Rien. Il ne se passait désespérément rien et ce rien ravageait l’armée française. Les Russes continuaient à reculer. On envahissait des régions entières après trois coups de feu, mais on ne trouvait que des cendres.
Pour bien des gens, l’inaction était pénible, car elle éternisait l’attente angoissée du combat. Pour Margont, être inactif, c’était déjà mourir. Avancer en colonne tuait ses journées, les faisait piétiner par tous les régiments. Il sauvait quelques heures en discutant avec les uns et les autres, mais la marche coûtait leur souffle à ceux qui ne possédaient pas de cheval. Il imaginait des nouvelles, des pièces de théâtre et même des modifications de la Constitution. Mais la fatigue lui vidait l’esprit. Ces journées inutiles, perdues, s’écoulaient hors de sa vie comme le sang des veines d’un blessé. Pour lutter contre sa mélancolie, il s’obligeait à se raser de frais et passait du temps à ôter la poussière de son uniforme. Sa théorie était la suivante : puisqu’un joli verre donne parfois un meilleur goût à une boisson, pourquoi en irait-il différemment des uniformes et des soldats ? Et ces efforts payaient. Un peu. Sa présentation soignée et les plis impeccables de sa tenue – le matin, en début de marche... – faisaient office de barrage à sa détresse. Par ailleurs, il se portait sans cesse volontaire : une patrouille pour se procurer des vivres, un message à transmettre... Son cheval russe était suffisamment robuste pour supporter ces kilomètres supplémentaires et lui, paradoxalement, voyait sa lassitude et sa fatigue s’alléger. Heureusement, la journée du 2 septembre fut si riche en événements qu’elle parvint à le stimuler alors qu’il s’approchait du gouffre dangereux de la dépression.
La matinée avait débuté dans la banalité la plus totale. Margont passait son temps – ou plutôt perdait son temps – à vadrouiller. Il ramenait les déserteurs et les maraudeurs dans les rangs tout en sachant que ceux-ci fileraient à nouveau dès qu’il aurait tourné le dos. Il dépensait aussi beaucoup d’énergie à inciter les traînards à presser le pas. Il liait leurs sacs à sa selle pour les alléger, utilisait la diplomatie, les menaces, les encouragements... Mais la faim et la fatigue s’accrochaient aux pieds des soldats. Margont contempla l’interminable succession des colonnes dans la plaine. Les rangs étaient relâchés, les tenues crasseuses et il manquait du monde, beaucoup de monde. L’horizon, inlassablement fait de plaines, de collines et de forêts, semblait ne mener nulle part. Margont décida de regagner son bataillon.
S’il se passait nombre de phénomènes étranges dans les armées, les rumeurs ne constituaient pas le moindre d’entre eux. Une nouvelle naissait quelque part avec plus ou moins d’authenticité et se propageait plus rapidement qu’une épidémie, semant la joie, l’espérance ou la peur, mais toujours et surtout la bêtise. Durant cette campagne, tout allait lentement sauf les rumeurs. Elles avaient leur façon bien à elles de galoper d’un cerveau à l’autre, de perturber l’arrière-garde pour enflammer l’instant d’après l’avant-garde. C’étaient de pétillants feux follets qui bondissaient d’un esprit trop bavard à une tête trop crédule avant d’effrayer le chef du corps d’armée en personne. Aujourd’hui dans une pensée, demain dans toute l’armée. Maintenant dans les plaines de Russie, dans trois semaines au théâtre à Paris. Par quelle magie ? Nul ne le savait. Margont tendit l’oreille et fit une belle récolte. La grande bataille tant désirée allait avoir lieu, car les généraux russes, excédés de reculer, s’étaient révoltés et, de colère, avaient pendu leur Tsar. Il n’y avait plus d’armée russe, on les avait presque tous tués à Austerlitz et on avait exterminé les survivants à Eylau, à Friedland et à Smolensk. On poursuivait donc un fantôme. Il allait enfin y avoir l’affrontement général dans moins de trois jours, c’était obligatoire, car les Russes, ruinés et désespérés, ne pouvaient plus battre en retraite. Mais cette rumeur-là, on l’entendait tous les jours depuis qu’on avait passé le Niémen, deux mois auparavant... Autre opinion à la mode : Alexandre se repliait tant et si bien que cette campagne finirait aux Indes. Margont sourit intérieurement en imaginant cette scène extravagante. Napoléon connaîtrait-il le même sort qu’Alexandre le Grand, voyant ses soldats se mutiner sur les bords du Gange et refuser de poursuivre leur étonnante série de conquêtes ? Ou, au contraire, les contemplerait-il se massant dans toutes les embarcations possibles pour s’empresser d’ajouter l’autre rive à l’Empire ? Il pourrait alors s’exclamer : « Me voilà plus grand encore que le grand Alexandre ! »
Hormis les rumeurs, les conversations étaient intarissables – le matin seulement, quand on ne se sentait pas encore trop fatigué. Le problème, c’est que chaque soldat avait déjà eu le temps de raconter à ses voisins sa vie entière, détails et fabulations inclus. Un sergent balafré aux moustaches tombantes proposa d’attaquer les contingents prussiens et autrichiens « histoire de ne pas perdre la main ». Sa boutade souffla un vent d’hilarité sur le bataillon. Margont se demanda si cette impulsion serait suffisante pour créer une rumeur et, si oui, s’il ne devait pas consigner les modalités de naissance de ces singuliers phénomènes climatiques psychiques. Saber réprimanda vivement le sergent. Quelques minutes plus tard, on vit ce dernier courir le long de la colonne, le fusil brandi à bout de bras et le visage écarlate, répétant inlassablement entre deux respirations : « Vive nos amis les Prussiens ! Vive nos amis les Autrichiens ! » Lefïne rejoignit Margont.
— Alors, Fernand ? Tes hommes ont-ils du nouveau ?
— Ils ne voient que la route qui poudroie et l’herbe qui ondoie.
— Très amusant. Et au sujet de von Stils ?
— Deux de mes amis le recherchent activement.
— Bien. Où est passé ton sac ?
Lefine exhiba une paire de dés qu’il embrassa.
— Le voltigeur Denuse me le porte pendant quinze jours, puis ce sera au tour du maréchal des logis Petit. À moins qu’ils ne se fassent tuer, ce qui serait un geste de mauvais perdant.
— Tu jongles sans cesse avec les astuces, les gens et les règlements. Un jour, cela finira mal.
— De toute façon, la vie elle-même finit toujours mal.
Lefine désigna ses chaussures. Elles étaient usées et percées. Un vagabond n’en aurait pas voulu.
— Ça m’étonnerait que mes semelles arrivent à Moscou.
— Tant que ce ne sont que les chaussures qu’on abandonne dans la plaine...
— Vous avez l’art de remonter le moral des troupes, mon capitaine. Vous n’allez plus ramasser vos brebis égarées pour les ramener sur le droit chemin de Moscou ?
— Le berger est fatigué, soupira Margont.
— Je vous comprends. Il paraît que l’Empereur veut faire fusiller tous les maraudeurs pour l’exemple. Autant dire à une moitié de l’armée d’exécuter l’autre.
— Le pire, c’est qu’on n’est même pas certain que ce serait la bonne moitié qui parviendrait à fusiller l’autre.
Un cavalier dévala une colline et lança sa monture au galop pour rejoindre la colonne. Il avait superbe allure avec son dolman jaune et son casque doré à chenille noire et plumet blanc. Saber se rapprocha de Margont.
— Non, mais tu l’as vu celui-là ? Pour qui il se prend ?
— C’est un quoi ?
— Un prétentieux.
Margont releva le menton pour manifester son impatience.
— C’est un trompette des chasseurs à cheval du Wurtemberg, décréta un caporal.
— Un trompette ! s’emporta Saber. Un trompette sans trompette et avec des épaulettes de capitaine ?
— Il y a quelques vestes jaunes chez les Napolitains, se souvint Lefine.
Saber secoua la tête.
— Gardes du corps de Saxe !
— Exact, mon lieutenant ! s’exclama une voix perdue dans les rangs.
L’officier se rapprochait. Apercevant Margont et Saber, il obliqua dans leur direction. Son port allier et son air dédaigneux lui gagnèrent immédiatement l’hostilité du régiment et la haine de Saber.
— Ce n’est pas parce qu’il est tout habillé de jaune qu’il doit se prendre pour un rayon de soleil, marmonna Lefine.
Le Saxon arrêta son cheval devant Piquebois. Ses joues et son nez étaient rougis par un coup de soleil. Cette couleur contrastait avec le bleu limpide de ses yeux pareils à deux petits lacs au milieu d’un visage en flammes.
— Capitaine von Stils, des gardes du corps saxons.
Piquebois se présenta et le Saxon enchaîna immédiatement après, comme si peu lui importait de savoir à qui il avait affaire du moment que l’on avait compris qui il était.
— Je cherche le capitaine Margont. Il sert dans votre régiment.
— Vous avez frappé à la bonne porte, mon capitaine. Le voici qui arrive.
Margont et von Stils se saluèrent. Von Stils paraissait contrarié.
— Un caporal est venu me faire savoir tantôt de votre part que le colonel Fidassio, du 3e de ligne italien, vous devait de l’argent et tardait à vous régler.
Margont aurait voulu étreindre Lefine dans ses bras.
— Absolument. Or quand je tente de m’entretenir avec le colonel Fidassio, le capitaine Nedroni, son officier adjoint, fait barrage.
— Son adjoint fait barrage ? faillit s’étouffer le Saxon. Et moi, mes courriers restent sans réponse !
— Comme j’ai entendu dire que le colonel Fidassio était également votre débiteur, j’ai pensé qu’une démarche commune serait plus... payante.
— J’accepte avec plaisir. Si cela vous est possible, allons sur-le-champ trancher ce problème.
Margont acquiesça et fit exécuter un demi-tour à son cheval.
— Les Italiens sont en arrière.
— Encore en arrière ? Voilà presque une heure que je descends le long de votre corps d’armée pour trouver la division Pino et que je m’entends inlassablement dire d’aller voir plus en arrière. Vos Italiens sont-ils donc encore à Rome ?
Saber demanda à les accompagner. Margont accepta à contrecoeur : la plaine, qui s’étendait à perte de vue, lui semblait trop étroite pour deux ego pareils.
Les cavaliers avançaient au pas. Ils croisaient des retardataires qui avaient l’amabilité de presser le pas sous leurs regards, des fantassins endormis, des maraudeurs... Von Stils les toisait avec mépris et faisait baisser les têtes. Un soldat du 8e léger, bardé de deux chapelets de saucisses s’entrecroisant sur son torse, salua les trois officiers.
— Les pillards ne saluent pas ! tonna le Saxon.
Margont regarda s’éloigner ce festin avec l’estomac dans les yeux.
— Vous parlez bien le français, déclara-t-il à von Stils pour tenter de lier connaissance.
— C’est facile, le français est une langue plate et simpliste.
Margont se retint de lui rétorquer que ce n’étaient jamais les langues, mais les esprits qui se révélaient plats et simplistes. La route se poursuivit en silence. Margont contemplait la plaine. Cette invraisemblable étendue verte était trop grande non seulement pour les yeux, mais pour l’esprit lui-même. Car enfin comment un pays pouvait-il être aussi vaste ? Il avait avalé une armée forte de quatre cent mille hommes comme un géant l’aurait fait d’un pois chiche. Saber saisit sa gourde et avala une longue rasade d’eau. Margont fit de même, mais l’eau tiède apaisa à peine sa soif. Il remarqua que von Stils ne buvait pas. Pourtant, ses lèvres étaient craquelées et la chaleur étouffante. Si le Saxon pensait démontrer ainsi une quelconque supériorité, c’est qu’il n’avait pas compris que le soleil aurait toujours le dernier mot.
— Étiez-vous à Iéna ? demanda-t-il de but en blanc.
Margont secoua la tête.
— Nous étions à Auerstaedt.
— C’est exactement la même chose, non ? Le même jour, deux batailles entre les Français et les Prussiens alliés aux Saxons et ce, avec le même résultat : une victoire totale des Français. Qu’on ait été à Iéna ou à Auerstaedt, en Prusse, on pleure chaque année le 14 octobre. Moi, j’étais à Iéna. Régiment Beviloqua, brigade von Dyhern, division d’infanterie saxonne von Zeschwitz Ier. Vous nous avez écrasés, massacrés, décimés... Non, vous avez fait pire encore.
Il eut un sourire triste et ajouta :
— Vous disiez que je parlais bien votre langue, mais je ne trouve même pas le terme exact pour décrire ce que vous nous avez fait subir.
— « Laminés », proposa aimablement Saber.
Von Stils se retourna brusquement vers lui. Margont nota que le Saxon retenait plus facilement sa soif que sa colère alors que lui-même était plus doué pour l’inverse.
— Vous nous avez laminés, reprit le Saxon en insistant sur ce dernier mot. Tout s’est passé si vite... Comment peut-on perdre une guerre aussi rapidement ? Jouez-vous aux échecs ?
— Peu souvent, mais l’une de mes connaissances, oui..., répondit Margont.
— Eh bien ce fut exactement comme le coup du berger. La partie vient de commencer quand l’adversaire vous annonce que vous êtes échec et mat. Nous étions vaincus, humiliés et écoeurés. Je me souviens d’avoir envié mes camarades qui avaient été tués. Pour oublier ce désastre, je me suis fait verser dans la cavalerie. J’ai quitté celle que j’aimais, cessé de voir mes amis, abandonné mes études d’avoué, changé de coupe de cheveux, déménagé... On aurait dit que tout ce qui appartenait au passé était maudit. En fait, finalement, je suis peut-être bel et bien mort à Iéna. Pauvre Louisa, elle n’a jamais compris. Bref, je vous avoue que sur cette route de Paris à Moscou, j’ai l’impression d’aller dans le mauvais sens. On me dit de crier : « Vive l’Empereur ! » là où je voudrais hurler : « Feu à volonté ! » Décidément, le jeu des alliances politiques est bien trop subtil pour mon sens patriotique. Mais j’obéirai aux ordres, je me battrai avec bravoure. Et, comme mon roi, je prie pour que Napoléon nous jette des miettes de territoires à la fin de son festin russe. Cependant vous m’excuserez si ma compagnie n’est pas des plus joviales. Ma bonne humeur légendaire a été... laminée.
Margont pardonna à von Stils sa prestance hautaine. Quand on perd le fond, on se rattache à la forme. Ils rencontrèrent une vingtaine de lanciers polonais qui escortaient des prisonniers russes. Von Stils regardait ces derniers avec pitié. On aurait dit qu’il était l’un des leurs.
— Les cosaques ! Les cosaques ! hurla soudain Saber en s’élançant au galop.
Margont et von Stils dégainèrent d’un même élan tandis que les visages des Polonais se tournaient dans leur direction. Saber fendait la plaine, sabre au clair, sans s’apercevoir qu’un seul lancier l’avait suivi dans sa charge. Loin de là, à l’orée d’une forêt, trois cosaques les contemplaient. Tous étaient armés de lances, leur meilleure arme, leur étendard, leur signature et, plus encore, un membre supplémentaire. Lorsque Saber eut parcouru les trois quarts de la distance, ils disparurent sous le couvert des arbres.
— Il s’est fait laminer, déclara von Stils.
— « Ridiculiser » serait plus exact.
Saber se résigna à tourner bride. Ivre de rage, il gesticulait, son sabre encore à la main.
— Ah, les bâtards ! Les fils de cochons ! Ce ne sont pas des soldats, ce sont des pitres !
Margont désigna son fourreau pour l’inviter à rengainer avant de blesser quelqu’un. Saber crut qu’on lui indiquait d’autres cosaques et fit faire demi-tour à son cheval. Il se retourna, plus excédé encore.
— Ils me narguent depuis le bois ? C’est ça, hein ? Maudite soit la peste cosaque ! Pourquoi filent-ils sans arrêt comme des moineaux ? Quel est l’intérêt ?
— Demande donc à ton cheval, même lui connaît la réponse, le coupa Margont.
La pauvre bête s’était immobilisée. La bouche ouverte, les naseaux frémissants, elle tentait de recouvrer son souille. Ce genre d’efforts répétés la tuerait avant peu. Saber s’avérait impossible à calmer.
— Ce ne sont pas des soldats, mais des miliciens ! Non, ce ne sont même pas des hommes, ils sont trop sauvages. Toujours à galoper en hurlant comme des bêtes. Des centaures ! Des centaures rescapés du fin fond des âges ! Pourquoi ne m’avez-vous pas suivi, hein ? J’exige une réponse !
Von Stils caressa l’encolure de sa monture.
— J’appartiens à la cavalerie lourde. Nos chevaux sont plus puissants, mais moins endurants. Ils sont faits pour charger en ligne, pas pour ce genre de poursuites.
— Arguties ! Arguties ! s’exclama Saber avec le ton triomphant de l’avocat qui vient de démasquer un faux témoignage.
— Irénée, reprends-toi.
— Et vous, capitaine Margont ? Le prétexte de votre inertie ?
— J’ai passé l’âge d’aller jouer à cache-cache dans les bois.
Saber inclina la tête.
— Messieurs, permettez-moi de prendre congé.
Sur ce, il éperonna son cheval pour le lancer au galop, mais celui-ci, affaibli, se contenta d’un trot rapide.
— Pourquoi votre ami hait-il les cosaques à ce point ? interrogea von Stils.
— Le lieutenant Saber est très chevaleresque et les coups de main des cosaques s’opposent à ce que doit être, selon lui, un héroïque face-à-face militaire. Alors comme en plus, les cosaques poussent le mauvais goût jusqu’à remporter des succès...
— Il est vrai que les militaires français détestent être battus par des paysans en guenilles. Cela remonte à la bataille d’Azincourt.
— Iéna, les cosaques, Azincourt : et si nous cessions de parler de guerres ?
Von Stils hocha lentement la tête.
— Avec plaisir.
Il se lança alors dans un vaste discours sur la Saxe. Il décrivit son pays avec minutie et méthode, comme un expert analysant la toile d’un maître. Cependant, son chauvinisme faussait les couleurs. Les rivières devenaient d’une limpidité de cristal, les villes étaient les plus belles du monde, le peuple saxon possédait toutes les qualités existantes et quelques autres encore, les forêts inspiraient les poètes, on n’avait pas réellement vécu si l’on n’avait jamais visité la Saxe... Margont l’écoutait avec attention et l’interrompait pour lui poser des questions. Il préparait le moment où il tenterait d’en apprendre plus sur Fidassio. Les deux hommes rejoignirent une soixantaine d’artilleurs encadrés par de rares lanciers polonais. Depuis quelques jours, des pluies diluviennes s’étaient succédé, transformant la route en un vaste bourbier. Un canon s’était enlisé dans une ornière et huit servants tentaient de le dégager. Les soldats forçaient tant et plus, les uns, penchés en avant, poussant de tout le poids de leur corps, les autres tirant sur les roues à s’en arracher les ligaments. Les chevaux de l’attelage faisaient eux aussi tout leur possible. Mais le canon s’entêtait. Et on pliait les genoux, on suait, on jurait, on bloquait son souffle... en vain. Margont se dit que l’armée tout entière était pareille à ce canon, embourbée jusqu’aux mollets et s’échinant malgré tout à continuer à avancer. Le visage de von Stils affichait à nouveau un air à la fois suffisant et mélancolique. Il contemplait les pièces d’artillerie.
— Les fameux canons Gribeauval. Leurs gueules ont soufflé plus d’une armée ennemie.
Margont s’approcha d’un capitaine qui dépoussiérait nerveusement sa veste.
— Où est donc votre escorte ?
— Les Polonais ? Ah, par Dieu ! Un bon tiers a déserté, un deuxième tiers est en vadrouille en quête de nourriture et ceux qui restaient sont partis à la chasse aux cosaques par là-bas, répliqua l’artilleur en désignant d’un geste vague un bois qui se trouvait au loin.
— Que font donc ces lanciers polonais avec le 4e corps ?
— Et alors ? Vous êtes bien avec un garde du corps saxon, vous ! Leur chef d’escadrons a été blessé à Smolensk. Ses hommes sont restés avec lui et, maintenant qu’il est rétabli, ils tentent de rejoindre leur régiment. Quel foutu bordel que cette campagne, pas vrai ?
— Vous vous exposez à...
Margont n’acheva pas sa phrase. Une clameur retentissait dans la plaine. « Hourra ! » Trois cents cosaques avaient surgi d’un bois et déferlaient sur eux. Ils étaient vêtus de tuniques noires ou bleu marine. Les quelques Polonais présents s’élancèrent au-devant de ceux qu’ils considéraient comme leurs ennemis héréditaires. Arborant eux aussi des uniformes bleu marine, il était difficile de les distinguer de leurs adversaires. On voyait des corps tomber et se faire piétiner, on entendait hurler les blessés et crépiter les coups de pistolet, d’étranges remous animaient des groupes enchevêtrés... Les Polonais furent rapidement submergés et les cosaques jaillirent de tous les côtés au milieu des artilleurs. Ces derniers les fusillèrent à bout portant et se firent embrocher en retour. Un lieutenant proche de Margont se fit clouer contre un caisson à munitions par une lance adroitement plongée dans le coeur, les chevaux des attelages s’emballaient, les cosaques s’époumonaient : « Hourra ! Hourra ! Hourra ! » Margont chargea. Un jeune cavalier lança son cheval droit sur lui, espérant se couvrir de gloire en capturant un gradé français. Avec une adresse déconcertante, il fit exécuter un demi-tour à sa lance. Il brandissait non plus la pointe, mais l’extrémité de la hampe. Margont tenta de parer l’attaque avec son épée, ressentit un violent choc au niveau du sternum et chuta. Il atterrit sur le dos et la douleur lui coupa le souffle. Des sabots passèrent au galop près de ses yeux, projetant de la terre sur son visage. Le cosaque mit prestement pied à terre. Il devait avoir seize ans. On aurait dit un gamin tout heureux à l’idée d’offrir un cadeau à son père, mais un peu inquiet parce que, quand même, il se trouvait au coeur d’une bataille... Son prisonnier avait l’air mal en point et il ne savait comment s’y prendre pour l’emmener. Margont esquissa un geste, mais son dos le fit atrocement souffrir. Il se sentait pareil à un misérable insecte écrasé par une chaussure et qui n’a survécu que pour agoniser. Le Russe lui appliqua sa pique sur la gorge.
— Je ne bougerai pas, dit Margont en russe.
L’adolescent écarquilla les yeux. Il était inconcevable pour lui que cet homme puisse parler sa langue puisque les Français étaient des suppôts de Satan. Il examina attentivement l’uniforme de son captif. Mais oui, il s’agissait bien d’un Français.
— Vous êtes mon prisonnier ! s’exclama-t-il fièrement.
— Je n’en doute pas une seconde, répliqua Margont.
Le Russe ôta sa ceinture et entreprit de lier les poignets du Français. Margont craignait le moment où cet adolescent finirait par se dire qu’il était bien plus simple de tuer que de faire un prisonnier. Tout autour d’eux, les cosaques ne paraissaient pas à la guerre, mais à la fête. Ils tourbillonnaient au galop dans tous les sens comme des feuilles emportées par le vent et hurlaient leurs triomphants « Hourra ! » en roulant les r. Leur furie était indescriptible : ils embrochaient jusqu’à s’en rompre la lance, déchargeaient leurs pistolets, sabraient à tour de bras et lançaient leurs montures sur les artilleurs pour les piétiner. Les Polonais rivalisaient d’acharnement avec eux. Ils se battaient comme si chaque cosaque tué libérait le mètre carré de Pologne écrasé sous leurs sabots. Les Français, eux, défendaient leurs pièces. Regroupés autour des canons, ils rendaient coup pour coup. Ils profitaient de la mêlée pour appliquer leur fusil contre le ventre des Russes occupés par un duel au sabre avant de faire feu. Ils perçaient l’ennemi à la baïonnette, au sabre et même au couteau. Les cosaques tremblaient d’avidité en contemplant les pièces d’artillerie. Un vieux sergent-major couvait son Gribeauval et ses servants comme un coq sa basse-cour.
Après avoir fracassé deux crânes à coups de crosse, il lança :
— Tudieu ! Que dirait l’Empereur si on nous piquait nos gueules à mitraille ? Quelle honte !
Ces mots galvanisèrent les défenseurs. Margont se relevait avec peine lorsqu’un frémissement agita la tempête cosaque, annonçant un vent contraire. Un fort parti de lanciers polonais avait fait son apparition depuis un bois éloigné et accourait au galop.
— L’escorte revient ! hurla quelqu’un.
Margont se réjouit à l’idée que ces cavaliers se soient enfin rendu compte qu’ils étaient tombés dans un piège, poursuivant un leurre destiné à les éloigner du convoi. Puis il pensa que les Polonais s’étaient peut-être volontairement lancés sur cette fausse piste pour inciter les cosaques à attaquer enfin... L’adolescent qui l’avait capturé le regardait avec une profonde tristesse. Ses cheveux roux en désordre retenaient encore quelques brins de la paille sur laquelle il avait dormi. On avait envie de les lui enlever d’un geste paternel avant de le renvoyer jouer. Margont avait pris son expression pour de la déception. Ce n’était pas cela. Plutôt de la culpabilité. Il semblait sur le point de s’excuser. Il dégaina son sabre et s’approcha du capitaine pour l’exécuter. Margont se rua sur lui. Le Russe brandit sa lame, mais le Français le percuta et son coup d’épaule le projeta à terre. Ce choc raviva la douleur dans le dos de Margont qui eut l’impression que son adversaire était malgré tout parvenu à lui plonger son sabre dans la colonne vertébrale. Il y eut un flottement dans l’attaque cosaque, nettement perceptible par l’extinction des « Hourra ! » Les Russes décidèrent de lâcher prise. Ils commencèrent à refluer vers le bois qui les avait jetés dans la plaine. Un cavalier s’arrêta à côté de l’adolescent et lui cria quelque chose en lui tendant le bras. Le jeune homme secoua la tête et fit à nouveau face à Margont. À défaut d’un captif, il rapporterait les belles épaulettes arrachées au cadavre d’un officier. Margont se débarrassa sans mal de la ceinture qui lui entravait les mains. Il ne restait presque plus de cosaques. L’un d’eux abandonna le groupe en fuite et revint au galop vers le convoi. La cinquantaine, barbu, les cheveux roux ondulés, il jeta son cheval entre les deux adversaires, le fit se cabrer et saisit l’adolescent, plus par la peau du cou que par le col. Ce dernier cria, mais se jeta prestement en croupe. Ils s’enfuirent au moment où les Polonais atteignaient les canons et embrochaient les derniers Russes comme on le fait des poulets et des dindes à Noël : en série et sans jamais s’estimer rassasié. Saber, alerté par les coups de feu, était lui aussi de retour. Sa bête, épuisée, acheva les derniers mètres au pas, sa démarche affaiblie contrastant avec les efforts de son cavalier pour la lancer à la poursuite de l’ennemi.
— Tu as vu ça, Quentin ? Ils ont fait exprès d’attaquer après mon départ.
Saber croyait réellement être connu dans toute cette partie-ci de la Russie et que les cosaques, discutant entre eux, se disaient parfois : « Attaquons donc ce convoi, il est mal gardé », « Non, l’ami, car le lieutenant Saber est avec eux », « Ah ! Si Saber y est, alors n’y pensons plus ». Margont marchait avec peine et cherchait à retrouver son épée, son shako, sa monture et sa fierté. Il lui aurait fallu un bon lit douillet, oui, c’était exactement ça, un bon lit douillet. Saber le toisa.
— C’est la deuxième fois que les cosaques te désarçonnent, non ? La prochaine fois, jette-toi directement par terre, tu gagneras du temps.
Saber essayait souvent d’éclipser ses amis par ce genre de petites phrases assassines. Pour lui, la gloire ne se partageait pas. Tout homme possède ses limites, aussi Margont s’avança-t-il vers Saber pour le saisir par la manche et le désarçonner, histoire de voir lequel des deux serait le prochain à se retrouver au sol. Saber jugea préférable de s’éloigner. Von Stils revenait, hautain. Du sang maculait son lourd sabre de cavalerie. Il mit pied à terre et empoigna la tunique d’un cosaque mort pour y essuyer sa lame.
— J’en ai tué deux. J’ai imaginé que je chargeais des hussards français.
Margont le contempla froidement.
— Puisque vous nous détestez tant, pourquoi ne rejoignez-vous pas les Russes ? Au lieu de salir cette tunique, enfilez-la.
Le Saxon rengaina son sabre brutalement, faisant claquer la garde contre le fourreau.
— Un Saxon arbore un uniforme saxon et obéit au roi de Saxe.
— Être fidèle à ses idéaux ou à son devoir... J’aurais choisi les idéaux. Un coup de sabre a fait sauter votre épaulette à franges.
Von Stils regarda son épaule gauche.
— Non contents d’essayer de m’embrocher, voilà qu’en plus ils me dégradent !
Margont et von Stils vinrent en aide aux blessés. Saber aboyait des ordres pour faire placer une pièce en batterie. Les artilleurs se pressaient, poussaient péniblement les roues, s’affairaient à apporter des boulets. Leur bonne volonté était évidente, mais Saber les noyait sous les injures : « fainéants », « maladroits »... Pourtant, il y avait peu de chances que les cosaques reviennent. Tant d’efforts pour dételer cette pièce, la mettre en position et la charger avant de la décharger sur les fourmis et de l’atteler à nouveau... Margont réalisa que son ami avait peur. Saber évitait soigneusement de contempler les blessés. Le but de la mise en batterie de ce canon n’était pas de faire de nouvelles victimes, mais de l’empêcher de voir celles qu’il y avait déjà. Saber occultait complètement cet aspect-ci de la guerre. Il voulait combattre, mais comme un enfant, avec des soldats de plomb qui ne saignaient pas quand on les renversait. Il demeura donc à cheval, sabre à la main, prêt à commander le feu d’une pièce d’artillerie sur des cosaques qui ne viendraient jamais. Lorsque les derniers blessés eurent été pansés et installés dans un chariot et le canon embourbé sorti de son ornière, un capitaine d’artillerie énervé, le bras en sang, vint récupérer sa pièce. Le convoi se remit en route. Saber, Margont et von Stils l’abandonnèrent. Au loin, on apercevait la tête de la division Pino.
* * *
La division Pino se trouvait dans un état effroyable. Elle tentait de se ravitailler sur un territoire brûlé par les Russes et pillé par tous les régiments qui la précédaient. Les visages décharnés et éreintés de ces hommes étaient pires encore que tous ceux qu’avait contemplés Margont jusqu’à présent. Tandis que les trois cavaliers s’approchaient au trot du 3e de ligne italien, Margont demanda :
— Vous jouez souvent avec le colonel Fidassio ?
— Oui, parce qu’il perd.
— Comment joue-t-il ?
Von Stils ne sembla pas surpris par cette question, comme s’il était évident qu’un joueur sommeillait en chacun. Peut-être était-ce le cas d’ailleurs.
— Il ne prend aucun risque, sous-estime en permanence son jeu, se méfie de ses propres partenaires... Il perd sans arrêt de l’argent – beaucoup d’argent –, mais, quand il gagne, le voilà plus heureux qu’un roi.
— J’aimerais faire quelques parties avec lui.
— Ha cessé de jouer. Depuis que plus personne ne lui fait crédit...
— À qui doit-il encore de l’argent ?
— À quelques-uns de ses subordonnés qui n’osent pas le lui réclamer !
— En doit-il à son chien de garde, le capitaine Nedroni ?
— À ma connaissance, celui-ci ne joue pas. Il se contente de passer derrière le colonel Fidassio pour négocier ses dettes : étaler les remboursements, diminuer la somme en échange d’une lettre de recommandation...
Von Stils ajouta aussitôt en ricanant :
— Oui, c’est exactement ça ! Le capitaine Nedroni passe derrière son colonel !
— J’ai peur de ne pas bien saisir votre allusion...
— M’est avis que ce sont deux sodomites ! Vous avez mieux saisi mon allusion, maintenant ?
— Personnellement, je n’ai pas de préjugés contre ces hommes-là.
— Moi non plus, en fait. Seulement contre les mauvais payeurs.
— Êtes-vous sûr de ce que vous avancez sur leur relation ?
— Non. Mais cela ne m’étonnerait pas.
Le colonel Fidassio chevauchait à l’écart de son régiment, comme à son habitude. Il blêmit en apercevant von Stils. Nedroni, qui se trouvait à ses côtés, galopa aussitôt à la rencontre des importuns. Il arrêta son cheval devant eux pour leur barrer la route, salua poliment et déclara :
— Puis-je m’enquérir du motif de votre visite ?
— Je suis le capitaine von Stils, des gardes du corps saxons, et voici le capitaine Margont, du 84e, répondit le Saxon d’un ton cassant. Nous venons nous entretenir avec le colonel Fidassio au sujet de dettes que celui-ci doit nous régler depuis un certain temps déjà.
— Je suis tout à fait désolé, mais c’est impossible. Le commandement du régiment requiert toute l’attention du colonel.
Von Stils avait rougi plus encore que sous l’action du soleil.
— Il s’agit d’une question d’honneur, monsieur ! J’insiste !
Nedroni demeurait courtois, mais ferme.
— C’est impossible et je le regrette sincèrement. Mais si vous voulez bien me laisser un message, celui-ci sera transmis dans les plus brefs délais.
— Un message !
— Oui, nous avons un message, intervint Margont. Faites savoir au colonel que nous allons directement nous entretenir avec le général Dembrowski afin que celui-ci donne l’ordre à votre colonel de nous recevoir.
Nedroni fut pris au dépourvu.
— Vous n’allez pas déranger un général pour des histoires d’argent ?
— Transmettez, transmettez, ironisa Margont avant de se diriger vers le général de brigade et ses aides de camp qui examinaient les environs à la longue-vue depuis le sommet d’une colline.
— Très bien, concéda Nedroni. Veuillez me suivre, mais soyez brefs.
Lorsqu’ils atteignirent le colonel Fidassio, celui-ci s’entretenait avec un chef d’escadrons des chasseurs à cheval. Ce dernier étant français, les deux hommes s’exprimaient dans cette langue. Le visage du colonel exprimait le désarroi.
— Avez-vous déployé vos escadrons pour protéger nos flancs ?
— Oui, mon colonel, assura le chasseur.
Le chef d’escadrons devint perplexe. Visiblement, le colonel Fidassio était confronté à un choix des plus difficiles. Le chasseur ne voyait pas où résidait le problème et se maudissait pour son manque de clairvoyance.
— Oui, mais vos escadrons ne sont-ils pas trop déployés ? S’ils sont trop déployés, ils ne pourront pas faire face en cas d’attaque massive sur un point précis. Faites dire à vos cavaliers de se tenir déployés, mais pas trop non plus. Il faut un juste milieu entre déployé et rassemblé.
— Je transmets tout de suite vos ordres, mon colonel.
— Tout dans la vie est une affaire de juste milieu. « Toujours un peu, jamais trop ! »
« Toujours un peu, colonel, jamais trop », pensa Margont. Le chasseur s’éloigna avec le sentiment de ne pas avoir bien saisi ses instructions. Fidassio sembla sur le point de le rappeler pour ajouter ou retrancher quelque chose, mais se retint. Les jointures des mains de Nedroni étaient blanches à force de serrer les rênes.
— Mon colonel, ces deux officiers désirent vous parler. Je leur ai fait savoir à quel point vous étiez débordé, mais ils ont insisté. Ils ont parfaitement compris que vous ne pourriez leur consacrer que quelques secondes.
Les quelques secondes en question parurent à Fidassio plus longues que la damnation éternelle. Il se décomposa lorsque Margont lui annonça qu’il avait été chargé par feu le lieutenant Sampre de recouvrer la dette de ce dernier. Fidassio expliqua qu’il ne possédait pas une somme suffisante sur lui, mais régla à chacun des deux hommes deux cents francs à titre d’acompte en échange d’un reçu. Fidassio sollicitait sans cesse Nedroni du regard. « C’est Nedroni le colonel et c’est Fidassio son ombre », conclut Margont.
Margont et von Stils reprirent leur route. Margont se retourna. Fidassio paraissait plus abattu que jamais tandis que Nedroni s’entretenait avec lui. Nedroni adressa au Français un regard haineux. Il lui en voulait d’avoir percé le secret de son ami, d’avoir découvert que les magnifiques épaulettes de colonel se révélaient trop lourdes pour les épaules de Fidassio et que Nedroni l’aidait à porter ce glorieux fardeau. Pourquoi ma mère a-t-elle voulu faire de moi un colonel ? devait se lamenter intérieurement Fidassio. Oui, certes. Mais aussi, pourquoi l’avait-il laissée faire ? Il était vrai cependant que les colonels obéissaient toujours aux généraux.