Le 22 novembre, Margont se tramait au milieu d’un bois de bouleaux. Il y avait du brouillard et il neigeait une fois de plus. Les visages étaient décharnés, épuisés, hagards et, parfois, noircis par le gel. Chacun ressemblait à son propre cadavre. On avançait au milieu d’ombres, fantôme parmi les fantômes. L’angoisse de s’égarer était omniprésente. Car si l’on se perdait, on ne serait néanmoins pas perdu pour tout le monde et les cosaques ou les partisans vous massacreraient ou vous captureraient, selon leur humeur.
Fanselin cheminait avec Margont et ses compagnons depuis le matin. Son cheval, éreinté, avait tant et si bien ralenti l’allure qu’il avait fini par être semé par son escadron. À la mort de sa monture, Fanselin avait voulu couper à travers une forêt. Il s’était retrouvé pris dans une tempête de neige. Lorsqu’il avait enfin rejoint l’armée, il était tombé sur le 4e corps. Il portait une énorme pelisse qu’il avait, bien entendu, choisie rouge. Il se faisait un devoir de montrer l’exemple et exorcisait ses peurs par le rire et les bravades. De ce fait, un groupe de soldats le suivait en permanence.
— J’étais complètement égaré dans cette forêt avec, pour seules armes, mes deux pistolets et ma lance, racontait-il.
Il était si fier de sa lance que, chaque fois qu’il en parlait, il la brandissait et celle-ci s’en allait batailler avec les branches des bouleaux.
— Bien sûr, je pensais aux cosaques ! Saleté de cosaques ! Ça vous sort de derrière nulle part, ça vous tire dans le dos et, le temps de se retourner, c’est déjà loin à l’horizon. Et ça galope, ça galope, ça galope ! Il faut s’accrocher pour les rattraper, ces coquins-là ! Ces diables de malins ont des pelisses couleur d’écorce qui les rendent invisibles. Pas vus, pas pris, disparus. Bref, au bout d’un moment, pardonnez ce détail peu ragoûtant, je commence à soulager ma vessie contre un tronc d’arbre et tout d’un coup, je me dis : « Attention, Edgar, sois sur tes gardes, des fois que tu serais en train de pisser sur les bottes d’un cosaque... »
Son auditoire riait, lui se taisait pour économiser son souffle puis, quelques minutes plus tard, racontait une autre anecdote ou philosophait. Fanselin avait une telle confiance en lui-même et en les Français, et la Garde jouissait d’un tel prestige que sa présence insufflait un peu d’énergie dans les esprits.
La colonne progressait lentement. La route était encombrée de cadavres congelés de soldats et de chevaux à demi dévorés. Il y avait aussi des couverts en argent, des vases et des pièces d’or que certains abandonnaient pour s’alléger. Soudain, on entendit un long sifflement qui devint de plus en plus aigu et s’acheva par une explosion tonitruante. Un bouleau s’effondra dans un bruit de craquement et piégea des hommes dans un enchevêtrement de branchages. Des boulets rebondirent ici ou là. Mais la marche continuait. Les troupes étaient régulièrement bombardées par des canons que les Russes avaient eu la détestable idée de monter sur des traîneaux. Une silhouette à cheval se rapprocha dans le brouillard. Quelques fusils se pointèrent dans sa direction, car qui disait cheval disait cosaque deux fois sur trois. Elle émergea brutalement de la brume glacée, comme une apparition. C’en était probablement une, d’ailleurs. Il s’agissait d’un major à la tenue irréprochable, pantalon et gants immaculés. Il était jeune et furieux.
— Soldats, on nous canonne ! Réagissez ! Êtes-vous des militaires ou des lapins ? Baïonnettes aux canons, tous avec moi !
Il disparut en caracolant en direction des batteries ennemies qui tonnaient tant et plus.
— C’était qui çui-là ? interrogea un soldat emmitouflé dans une série de châles.
— Le fantôme de la Grande Armée, répondit une silhouette. Celui qui nous hante tous.
Fanselin se remit à parler. Margont n’entendait presque plus sa voix. Ses lèvres, soudées par la glace, et ses jambes le faisaient odieusement souffrir. Elles étaient si lourdes à soulever qu’il les regardait souvent, persuadé qu’elles avaient accroché quelque chose. Il les sentait enflées et gorgées de douleur. Parfois, cette douleur explosait en des milliers de fourmillements. C’était à la limite du supportable, car cela évoquait pour lui la mort et la dévastation par les vers. Il y avait pire encore : il lui arrivait en effet de ne plus du tout sentir ses membres inférieurs. Comme s’il était devenu cul-de-jatte et que ses jambes appartenaient à quelqu’un d’autre. Alors il extrayait les mains du fin fond de son manchon et frappait avec frénésie ses cuisses pour réactiver la circulation. Lorsque la douleur revenait, il retrouvait enfin son intégrité corporelle. Il regardait avec envie ceux qu’on transportait sur des charrettes ou des affûts de canon. Mais le repos se révélait un piège. La mort venait en silence. Le froid engourdissait peu à peu les consciences et les passagers sombraient dans un sommeil agréable dont ils ne se réveilleraient pas. Le choix était simple : marcher ou geler.
Margont pensait fréquemment à son enfance ou à certains moments de sa vie. Il se remémorait en particulier la naissance de son amitié avec Piquebois car il avait failli mourir ce jour-là. Piquebois, alors en pleine période hussarde, l’avait aperçu en train de lire alors que lui-même sabrait des citrouilles fichées sur des pieux et coiffées de casques autrichiens. Piquebois, le sabre à la main et probablement à court de citrouilles, l’avait traité de « puceron grimoirophage ». Il n’aurait été que trop heureux de voir le « bibliothécaire d’infanterie » dégainer son épée. Mais Margont lui avait répondu que sa lame ne lui servait que de coupe-papier, pas de coupe-hussard français. Piquebois avait éclaté de rire avant d’entraîner Margont dans une beuverie qu’il aurait été dangereux de refuser. Cependant, ces souvenirs étaient plutôt de mauvais augure. Lorsque l’on arrive à la fin d’un voyage ou d’un projet qui fut long à aboutir, on repense souvent à ses débuts. Margont avait l’impression que son esprit passait une dernière fois sa vie en revue avant de sombrer doucement dans l’assoupissement...
Lefine tomba un peu plus loin. Margont plia les genoux pour s’accroupir, ce qui lui causa une douleur intense, comme si la saillie des muscles de ses cuisses avait déchiré sa peau glacée. Il voulut ôter le havresac de son ami, mais fut surpris par son poids. Il l’ouvrit et découvrit des lingots d’argent, des bijoux et de la vaisselle en or. Il se mit à le vider. Lefine, gémissant, tendit la main et ramassa avec peine une tabatière en or qu’il fourra dans l’une de ses poches. Mais Margont en jetait davantage que lui-même en récupérait.
— Je t’ai laissé les bijoux sinon, tu serais fichu de rester ici, déclara Margont à voix basse, car il était à bout de souffle.
Lefine se relevait avec l’aide de Saber et de Fanselin lorsque retentirent de grands cris. « Hourra ! Hourra ! » En un instant, des cavaliers fondirent sur la colonne de tous les côtés à la fois. La plupart des assaillants étaient des cosaques irréguliers, des Bashkirs et des Kalmouks. Leurs faciès de Mongols, leurs chapeaux rouges aux formes étranges, le fait que certains d’entre eux étaient armés d’un arc, tout cela causa une terreur panique. Des hussards les accompagnaient et sabraient en hurlant. La confusion fut totale. Des fantassins s’enfuyaient, levaient les bras ou tentaient de se défendre avec tout ce qui leur tombait sous le gant. Des mains crispées par le froid parvenaient à brandir des fusils et faisaient feu sur les cavaliers ou, plus souvent, sur les chevaux. Les Russes, mieux nourris, moins fatigués, enivrés par la victoire, mais aussi enivrés tout court, se livraient à un carnage. Les hussards remontaient au galop la colonne en riant, se frayant un passage dans le sang. Fanselin brandit sa lance. Il en avait coincé l’extrémité contre une grosse pierre. Un Bashkir le chargea et le lancier, se courbant au dernier moment pour éviter la pointe, embrocha le Russe. Il se cramponna aussitôt à la crinière du cheval, mais celui-ci n’interrompit pas sa course, entraînant le Français. Fanselin finit par rouler à terre. Il se releva le pistolet à la main, prêt à s’emparer d’une autre monture. Les Bashkirs qui avaient assisté à la scène n’eurent pas envie de prendre à partie un forcené pareil. Margont se sentit gagné par une folie irrépressible. Il abattit un Bashkir d’un coup de pistolet et en blessa un autre avec sa deuxième arme. Ce second assaillant saignait au niveau de l’épaule. Sa main affaiblie ayant libéré les rênes, son cheval galopait en rond autour d’un chariot. Margont voulut l’achever, mais sa lame ne parvint pas à transpercer l’épais manteau. Il agrippa alors le Russe et le fit chuter. Il s’assit à califourchon sur lui et brandit son couteau. Il avait envie de crever les yeux de son adversaire pour que ce dernier comprenne enfin jusqu’à quel point on pouvait souffrir. Il se repaissait de la terreur du Bashkir. Cet homme avait un visage arrondi aux pommettes proéminentes. Son crâne était rasé sauf à l’arrière, d’où partait une longue natte. Il possédait une moustache très fine dont les extrémités tombaient jusqu’au menton. Ses yeux étonnamment bridés laissaient à peine voir ses pupilles. Malgré toutes ces différences, Margont vit son reflet dans ce visage. Ce Bashkir avait été touché ; pour lui, la guerre était finie. Margont rangea son couteau, prit la sacoche que le cosaque portait à la ceinture et s’en alla. Il se jeta aussitôt à plat ventre, car un Français le mettait en joue, le prenant pour un partisan.
— Français ! 84e ! hurla-t-il.
Le tireur, comprenant sa méprise, abattit un Kalmouk pour faire bonne mesure. Les assaillants repartirent aussi brutalement qu’ils avaient surgi. Ils plongeaient au passage leur lance dans le dos des cadavres, piquant de temps en temps un fantassin qui faisait le mort. Un hurlement leur faisait savoir quand ils avaient eu de la « chance »... Fanselin se livrait à un duel à la lance avec un officier cosaque régulier. Le Russe effectuait de grands moulinets rapides avec sa pique, parant ainsi les attaques. Quand il avait dévié suffisamment l’arme de son adversaire, il interrompait son tournoiement et expédiait sa pointe vers la poitrine du Français. Fanselin, étonnamment leste, bondissait sur le côté et contre-attaquait à son tour. Changeant de tactique, Fanselin mima une attaque de la pointe pour faire effectuer soudain un arc de cercle à sa lance et frapper avec l’autre extrémité. Le cosaque fut violemment touché au menton et tomba de cheval. Un concert de détonations stoppa net la monture dans sa fuite. On ne laissait pas s’échapper un tel monceau de viande. Fanselin tenait en respect son prisonnier avec sa lance.
— Vive notre cosaque rouge ! s’exclama Margont d’une voix affaiblie.
D’autres cris saluèrent le « cosaque rouge » et Fanselin sourit du compliment. Le cosaque s’exclama : « Hourra ! » et, à la stupéfaction générale, se jeta sur la lance pour s’embrocher. Fanselin retira aussitôt sa pointe, mais il était trop tard. Tout le monde se rua sur les cadavres de chevaux pour s’en repaître jusqu’à en ronger les os comme des chiens. Et ce, sans prendre le temps de les cuire, car les cosaques rôdaient toujours. Margont ouvrit la sacoche du Bashkir. Il y trouva un pain noir parsemé de bouts de paille. Celui-ci avait été cuit en dépit du bon sens : placé dans un four bien trop chaud, l’extérieur avait brûlé alors que le coeur était encore à l’état de pâte. Margont croqua dedans à pleines dents. Il n’arrivait pas à croire qu’il avait failli torturer ce Bashkir. La souffrance le rendait-elle donc fou ? Il lui fallait construire un rempart pour se protéger de la démence. Au lieu de se répéter qu’il marchait vers le duché de Varsovie – qui se trouvait encore si loin –, il pensa au colonel Pirgnon. « Ne le perds pas de vue, tiens ton monstre en laisse », songea-t-il. Il se dit qu’il n’avait pas le droit de se laisser mourir ou de perdre la raison et cela parvint à animer les bouts de bois endoloris qui lui servaient de jambes. La marche reprit. Encore.
* * *
Le colonel Pirgnon maudissait le brouillard qui lui voilait l’ampleur de la catastrophe. Selon lui, l’Empereur était perdu. Les armées russes allaient leur couper la retraite et ce serait l’hallali. L’ironie de la situation l’amusait. Car tout mourait autour de lui quand lui se sentait renaître. Son avenir lui paraissait enfin limpide. Il s’approcha des soldats de son escorte qui, le visage bleuté, grelottaient près d’un feu. Les branchages gelés étaient de si mauvais combustibles qu’ils généraient une sorte de fumée sans feu ni chaleur. Pourtant, le colonel Pirgnon sentit une onde de bien-être l’envahir.
* * *
Le 25 novembre, la Grande Armée se retrouva face à la Bérézina. C’était ici que les Russes avaient prévu de l’anéantir. En effet, la Bérézina, énorme affluent du Dniepr, n’était pas gelée. Large de cent cinquante pas, profonde de trois mètres et bordée de marécages et de forêts, elle coupait la retraite. L’Empereur ne disposait plus que de douze mille soldats, dont la moitié constituée par la Garde. Il pouvait également compter sur les vingt mille hommes de renfort conduits par Victor, Oudinot et Dombrovski. À ces troupes s’ajoutaient quarante mille civils et traînards pour la plupart désarmés. Les Russes, au nombre de cent vingt milles, répartis en trois armées, avaient eux aussi été affaiblis par les combats et l’hiver. L’amiral Tchitchagov tenait la rive ouest de la Bérézina et devait empêcher les Français de passer. Au nord se trouvait Wittgenstein et, à l’est et au sud, Koutouzov. Mais ce dernier, encore à plus de cent kilomètres des Français, ne pressait pas son armée. C’était le prestige inouï de Napoléon qui avait poussé le généralissime russe à commettre cette erreur qui consternait son état-major. Napoléon avait remporté tant de victoires que Koutouzov sous-estimait largement la désorganisation et la faiblesse de la Grande Armée. Il voulait donc une fois de plus éviter l’affrontement et laisser faire le climat et les privations.
Napoléon réussit un exploit qui sauva une grande partie de ce qui restait de son armée. Il envoya un bataillon suivi de milliers de traînards vers la petite ville de Borisov. L’amiral Tchitchagov crut que les Français allaient tenter de traverser là-bas et porta ses troupes en face de cette position. En réalité, l’Empereur ordonna aux pontonniers du général Eblé de construire deux ponts en face du village de Studienka. Quand Tchitchagov fut averti de ces travaux, il pensa... à une diversion destinée à le détourner de Borisov. Lorsqu’il comprit enfin son erreur, les deux ponts avaient été jetés sur la Bérézina dans des conditions épouvantables et les Français avaient commencé à s’établir solidement sur la rive ouest. Le premier ouvrage, fragile et dont le tablier se trouvait parfois au ras de l’eau, était utilisé par l’infanterie et le second, plus solide, par l’artillerie et les voitures. Napoléon avait fait installer quarante canons pour les protéger.
Le 27 novembre, plusieurs corps, dont celui du prince Eugène, qui ne comptait plus que mille huit cents hommes, traversèrent la Bérézina.
Le 28 novembre, à sept heures du matin, les Russes attaquèrent les deux rives à la fois.