseront qu’un mot qui ne leur était pas destiné a accidentellement atterri dans leurs mains.

Lefine ne se montra pas enthousiaste.

— L’un des suspects, même s’il n’est pas l’assassin, risque quand même de venir au rendez-vous, par curiosité...

— Non, car je choisirai comme lieu de rencontre la « demeure moscovite de la dame de Smolensk ». Je me suis renseigné : la comtesse Sperzof possédait une résidence ici.

— Peut-être l’a-t-il tuée sans même connaître son nom.

— C’est possible, mais peu probable, car, d’après les domestiques, la comtesse ne dissimulait pas son identité à ses amants de passage. De toute manière, l’assassin a volé sa chevalière. Je suis sûr qu’il l’a gardée comme souvenir et comme trophée. Avec un blason, on retrouve aisément un nom. Et avec un nom, on obtient une adresse. Surtout quand sa vie est en jeu.

— Moi, à sa place, je n’irais pas.

— Je vais prétendre que mon espion n’a jamais perdu sa trace dans Smolensk, qu’il l’a vu en compagnie de la « dame de Smolensk » et qu’il l’a suivi jusque chez elle. Notre homme n’osera pas courir le risque de ne pas se rendre à mon « invitation ».

— Il va se demander pourquoi vous avez attendu si longtemps pour agir.

— Ne t’inquiète pas, j’ai déjà trouvé la réponse à cette objection. Ce sera expliqué dans le mot.

Lefine étendit ses jambes. Elles lui en voulaient encore pour toutes ces marches forcées.

— Dans ce cas, si j’étais lui, j’irais et je vous tuerais.

— C’est l’un des deux problèmes. Mais nous ne serons pas seuls. Il nous faut des hommes de confiance qui sauront garder secrète cette affaire. J’ai pensé à Saber, à Piquebois, au capitaine Dalero et à notre ami le lancier rouge. Cinq hommes placés en embuscade, plus moi. Avec plus de monde, nous risquerions d’être découverts.

— Quel est le plan ?

— Notre homme arrive pour me payer ou pour m’abattre. Là, je vois enfin de qui il s’agit. J’essaie de l’amener à parler de ses crimes, par exemple en lui demandant pourquoi il a agi ainsi. S’il me répond, alors c’est gagné ! Vous êtes tous témoins de ses aveux et nous l’arrêtons. Le prince Eugène sera bien obligé de me croire lorsqu’il entendra la confirmation de ma version par un capitaine de sa propre Garde royale et un lancier de la Garde impériale ! Et même si notre tueur ne me répond pas, nous posséderons une preuve contre lui. Il aura payé une forte somme pour...

— Ou il aura tué le capitaine Margont sous nos yeux, le coupa Lefine.

Margont ne releva pas cette noire plaisanterie qui, d’ailleurs, n’en était pas une. Lefine se massait les cuisses sans parvenir à soulager ses crampes.

— Et quel est le second problème ?

— Si notre homme ne vient pas. Il découvrira alors que nous avons tenté de le mener en bateau. Mais quelles conséquences pour notre enquête ? Aucune.

Margont se leva de sa chaise avec vivacité.

— Nous allons attendre un jour ou deux avant d’agir. Soit Delarse mourra effectivement du fait de sa crise, soit, à peine rétabli, il recevra un courrier anonyme...

Lefine s’éloigna, songeur. À la place de l’assassin, il ne paierait pas. Mais il irait bien au rendez-vous... Margont attaqua aussitôt sa lettre :

Monsieur,

Je suis au courant de ce que vous avez fait et je suis en mesure de le prouver. En effet, l’homme que j’avais chargé de vous surveiller à Smolensk ne vous a jamais perdu de vue. Il vous a vu rencontrer celle que j’appellerai « la dame de Smolensk » et l’accompagner jusqu’à son domicile dans lequel vous êtes entré.

J’ai longuement réfléchi à ce que je devais faire. Mais, après avoir assisté à tant d’horreurs à Smolensk, à la Moskowa et à Moscou, je me suis dit : pourquoi risquer ma carrière en attaquant la vôtre ? Le monde n’est visiblement pas à une boucherie près. J’ai donc décidé de vous proposer de monnayer mon silence. Il vous en coûtera six mille francs. C’est une belle somme, mais vous parviendrez bien à la réunir en taxant vos soldats sur leurs butins (d’autres officiers le font bien). Pas d’objets précieux. Payez-moi en argent et en bijoux, c’est plus facilement transportable. Je vous donne rendez-vous le 23, à 3 heures du matin, devant la maison que « la dame de Smolensk » possédait à Moscou. Venez seul. Votre absence vous coûterait bien plus cher que votre présence, car j’irais présenter mon rapport à qui de droit.

Dans l’attente d’une issue qui nous sera favorable à tous deux...

C.M.

Margont plia ce document et le plongea dans sa poche. Il se leva, hésita et, finalement, alla s’asseoir sur ce trône qui le fascinait. Il prit une position nonchalante, une jambe posée sur l’autre et les bras écartés appuyés sur les accoudoirs. Il imagina une cour de généraux, de comtes et de princesses se pressant pour lui rendre hommage. Il y avait des cosaques de la Garde et les gens s’écartaient sur leur passage, car on craignait leur impulsivité. Les hussards rouges chamarrés d’or discutaient avec des uhlans et des chevaliers-gardes ou avec des émissaires au faciès mongol venus de provinces reculées. Les plus belles femmes de Moscou et de Saint-Pétersbourg s’agitaient discrètement dans l’espoir d’attirer son attention. Mais lui n’avait d’yeux que pour la jeune comtesse Valiouska.

Margont avait l’impression d’être invincible, triomphant, même. Il lui semblait que son regard était plus perçant et son acuité auditive, plus poussée. Mais il n’était pas dupe. Il savait que le vin paraissait toujours avoir meilleur goût dans les coupes en or.

* * *

Le colonel Delarse survécut à sa crise et aux deux qui suivirent. Margont contacta tous ceux dont il avait besoin. Fanselin fut enchanté que l’on ait pensé à lui. « Une affaire secrète ? J’en suis ! » s’exclama-t-il avant d’ajouter sur le ton du confident qui saurait garder un secret : « Y aurait-il une femme là-dessous ? » Dalero accepta également, trop heureux d’être associé à un événement susceptible de promouvoir sa carrière, car, selon lui, la campagne de Russie était terminée. Il estima cependant qu’ils ne seraient pas assez nombreux et vint accompagné de deux de ses grenadiers, les sergents Fimiento et Andogio. Leurs épaules étaient larges et carrées et leurs mains si volumineuses qu’une seule aurait suffi pour étrangler quelqu’un. Ils avaient beau arborer une tenue impeccable et des gants blancs, on devinait qu’ils pouvaient au besoin être les hommes des sales besognes.

— Je le veux vivant, ordonna sèchement Margont.

Il devait lever la tête pour leur parler et, leurs coiffes accentuant la différence, on avait l’impression d’un David s’adressant à deux Goliath. Mais il s’était exprimé avec une telle agressivité que l’un des titans tourna la tête vers Dalero pour implorer des renforts. Dalero contemplait sa montre. Le disque blanc bordé d’or était du plus bel effet ainsi déposé dans la paume blanche de son gant. Le raffinement semblait toujours de circonstance pour Dalero.

— Il est quatre heures de l’après-midi. Comment allons-nous procéder ?

Les huit hommes s’étaient installés dans les décombres de la maison de la comtesse Sperzof.

— Des messagers vont apporter les lettres, expliqua Margont. Il s’agit d’habitants rencontrés dans la rue. Je les ai payés en poisson séché. Après-demain, ils recevront d’autres vivres s’ils ont bien accompli leur tâche.

— Quand est fixé le rendez-vous ?

— Dans la nuit de demain, à trois heures du matin. Mais nous allons d’ores et déjà nous poster dans nos cachettes et y rester, au cas où notre homme effectuerait une reconnaissance bien avant le rendez-vous ou enverrait quelqu’un le faire pour lui.

Margont présenta le plan des lieux. La rue dans laquelle se situait la maison avait grandement souffert de l’incendie. Les belles demeures qui la bordaient n’étaient plus que façades noircies, murs effondrés et colonnes décapitées. Une succession de jardins jouxtait l’arrière de ces ruines. Celui de la comtesse Sperzof avait résisté. D’autres étaient réduits en cendres. Une rue débouchait en face du lieu du rendez-vous, entre deux amas de gravats et de pans de murs. Il y avait également un croisement proche, à plusieurs dizaines de pas de là, sur la gauche. Seul un bloc avait survécu aux flammes. Il s’agissait d’un immeuble dont l’extrémité était partiellement effondrée. Un bataillon du 48e régiment y logeait. Margont traça une croix.

— Je me tiendrai là, sous le porche. Le plan est le suivant : notre homme vient, j’essaie de discuter avec lui et, s’il avoue son crime, vous sortez tous de vos caches pour converger vers lui l’arme à la main.

Les regards se posèrent sur la douzaine de pistolets que Margont avait réquisitionnés. Ces armes rassuraient malgré la faiblesse de leur précision, de leur portée et le fait qu’elles blessaient bien plus souvent qu’elles ne tuaient.

— Je vais tout tenter pour le faire parler, alors pas d’intervention intempestive ! insista-t-il.

— Seul celui que nous cherchons peut trouver cette adresse. Et il arrivera avec de l’or. Cela suffit, estima Dalero.

— Nous avons affaire à un colonel : devant un tribunal militaire, sa parole pèsera le triple de toutes les nôtres réunies. Il dira qu’il passait par là par hasard, qu’il avait un rendez-vous discret avec quelqu’un pour acheter quelque chose... Il nous faut une preuve formelle, pas des présomptions ou des coïncidences peu probables.

Saber, Fanselin et Piquebois se lançaient des regards qui en disaient long sur leur désarroi.

— Un colonel ? Nous n’allons pas arrêter un colonel ? finit par demander Saber, persuadé qu’il allait dissiper un malentendu.

Margont leur expliqua qu’ils recherchaient effectivement un colonel. Il leur déclara qu’il y avait d’excellentes raisons à cela, mais qu’il lui était interdit de les révéler.

— Si certains d’entre vous veulent se retirer, je le comprendrai, ajouta-t-il.

— Tu peux compter sur moi, répliqua immédiatement Piquebois.

Fanselin hocha la tête. Saber accepta à contrecoeur. Il ne voulait pas avoir la réputation d’être un « lâcheur », car il n’y avait rien de pire pour tuer dans l’oeuf toutes les promotions à venir.

— Donc il nous faut des aveux, reprit Margont. Si jamais vous me voyez lever le bras : venez à mon secours. Cela signifiera que je suis en danger ou qu’il en a dit assez pour que l’on puisse l’arrêter.

— Et s’il ne parle pas ? demanda Dalero.

— Je le laisserai partir. Nous discuterons ensuite de ce qu’il convient de faire.

Ce dernier point dépendrait surtout de l’avis du prince Eugène.

— Vous allez vous disposer en cercle autour de moi. Ainsi, pour me rejoindre, notre homme pénétrera dans ce cercle sans le savoir. Il n’aura aucune retraite possible. Piquebois se postera dans la maison voisine à ma droite, le sergent Fimiento, dans celle située à ma gauche. Lefine se cachera dans le jardin pour assurer mes arrières. Fanselin et Saber seront dans la rue qui débouche en face de la maison. Le capitaine Dalero et le sergent Andogio se placeront à l’extrémité gauche de notre rue, à l’endroit où celle-ci est coupée par le carrefour. Le capitaine Dalero sera du même côté que moi et le sergent Andogio, en face, caché dans les ruines contiguës à l’immeuble dans lequel loge le bataillon du 48e.

— Il y a plus d’hommes sur la gauche, fit remarquer Dalero.

— C’est exact. Parce qu’il est plus facile de s’y cacher : les bâtiments sont mieux conservés. Mais vous m’avez dit que les sergents Fimiento et Andogio étaient d’excellents tireurs.

Fimiento sourit sans que l’on sache si c’était pour accueillir ce compliment ou parce qu’il se remémorait quelques tirs particulièrement bien ajustés.

— Je les ai placés à des points clés. Le sergent Fimiento peut prendre toute notre rue dans sa ligne de mire comme celle qui débouche en face de cette maison. Le sergent Andogio, lui, couvre à la fois notre rue et le carrefour. Des questions ?

— On va passer plus de vingt-quatre heures cachés derrière des restes de murs qui risquent de s’écrouler et sans faire de feu – donc en se gelant toute la nuit et en mangeant froid –, c’est bien ça ? demanda Lefine.

— Absolument. D’autres questions ? Alors souhaitons-nous bonne chance.

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