26

Le 15 septembre, la Grande Armée atteignit Moscou. Napoléon l’avait admirée la veille, en compagnie de l’avant-garde, depuis le mont Poklonnaïa, le mont du Salut. Il avait déclaré : « La voilà donc, cette ville fameuse » avant d’ajouter : « Il était temps. »

Arriver devant Moscou causait une joie indescriptible. Les régiments voyaient les colonnes qui les précédaient s’agiter au sommet d’une éminence et clamer : « Moscou ! Moscou ! » Les soldats ne parvenaient pas à y croire. Ils pressaient le pas, mélangeant leurs rangs que les sous-officiers tentaient de démêler à coups d’imprécations. Le mont du Salut barrait la vue, Moscou n’était encore qu’un rêve, une ville dont on avait parlé tant et plus, mais qui n’existait peut-être même pas, une sorte d’Eldorado russe. Mais une fois parvenu au sommet, alors, brutalement, Moscou s’étendait sous vos yeux. Immense. Partout on apercevait des coupoles et des bulbes dorés d’églises, de superbes palais, des quartiers entiers construits en pierre, de vastes avenues... Moscou, avec son architecture baroque et byzantine, appartenait à un autre monde que celui de Paris, de Vienne, de Berlin et de Rome. Ici, c’était déjà l’Asie. Margont avait l’impression de découvrir une cité des contes des mille et une nuits. Il s’inclina et fit le signe de croix, par respect pour cette ville merveilleuse et parce que telle était la coutume lorsque les Russes contemplaient cette ville sainte depuis le mont du Salut. Il se signa cependant dans le sens catholique et non orthodoxe. Puis il se mit à crier : « Moscou ! Moscou ! », comme tous les autres, parce que ce mot était si grand, si magnifique, qu’il occupait à lui seul tout son esprit. Il le répétait en hurlant de joie jusqu’à s’en briser la voix. Saber, bras tendus vers le ciel, sabre au clair, vociférait : « Victoire ! Victoire totale ! » Lefine, trop pragmatique pour croire aux rêves, murmurait : « C’est pas possible, c’est pas croyable... » Piquebois voulait saluer la ville à sa façon et bourrait sa pipe avec la dernière pincée de tabac qu’il avait conservée pour l’occasion. Son visage paraissait serein, mais ses doigts tremblaient. Les combats, la faim, la fatigue extrême, les amis perdus : tout était oublié. Les yeux gorgés de palais et des remparts rouges du Kremlin, le 84e descendit vers la ville en ordre parfait, car il fallait être irréprochable pour se montrer digne de Moscou. « Je suis à Moscou » : la phrase sonnait et résonnait dans les têtes comme l’emballement des cloches d’une ville entière. Tout était fini, on n’en doutait pas une seconde. Le Tsar était à genoux et l’armée russe en pièces. Alexandre signerait l’armistice et l’on passerait l’hiver ici, la cuillère de caviar dans la bouche, traités comme des princes.

La désillusion commença dès l’entrée dans la vieille capitale. La ville était parfaitement silencieuse. Les régiments et les escadrons se succédaient en colonnes sans aucune foule sur leur passage. On crut un moment que les gens se terraient chez eux. Mais on n’apercevait aucun visage aux fenêtres. On réalisa que Moscou avait été désertée. La panique et les ordres d’évacuation du comte Rostopchine, gouverneur général de Moscou, avaient vidé la ville. Des trois cent vingt mille habitants, il ne restait plus que ceux d’origine française, allemande ou italienne, des indigents, des blessés intransportables et des déserteurs.

Margont tournait la tête de tous les côtés. Chaque image l’émerveillait. Les rues, larges et droites, certaines entièrement bordées d’hôtels et de palais entourés de jardins grands comme des parcs, offraient de superbes perspectives. Le Kremlin, illustre forteresse, constituait le joyau de Moscou. Son enceinte de briques rouges était surmontée de créneaux blancs en queue d’hirondelle. De nombreuses tours la renforçaient. Ces murailles laissaient voir des coupoles dorées massées les unes contre les autres, des tourelles décorées de faïence et des petits clochers. On enviait ceux qui auraient le privilège d’y loger afin de veiller sur l’Empereur – car celui-ci ne méritait rien de moins que le Kremlin.

Le prince Eugène établit son quartier général dans le palais du prince Momonoff dont le luxe confinait à l’invraisemblable. Un secteur fut attribué au 84e. Margont, Lefine, Saber et Piquebois choisirent un coquet pavillon et y pénétrèrent en riant, persuadés que le pire était derrière eux.

* * *

Margont dormait profondément. Ses rêves n’étaient pas en harmonie avec cette éclatante journée. Il voyait un acteur sur une scène. Celui-ci portait une toge, comme un tragédien antique, et appliquait sur sa face un masque souriant. L’inconnu changea de masque avec une rapidité telle que Margont n’eut pas le temps d’apercevoir son visage. Ce second personnage, triste, suscitait la pitié. Un nouveau changement le rendit pareil à un enfant qui demandait protection. Puis ce fut la face d’un honnête homme avant de devenir celle d’un adolescent emporté par sa propre jeunesse. L’inconnu était aussi magicien et les masques naissaient dans ses paumes à discrétion. Margont fixait cette tête. Il voulait savoir si elle possédait bien son propre visage ou si elle n’abritait qu’une niche vide. Mais il se demandait en même temps s’il lui serait possible de faire la différence entre ce véritable visage et un énième masque de couleur chair.

Il fut tiré de son sommeil par de violentes secousses. Il ouvrit péniblement les yeux. Le visage de Piquebois était penché au-dessus du sien.

— Quentin ! Pour l’amour du ciel ! La maison est en flammes, réveille-toi !

Une épaisse fumée noire s’engouffrait déjà par la porte de la chambre tandis qu’une fumée blanche filtrait à travers les interstices du plancher.

— On a pris tes affaires, les autres sont déjà dehors, allez, viens !

Margont s’habilla en un éclair. Cependant, les deux hommes ne purent franchir le seuil de la pièce. Le couloir n’était plus qu’une carcasse rongée par les flammes. Le crépitement constituait un bruit de fond étonnamment fort, régulièrement couvert par un grand fracas lorsqu’une partie du plafond s’effondrait. Ils battirent en retraite. Margont se précipita vers la fenêtre et l’ouvrit. L’espace d’un instant, il fut pris au dépourvu. Comment ça ? Il faisait déjà jour ? Pourquoi ne l’avait-on pas réveillé au petit matin ? Alors il réalisa que l’on était encore en pleine nuit. Mais en de nombreux points de la ville, des incendies ravageaient des quartiers entiers et la clarté rivalisait avec celle d’un après-midi d’été. En bas de la rue, Lefine et Saber gesticulaient.

— Qu’est-ce que tu fiches, Quentin ? File donc !

Margont disparut avant de revenir avec des draps et des vêtements dans les bras. Il les noua les uns aux autres aussi vite qu’il le pouvait. Saber tenait dans chaque main la bride d’un cheval. Les bêtes, saisies de panique, hennissaient à fendre l’âme. Lefine avait toutes les peines du monde à maîtriser son konia qui, terrifié, reculait peu à peu sans s’apercevoir que, derrière lui aussi, tout flambait. Margont se laissa glisser à toute allure le long de sa corde de fortune, serrant les dents tandis que les tissus décapaient ses paumes. Piquebois fit de même et les quatre hommes s’empressèrent de s’éloigner. Ils n’avaient pas la moindre idée de la direction à prendre pour gagner une zone épargnée par les flammes.

— Par là ! décréta Saber en se lançant dans une direction.

Ils se retrouvèrent nez à nez avec un groupe de hussards du 8e régiment qui pensait trouver son salut dans la direction opposée. La plupart d’entre eux n’avaient même pas eu le temps d’enfiler leurs pelisses ou de coiffer leurs shakos. Habillés seulement de chemises sales et de pantalons rouges, ils pouvaient déjà s’estimer heureux d’avoir récupéré trois de leurs montures.

— N’allez pas par là, les rues sont en flammes ! s’exclama Saber.

— Ça peut pas être pire que par chez nous ! rétorqua un cavalier pieds nus qui s’était jeté à l’encolure de sa bête pour la calmer.

Un autre hussard tempêtait, le sabre à la main.

— Ce sont les Russes qui mettent le feu à leur propre ville.

— Impossible ! s’emporta Margont. Ce sont des crétins irresponsables qui ont renversé des bougies en pillant des maisons ou qui ont allumé des feux et ne les ont pas surveillés. Ce sont des ivrognes à qui on doit ce foutu bazar !

Mais le hussard était formel.

— Je veux bien vous accorder que des soiffards sont responsables de quelques foyers, mais on a déjà arrêté plusieurs incendiaires. Des Russes. Certains ont avoué face au peloton d’exécution que le comte Rostopchine avait donné l’ordre d’incendier la ville. Il a fait déguiser des agents de police en mendiants et a vidé les prisons. On a attrapé des forçats complètement ivres qui se promenaient dans les rues en balançant des torches à travers les carreaux des maisons.

— Je ne peux pas croire une telle chose, ce sont des menteurs..., s’entêtait Margont.

— Et comment expliquez-vous qu’il n’y ait plus une seule pompe à incendie dans la ville ? Rostopchine les a toutes fait emporter !

Tandis que Margont tentait de surmonter sa consternation, les deux groupes se disputaient. Incapables de s’entendre, chacun d’eux décida de s’en tenir à son idée première. Deux hussards et l’unique monture qu’ils se partageaient se joignirent cependant à Margont et à ses amis.

La chaleur devenait très pénible à supporter. La sueur dégoulinait sur les visages, coulait dans les yeux, trempait les corps et collait les habits à la peau. Ils s’engagèrent dans une haie de flammes bruissantes et crépitantes. Régulièrement, des explosions retentissaient, plus ou moins proches, parfois isolées, parfois multiples comme les détonations d’un feu d’artifice. Le ciel était surprenant. Des couleurs se mêlaient et ondulaient : le noir des fumées qui se fondait dans le noir de la nuit, les oranges rougeoyants en mille variantes, les jaunes parfois purs jusqu’à l’incandescence... On aurait dit une vaste toile sur laquelle on aurait étalé des monceaux de gouache. Un hôtel s’effondra sur lui-même dans un terrible vacarme. Le cheval des deux hussards se cabra en hennissant. Il laissa lourdement retomber ses antérieures, manquant d’écraser le pied de celui qui le tenait par la bride, et rua de ses jambes postérieures. Le second hussard reçut l’un des sabots de plein fouet dans l’estomac. Il fut projeté contre un mur et tomba recroquevillé. La monture se cabra à nouveau et se libéra enfin. Elle voulut fuir, mais comprenant qu’elle était cernée par les flammes, se mit à tourner en rond. Les bâtiments menaçaient de s’écrouler. Margont cria au hussard d’abandonner sa bête et de secourir son compagnon, mais l’autre s’entêtait. Margont voulait leur venir en aide, mais dut renoncer, car le cheval enchaînait les ruades en tournoyant sur lui-même. Lefine entraîna ses compagnons dans une rue latérale. Ils se retrouvèrent sur une place. Les édifices de deux de ses côtés étaient en feu. Le vent charriait de multiples cendres incandescentes. On avait l’impression de contempler un gigantesque essaim de lucioles qui venait se poser sur les quartiers alentour. Une fusillade crépita. Margont réalisa qu’un peloton exécutait à tour de bras. Les fantassins s’empressaient de recharger. Quelques-uns passaient au milieu des corps et achevaient les blessés en faisant feu quand le canon de leur fusil touchait la tempe. Il y avait une telle quantité de prisonniers que l’on ne prenait même pas la peine de dégager les cadavres.

— Qui fusillez-vous ? demanda Margont à un adjudant-major qui s’efforçait d’accélérer les exécutions tout en surveillant anxieusement du regard la propagation de l’incendie.

— Des incendiaires. Il y a des forçats, des fanatiques... Regardez-les ! Ils sont soûls comme des barriques !

Face aux fusils, certains se frappaient le torse du poing pour inciter les Français à faire feu. La salve fit sursauter Margont. Un individu en guenilles, édenté, le crâne rasé, s’approcha de lui en souriant. Margont était incapable de le reconnaître. Un soldat qu’il avait combattu ? Quelqu’un rencontré à Smolensk ? L’homme lui parla en russe. Un caporal lui posa amicalement la main sur l’épaule et, répondant à son sourire, lui déclara :

— Allez, laisse le capitaine, retourne avec tes petits camarades. On va te fusiller. Ça te fait plaisir, pas vrai, qu’on te troue la couenne ?

Le condamné hocha plusieurs fois la tête. Le caporal éclata de rire, fier d’avoir démontré quelque chose.

— Les Russes ont même vidé leurs asiles, mon capitaine. Ils ont mis des torches dans les mains des fous et ils les ont lâchés dans les rues.

Margont voulut plaider la cause de cet homme. Un major, anticipant sur ses protestations, décréta :

— Nous fusillons tous les incendiaires et je ferai mettre aux arrêts quiconque tentera de s’interposer.

Margont et ses compagnons s’éloignèrent tandis que le simple d’esprit sautillait de joie : c’était enfin son tour d’aller devant le mur où les gens faisaient des feux d’artifice avec leurs fusils. Ils décidèrent de demeurer sur cette place jusqu’à ce que le brasier s’apaise. Mais une pluie de cendres vint enterrer ces espérances. Les confettis clairs se changèrent bientôt en épais flocons qui devinrent si nombreux qu’ils gênaient la vue. On se serait cru au coeur d’une tempête de neige brûlante. Chaque inspiration était un calvaire, car la chaleur blessait les bronches et les débris faisaient tousser à n’en plus finir. Même boire n’y changeait rien. Pis encore, à la cendre se mêlaient des reliquats enflammés. Un prisonnier hurla tandis que sa tignasse prenait feu. Le peloton d’exécution, pris de vitesse, termina sa sale besogne en se ruant à la baïonnette sur les derniers captifs. On ne voulait pas les achever, car on estimait que le feu s’en chargerait. Le major vociférait ses ordres. On mettrait un terme aux souffrances de ces blessés, ensuite on formerait une colonne et alors on évacuerait la place. Mais ses hommes s’étaient déjà débandés. Sans se décontenancer, le major s’empara de deux pistolets d’arçon et se mit à tirer sur ceux qui se tordaient de douleur à terre. Margont et ses amis durent à grand regret abandonner leurs chevaux de peur de finir éventrés d’un coup de sabot ou la main arrachée par une ruade. Ils s’engouffrèrent dans une ruelle. Ils n’y voyaient presque plus tant les cendres étaient denses. Ils écrasaient un pan de leur chemise sur leur bouche et leur nez pour filtrer l’air. Pour ne pas perdre quelqu’un en chemin, ils avançaient à la queue leu leu, se tenant par la ceinture. Voyant tant de richesses partir en fumée, des soldats se précipitaient dans les maisons pour tenter de soustraire aux flammes nourriture et trésors. Durant sa progression, Margont en entendit hurler des dizaines sur lesquels un toit embrasé ou des pans de mur venaient de s’abattre.

Enfin, ils atteignirent un quartier que les incendies avaient épargné. Les maisons, en pierre, et les jardins avaient joué le rôle de coupe-feu. Le nombre de soldats massés ici était considérable et des chaînes s’étaient formées jusqu’à la Moskowa. Toutes sortes de récipients passaient de main en main pour inonder les foyers naissants. Mais ces derniers apparaissaient et réapparaissaient sans cesse au gré des débris enflammés qui parcouraient les airs de leur vol chaotique.

— Je vous avais dit que c’était par là, rappela Saber.

* * *

Il avait été réveillé par une explosion proche. Tandis qu’il s’habillait précipitamment, il avait cru que l’armée russe attaquait Moscou pour en déloger les Français tout en sachant cette hypothèse absurde. Des soldats désemparés étaient venus lui annoncer que la ville était en flammes. Dans un premier temps, tandis qu’il se hâtait dans la fournaise avec quelques hommes, il avait craint pour sa vie. Puis, peu à peu, une fascination s’était emparée de lui. Il profita de la confusion causée par l’effondrement de plusieurs édifices pour disparaître dans le dédale des rues.

Alors que les gens couraient après leur salut dans ce labyrinthe de pierres, de bois et de brasiers, lui se promenait. Il contemplait avec délectation les maisons ravagées par le feu. Près d’un carrefour, il entendit des appels au secours qui provenaient d’une demeure dont la toiture brûlait. Il se précipita sur la porte. Les voix étaient proches. Il saisit son fourreau et le disposa de façon à bloquer la poignée. Un instant plus tard, celle-ci remua plusieurs fois, mais, son mouvement étant entravé, elle ne put libérer le pêne. Des mains tapaient frénétiquement contre la porte tandis que la poignée continuait à s’agiter inutilement. Les barreaux aux fenêtres condamnaient toute autre issue. Des gens criaient et suppliaient en italien. Il y eut un bruit terrible quand la toiture s’effondra, aussitôt suivi de hurlements. Des hurlements épouvantables qui résonnaient comme une mélodie à ses oreilles. L’homme imagina leurs corps. Il vit les flammes galoper sur leur peau, la faire rougir et la couvrir de cloques. Il devina les cheveux et les vêtements s’embrasant d’un même élan et les bouches et les trachées se remplissant de feu lors des ultimes inspirations. Il entendit les cris de douleur de ceux qui se changeaient en torches humaines et, enfin, le bruit sourd de la chute des corps. Il inhala l’odeur de chair brûlée. Elle le grisa comme un alcool fort. Il pensa aux corps carbonisés, rétrécis par la combustion des tissus et l’évaporation de leur eau. Il aurait voulu ouvrir la porte pour contempler ces cadavres recroquevillés et noirs comme des bouts de charbon, mais il craignait de recevoir une tempête de flammes en plein visage du fait de l’appel d’air. Il enfila l’un de ses gants pour récupérer son fourreau brûlant et se remit en chemin.

Ses pas se laissaient guider par les cris de souffrance. Il aperçut un homme sortant d’une maison qui n’était déjà plus qu’un tourbillon de flammes. C’était l’un des rares habitants à être resté. Celui-ci tapait précipitamment les manches de sa chemise pour éteindre les débris incandescents qui les parsemaient. Il sourit, croyant que l’on venait à son aide. La stupéfaction se peignit sur son visage lorsqu’il vit le pistolet et qu’on lui indiquait la maison, du canon de l’arme. On voulait... qu’il y retourne. Il leva les mains en signe de soumission et se déplaça lentement sur le côté pour signifier qu’il allait partir sans embêter personne. La balle le frappa en pleine poitrine. Deux sentinelles, qui avaient assisté à la scène, accoururent, le fusil dans les bras.

— C’était un incendiaire. C’est lui qui a mis le feu à ce pavillon, leur déclara d’emblée l’officier.

Les soldats saluèrent et repartirent. L’homme poursuivit son parcours, à l’affût de chaque occasion qui lui permettrait de jouir du carnage. Au bout d’un moment, même l’incendie de Moscou ne suffit plus à épancher sa soif de sang. Alors il voulut à nouveau croire en Dieu pour pouvoir croire au diable. Il imagina qu’il était en enfer. Les bruissements et les crépitements étaient causés par la mastication de gigantesques créatures qui dévoraient les damnés. Il se figurait des monstres les plus hideux possibles, dignes des discours des prêtres aux croyances rigides. Des vers annulaires cyclopéens enchevêtrés les uns dans les autres, des gueules fourmillant de tentacules qui saisissaient les fuyards, des yeux de mouches dont les mille facettes réfléchissaient des visages hurlants, des bouches garnies de rangées de crocs qui brisaient les hommes... Il voyait des ombres aux tailles insensées se vautrer dans les brasiers les plus intenses, écrasant sous leur poids des quartiers entiers. D’autres vers, couverts de protubérances, se hissaient péniblement hors d’une gigantesque faille qui plongeait au plus profond des abysses infernaux, là où tout était incommensurablement pire qu’ici. Ce qui existait dans le secret de cet abîme dépassait le médiocre entendement humain. L’homme fit quelques pas en direction de ce gouffre. Il voulait s’y jeter. Mais la chaleur devint trop intense et l’obligea à battre en retraite. Il se mit alors à la recherche de rues attaquées par les flammes, mais dans lesquelles il serait encore possible de se déplacer. La nuit était encore jeune. Il allait avoir d’autres occasions de voir mourir et de tuer.

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