20

Le réveil fut particulièrement désagréable. La soirée de la veille semblait appartenir à un passé déjà lointain. Un domestique vint réveiller Margont pour lui annoncer qu’un officier exigeait de le voir, le capitaine Dalero, des grenadiers de la Garde royale italienne. L’habit vert de Dalero était barré en diagonale par un baudrier en cuir blanc. Son énorme bonnet à poils et son plumet rouge le faisaient paraître immense. Mal rasé et l’uniforme froissé, il présentait aussi mal que Margont, mais lui en souffrait visiblement. Une étrange cicatrice en arc de cercle, qui cernait le sommet de la pommette gauche, marquait son visage basané. Margont se demanda s’il ne se l’était pas faite lui-même pour se donner une allure martiale. Dalero entraîna immédiatement Margont au-dehors. Il marchait si vite que les trois grenadiers qui l’accompagnaient avaient du mal à les suivre. Quant à Lefïne, que Margont avait fait prévenir, il était encore en train de s’habiller dans sa chambre.

— Je suis envoyé par Son Altesse le prince Eugène. Celui que vous recherchez a peut-être tué une nouvelle fois.

Margont blêmit. Il pensa à Natalia, même si c’était absurde puisque plusieurs dizaines de soldats de sa compagnie logeaient dans le château. Par ailleurs, Dalero et lui s’éloignaient de la demeure des Valiouski. Malgré tout, son esprit superposa deux images, celle de Natalia allongée sur son lit et celle du cadavre torturé de Maria. Cette vision se précisa et Margont eut l’impression de se trouver véritablement devant elle. Sa dépouille été labourée par une lame ; ses mains crispées sur sa gorge tranchée ; ses cheveux, collés par le sang, voilaient en partie son visage ; son corps nu était exhibé dans une position impudique choisie par son bourreau. Plus Margont voulait chasser cette scène, plus celle-ci devenait claire, crédible. Une tension extrême l’envahit. Il s’imagina face au meurtrier. Il se jetait sur lui, le transperçait d’une multitude de coups d’épée et ne s’arrêtait que pour contempler une forme inerte à ses pieds. Il s’étonna de la violence de ce songe et essaya de se débarrasser de sa peur et de sa haine. En vain. Le capitaine Dalero ne remarqua rien. Il affichait ce détachement qu’avait connu Margont jusqu’à ce qu’il soulève le couvercle du cercueil de Maria.

— Le prince est furieux contre vous ! annonça Dalero. Pourquoi lui faites-vous si peu souvent transmettre des nouvelles ? Pourquoi l’assassin n’a-t-il pas encore été identifié ?

Margont écarta les bras.

— C’est pourtant si simple...

— Nous pouvons parler sans crainte : mes hommes ne comprennent que l’italien et le prince m’a mis au courant de tout. Qu’avez-vous appris de nouveau ?

— Rien, mentit Margont. Nous avons une trentaine de suspects, mais certains ont un grade élevé. Il y a même des colonels sur cette liste !

— Des colonels..., répéta Dalero comme s’il avait besoin de se l’entendre dire pour commencer à y croire.

Les rues étaient quasiment désertes. On croisait seulement quelques habitants égarés ou des soldats ivres qui titubaient.

— Toujours la plus grande discrétion ! s’exclama Dalero. Ça, c’est le seul point sur lequel le prince est satisfait de vous. J’ai fait interroger les domestiques de la maison : la victime était... comment dites-vous déjà en France, vous avez un terme délicieux... Ah oui ! Une « croqueuse d’hommes ».

— Non, pas une croqueuse d’hommes ! le coupa Margont.

Dalero haussa les sourcils.

— Et pourquoi pas une coureuse ?

— Je ne vous réponds pas. Puisque seule ma discrétion est appréciée, autant la conserver.

— Bon. Soit. Cette femme s’appelait Ludmila Sperzof. Elle avait épousé le comte Sperzof, un capitaine des hussards qui s’est fait tuer durant la guerre contre les Turcs. Les serviteurs de la maison étaient très attachés au capitaine et ils haïssaient leur maîtresse : ils ne se sont pas privés pour en raconter long sur elle... Elle ne cessait de tromper son mari, même avec les hussards qu’il avait sous ses ordres. On m’a rapporté toutes sortes d’histoires : qu’elle avait eu une liaison avec Untel ou Untel, que tout Smolensk était au courant, qu’elle ne respectait même pas l’anniversaire de la mort de son époux, qu’il lui arrivait d’entraîner deux hussards en même temps dans son lit...

— Vous êtes sûr que ce n’est pas l’un des domestiques qui l’a tuée ?

— Vous remontez dans mon estime. Je ne crois pas. Je vais en venir au crime, mais permettez que je termine le récit du couple Sperzof. Un vieux domestique, ancien hussard sous les ordres du capitaine, m’a laissé entendre que celui-ci, désespéré par la conduite de son épouse, s’était fait sauter la cervelle. Ses hussards ont caché cela et ont chargé le lendemain avec son cadavre qu’ils ont abandonné sur le champ de bataille avant de revenir le chercher avec tous les honneurs.

— Officiellement, on blâme donc les Turcs et pas la sultane... Quel genre d’hommes choisissait-elle pour amants ?

— Je n’avais rien demandé d’aussi précis, mais ses servantes se battaient pour me livrer les détails les plus salaces. La comtesse Sperzof aimait tout particulièrement les militaires, surtout ceux qui avaient des manières violentes. Une nuit, l’un d’eux a d’ailleurs tenté de violer l’une des femmes de chambre.

Margont semblait perdu.

— Vous êtes certain de ce qu’on vous a raconté ? Peut-être que l’un des domestiques en voulait à la comtesse et l’a calomniée...

Dalero secoua catégoriquement la tête.

— J’ai interrogé huit domestiques et tous disent la même chose. La comtesse recevait souvent des officiers et les faisait boire. Parfois, elle ne prenait même pas la peine de gagner sa chambre et le repas tournait à l’orgie. La comtesse y mêlait une jolie servante qui avait les mêmes moeurs qu’elle et qu’elle a chassée lorsque celle-ci est tombée enceinte.

— Elle n’avait tout de même pas que des soudards pour amants !

— Si. Les gens aux manières plus normales ne l’intéressaient pas. Certains tentaient leur chance – car la comtesse était belle et riche –, mais en vain. Uniquement des brutes. L’amant qu’elle a conservé le plus longtemps, c’est-à-dire trois mois, était un lieutenant des dragons nommé Garoufski. Un jour, il a rossé un domestique parce que l’eau de son bain avait refroidi. Une autre fois, il a cassé deux dents à une servante.

Le gant blanc de Dalero vint serrer le pommeau de son sabre. Il souriait. Il était effrayant.

— Ah ! comme je serais heureux de me retrouver face à ce Garoufski.

Margont irritait la paume de sa main en caressant sa barbe de la veille.

— Revenons-en à l’assassin que nous traquons. Ce n’est certainement pas le même homme qui a tué notre Polonaise et cette comtesse.

— Eh bien moi je suis convaincu du contraire. La victime a été criblée de coups de couteau. On m’a raconté que la Polonaise avait été traitée de la même façon. Pour moi, tant de cruauté est la marque de celui que nous cherchons. Mais vous verrez cela par vous-même.

Le groupe s’arrêta devant une grande demeure dont la façade pastel avait été noircie par la suie. Un grenadier de la Garde royale qui en gardait l’entrée se figea au garde-à-vous. Seuls Dalero et Margont pénétrèrent dans la maison.

— Comment a-t-elle rencontré son meurtrier ?

— À la tombée de la nuit, elle s’en est allée à la « chasse à l’amant » – ce sont les termes des domestiques. Pour éviter d’être agressée par quelqu’un qu’elle n’aurait pas choisi, elle s’est fait escorter par Yvan, une espèce de moujik géant.

— Mais pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? Je dois absolument le rencontrer.

— Il est là.

Dalero indiquait une minuscule chambre installée sous les escaliers. « Niche » aurait été un terme plus approprié. Un homme à la barbe hirsute gisait sur une paillasse qui occupait tout l’espace. Il était si grand que ses mollets dépassaient de sa couche. Sa tunique crème était ensanglantée. Il était mort.

— Yvan vouait une fidélité sans bornes à la comtesse. Il lui servait de garde du corps, empêchant le harcèlement de sa maîtresse par les hommes qu’elle avait jetés hors de son lit, et d’« amant de secours » en cas de « période creuse ». Il logeait sous les marches afin d’être réveillé par quiconque montait ou descendait.

Margont entra dans le cagibi. Il examina le manteau posé par terre et trouva un pistolet et un couteau de chasse dans l’une des poches. Dalero contemplait le cadavre avec dégoût. Il le considérait comme il aurait considéré une bête hideuse tuée à la chasse.

— La comtesse est donc sortie cette nuit avec Yvan. Elle a dû errer avant de rencontrer un homme à sa convenance. Tous les trois sont revenus ici. Le domestique qui les a vus rentrer a dit qu’il était environ une heure du matin. L’« heureux élu » tenait à garder l’anonymat, car il portait un manteau muni d’une capuche qu’il a gardée rabattue, même en montant l’escalier.

— Donc il savait déjà qu’il la tuerait.

— Le domestique n’a pas vu le visage de cet homme. Tout ce qu’il peut en dire, c’est qu’il était plutôt grand.

— Ses bottes ? Ses mains ? Sa tenue ? Il n’a rien remarqué ?

— Non. La comtesse parlait et riait. Lui ne disait rien. Quand la comtesse gagnait l’étage avec quelqu’un, aucun domestique n’avait le droit de monter. Yvan dormait dans sa niche et malheur à celui qui le réveillait !

— Pauvre homme. Il était jaloux.

Le front de Dalero se couvrit de rides.

— Jaloux d’une telle femme ? Enfin... La comtesse chassait souvent ses amants au bout d’une heure. Une vieille habitude héritée de l’époque où son mari rentrait tardivement de ses parties de cartes. L’homme redescendait alors l’escalier, ce qui réveillait Yvan qui lui ouvrait la porte. Ensuite, la comtesse ordonnait à Yvan de changer ses draps salis...

— Yvan attendait le départ de l’« invité », puisqu’il était habillé, fît remarquer Margont. Pas de traces de lutte. L’assassin a plongé par surprise la lame de son couteau dans le coeur d’Yvan.

— Exactement comme pour la sentinelle.

Margont monta rapidement les marches. Lorsqu’il aperçut le cadavre de la victime, son visage déformé par la douleur et son corps lacéré de toutes parts, il revit Maria Dorlovna dans son cercueil. C’était le même assassin. Il y avait deux nouvelles victimes et une partie de ses théories venait de s’effondrer.

Le corps nu de la comtesse était étendu sur le lit, au coeur d’une immense tache sanglante. Les blessures lui semblèrent plus nombreuses et plus horribles encore que sur la première victime. Une partie des muscles de l’avant-bras avait même été découpée, mettant les os à nu. Pour étouffer les cris, l’assassin avait procédé de la même façon qu’avec Maria : la housse de l’oreiller était mordue, déchirée et imbibée de salive et de sang. D’autres éléments n’avaient aucun sens en apparence. L’assassin avait cassé des oeufs crus au-dessus des seins lacérés de sa victime. Il avait empilé des noix sur son sexe et étalé de la confiture de mûres sur son visage, le maculant de débris de peau noire. Des morceaux de lard avaient été disposés sur son ventre. Un livre avait été placé dans sa main gauche, ouvert sur une carte de l’Afrique. La couverture arrachée d’un autre livre dont le titre était en russe avait été posée sur la cuisse gauche tandis que les pages gisaient éparpillées sur le sol. Enfin, on avait répandu des feuilles de thé autour des pieds.

Le capitaine Dalero n’avait pas dépassé l’encadrement de la porte. Ne pouvant reculer par devoir, ne pouvant avancer par dégoût, il était littéralement piégé entre deux univers, celui de la lâcheté et celui de la démence. Margont le devina et déclara :

— Capitaine, pouvez-vous trouver un domestique qui saurait nous traduire les titres de ces ouvrages ?

Dalero pouvait enfin battre en retraite honorablement, ce qu’il s’empressa de faire. Margont prit les livres et ramassa quelques pages arrachées. Il contempla les traces de pas sanglantes qui allaient du lit jusqu’au baquet d’eau posé sur une table. Un vieil homme arriva quelques minutes plus tard.

— Je traduis, déclara-t-il en roulant les r.

Il examina les couvertures que lui présenta Margont.

— Livre de cartes et livre militaire de la guerre contre Turcs par colonel Outchekine. Le comte aimait beaucoup.

— Où étaient-ils rangés ?

— Salon en bas.

— Et les oeufs ? Le lard ?

— Cuisine ou garde-manger.

— Bien. Alors que personne n’aille dans ces pièces tant que je ne les aurai pas inspectées. Personne, c’est clair ?

Le domestique paraissait relativement peu choqué de découvrir sa maîtresse dans cet état. Margont lui posa la question. Le serviteur haussa les épaules.

— Moi toujours dire que elle finir comme ça. Maintenant, elle brûle en enfer. Et elle doit aimer.

— Personne ne mérite une mort pareille.

Margont demeura un long moment immobile, observant ces éléments. Tout cela avait une signification, il en était convaincu. Une nouvelle énigme, mais d’autant plus difficile à déchiffrer que la vision de ce cadavre mutilé et souillé par des aliments était à peine supportable. Lorsque Lefine le rejoignit, il le trouva dans le couloir en train de humer un bouquet de dahlias et de roses variées exposé sur un guéridon. Lefine s’apprêta à entrer dans la chambre, mais Margont leva brutalement la main.

— Je te le déconseille vivement.

Lefine obéit. Margont pria le domestique de s’en aller et attendit que celui-ci se soit suffisamment éloigné pour poursuivre.

— Es-tu certain que tes hommes surveillaient bien tous nos suspects ?

— Ce sont des gens de confiance. Si l’un de nos colonels était sorti durant la nuit, ils l’auraient vu, ils nous auraient immédiatement fait prévenir et ils l’auraient suivi. A mon avis, on s’est trompés : aucun des quatre n’est l’assassin.

Margont soupira.

— Sauf si celui-ci s’est rendu compte qu’on l’espionnait. Peut-être a-t-il fini par remarquer que le même soldat jetait souvent des coups d’oeil dans sa direction, peut-être que l’une des personnes que nous avons interrogées pour établir sa biographie est allée le trouver pour l’informer de notre enquête...

— Pourtant, mes hommes et moi, on a vraiment pris des précautions en essayant de tirer les vers du nez des gens, l’air de rien, comme si on parlait de choses et d’autres pour tuer le temps...

— Si celui que nous recherchons a découvert qu’il était surveillé, il a dû quitter son logement en cachette. Tu as vu la taille du palais dans lequel nous logeons ? Et les colonels sont encore mieux lotis. Si on se sait espionné, rien de plus facile que de filer discrètement par l’une des nombreuses fenêtres du rez-de-chaussée.

Lefine fixait ses bottes comme un petit garçon pris en faute.

— Il faudrait une compagnie entière pour surveiller toutes les issues possibles... Évidemment, mes hommes ne s’occupaient que des portes.

— Il est sorti en catimini et s’est lancé à la recherche d’une proie tout en riant déjà de la tête que nous ferions le lendemain.

— Je suis désolé...

Margont lui tapota le bras.

— Tu n’y es pour rien. Le pire, c’est que, alors qu’il se savait surveillé, il est malgré tout sorti pour commettre un nouveau crime. C’est plus fort que lui, il faut qu’il se livre à ces boucheries. Donc, si nous ne l’arrêtons pas, il tuera à nouveau. De plus, ici, rien à voir avec les risques considérables qu’il a pris lors des meurtres d’Élisa Lasquenet – si c’est bien lui le coupable – et de Maria Dorlovna. Il a amplement amélioré sa « technique » : pas de précipitation, plus de fuite par les toits, il n’a pas attiré l’attention...

— On... on demande à Jean-Quenin de venir examiner le corps ?

— Qu’attendrais-tu de cet examen ?

— Eh bien... rien.

— Moi aussi, j’aimerais bien me raccrocher à quelque chose pour pouvoir me dire : « Voilà ce qu’il faut que je fasse et lorsque je l’aurai fait, tout s’éclaircira. » Je crois que Jean-Quenin ne nous apprendrait rien et je n’ai pas le coeur de lui demander de nous consacrer deux heures alors qu’il doit encore courir de blessé en blessé. Fernand, ma théorie du prince charmant s’écroule : la victime n’aimait que les soudards.

L’assassin semblait doté d’une grande finesse d’esprit et d’un talent de comédien. Il avait rapidement deviné que Maria Dorlovna désirait un homme capable de faire preuve de tendresse, de raffinement... Alors il était devenu cet homme-là. Or il n’avait eu aucun mal à se faire « soudard bon baiseur » pour la comtesse Sperzof. Margont ne cherchait plus un « prince charmant », mais un caméléon. Dalero le rejoignit. Margont s’aperçut avec surprise que celui-ci s’était rasé. Il avait dû utiliser son couteau ou le rasoir d’un domestique. Il avait également fait repasser son habit. Il paraissait s’être ressourcé, appuyant son esprit sur la béquille de son image. Sans prononcer un mot, il pénétra dans la chambre à coucher pour examiner le corps. Lefine s’obligea à faire de même pour ne pas être le seul à avoir évité ce moment difficile, mais ressortit presque aussitôt. Lorsque Dalero revint, il déclara à Margont :

— Bien. Je vais immédiatement rédiger un rapport sur ce nouveau crime et sur l’avancée de votre enquête. Le prince en prendra connaissance dans l’heure qui suivra. Faites attention à vous dans les combats. Ne vous exposez pas trop.

— Pourquoi tant de sollicitude à mon égard ?

— Parce que si vous vous faites tuer, ce sera moi que le prince désignera pour vous remplacer.

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