30

Lorsque la Grande Armée entama sa retraite, la cohue était indescriptible. Aux cent mille soldats restants et à ceux qui les accompagnaient – épouses, domestiques d’officiers, cantinières et vivandières – s’étaient joints des milliers de Moscovites d’origine étrangère qui craignaient des représailles de la part des Russes. Les rues se retrouvaient donc engorgées de calèches, voitures, chariots, fourgons, caissons, chars à bancs et autres attelages en tout genre. Plusieurs de ces véhicules, croulant sous le butin et les passagers, avaient brisé une roue et bloquaient le passage.

Napoléon possédait encore une armée puissante. Le moral était bon : on avait confiance en l’Empereur. Cependant, le désordre minait déjà l’efficacité des troupes. Koutouzov, lui, par une subtile manoeuvre, avait cessé de se replier vers l’est pour venir placer ses forces au sud de Moscou. Il barrait ainsi la route menant aux riches provinces du sud et menaçait la retraite des Français en direction de Smolensk. Tandis que Napoléon avait réorganisé son armée et joui de sa conquête en attendant l’ouverture de négociations, Koutouzov avait restructuré ses forces. Il avait recruté d’innombrables paysans persuadés que les Français avaient incendié Moscou, profanaient leurs églises (il était vrai que certains escadrons, par insolence laïque, avaient changé des églises en écuries...) et exterminaient le peuple. De plus, il recevait continuellement des renforts de toutes les provinces. Il disposait maintenant de cent vingt mille soldats secondés par deux cent mille miliciens. Koutouzov craignait cependant Napoléon et voulait éviter les affrontements directs. Il souhaitait temporiser le plus possible, laissant l’hiver et la faim ravager les rangs ennemis avant de finir par intercepter l’armée française pour l’anéantir. Napoléon, lui, projetait de se replier jusqu’à Smolensk. Il pensait regrouper ses forces dans cette ville et les ravitailler avec les dépôts de vivres qu’il avait fait constituer là-bas. Il commença par prendre la route de Kalougha, au sud de celle de Smolensk. Une partie de l’armée russe, commandée par le lieutenant général Doktorov, lui barra le passage. Des combats eurent lieu dans la ville de Malo-Yaroslavetz. Celle-ci fut plusieurs fois perdue et reprise par les troupes du prince Eugène. Dix-sept mille Français et Italiens se battirent contre plus de cinquante mille Russes. Le 4e corps perdit quatre mille hommes et les Russes le double. Mais Koutouzov avait eu le temps de rejoindre Doktorov. C’était l’armée russe tout entière qui entravait maintenant la route de Kalougha.

Napoléon se trouvait face à un dilemme. Soit il persistait à vouloir se replier par la route de Kalougha. Pour cela, il lui faudrait battre l’armée russe malgré la supériorité numérique de celle-ci. Soit il reprenait la route de Smolensk, la voie la plus courte, mais aussi celle qui avait été pillée à l’aller et qui n’offrirait donc qu’infiniment peu de ressources à l’armée. Napoléon, conseillé par la quasi-totalité de son entourage, choisit la route de Smolensk. Plusieurs éléments le poussèrent à opter pour ce choix. Dans les conditions actuelles, une bataille contre les Russes était particulièrement risquée. De plus, il croyait que Koutouzov avait fait reculer son armée de quelques lieues pour occuper une position supérieure à celle de Malo-Yaroslavetz. En réalité, le généralissime russe, toujours aussi excessivement prudent, estimant que les Français allaient reprendre la route de Smolensk, voulait éviter l’affrontement. Un autre incident joua également un rôle dans cette décision : Napoléon avait failli tomber aux mains des Russes. Alors qu’il était en reconnaissance, six cents cosaques avaient jailli d’un bois. Les escadrons de service les avaient repoussés, mais, durant quelques instants, l’Empereur avait été menacé. De plus, l’ennemi ne se serait certainement pas replié aussi rapidement s’il avait réalisé qu’il avait affaire à Napoléon lui-même...

Nul ne sait ce qui se serait produit si Napoléon avait tenté de forcer le passage pour reprendre la route de Kalougha. Mais ce qui est certain, c’est que le retour par la route ravagée de Smolensk fut l’une des causes majeures qui transformèrent la retraite en désastre.

L’armée de Koutouzov entama une longue marche de flanc, suivant parallèlement les Français et les obligeant à ne pas quitter la route de Smolensk. Et, en permanence, les cosaques et les autres troupes de cavalerie légère ainsi que les partisans harcelaient la Grande Armée.

* * *

Margont, Lefine, Saber et Piquebois étaient en train de préparer la soupe de midi. Un bien grand mot pour désigner un infect liquide à base de café et de farine. On mangeait mieux le matin, car Margont avait conseillé au colonel Pégot de faire marcher le régiment derrière des chasseurs à cheval. Ainsi, à peine levés, les soldats du 84e se précipitaient sur le campement abandonné par les chasseurs et s’empressaient de dévorer les chevaux morts durant la nuit, chevaux déjà sérieusement entamés par leurs cavaliers. Il ne fallait pas attendre, car le froid était tel que les carcasses gelaient et il devenait impossible de les débiter, même à la hache. Le 27 octobre, une très grande quantité de neige était tombée. Cela, ajouté à la faim et à l’inquiétude lorsque l’on avait constaté que l’on reprenait la route de Smolensk, avait commencé à transformer l’armée. L’esprit de camaraderie diminuait. La nuit, il fallait monter la garde si l’on possédait des chevaux ou des vivres pour ne pas se les faire voler. Quant au partage, c’était un geste en voie de disparition. Margont était plongé dans ces réflexions tout en contemplant les sapins aux rameaux surchargés de neige lorsqu’il entendit rire Lefine.

— Pourquoi vous ne mettez votre cagoule que la nuit, mon capitaine ? Elle vous fait une de ces bouilles ! On aperçoit juste vos yeux !

— C’est ça, ris bien. Dans quelques jours, tu ne t’entendras même plus dire tes bêtises, car tes oreilles gelées seront tombées par terre.

— Quoi ? Il va faire plus froid encore ?

Margont pressait ses gants contre son bol réchauffe par la soupe.

— Ce n’est que le début, répondit-il.

Chacun de ses mots était accompagné de volutes de buée. Il rêvait de confiture de figues. Petit, il en vidait des bocaux entiers sous le regard de sa mère, regard horrifié comme l’est celui de tout parent qui contemple les excès de sa progéniture. Il se gavait de cette confiture alors que, par l’un de ces paradoxes qui font de l’homme une créature décidément bien étrange, il pleurait toutes les larmes de son corps lorsqu’on se mettait en tête de lui faire manger de la figue sous forme de fruit. L’âge adulte avait mis un peu de raison là-dedans : il adorait maintenant la confiture et le fruit.

— Il y a quoi à manger ce soir ? demanda Piquebois.

— Un oeuf à gober et des bonbons, annonça Lefine.

— Et ça, c’est un repas ?

— Au 8e léger, ils n’ont que des bonbons et du caviar. Au 1er croate, de la viande de boeuf qu’ils n’échangent pas pour tout l’or du monde. Ils en donnent un peu contre de la farine, mais, comme nous, de la farine, on n’en a plus beaucoup, il faudrait que j’échange du café et du poisson aux artilleurs de Demay contre du fourrage que j’échangerais au 9e chasseurs contre de la farine pour...

— C’est bon, on te fait confiance, gère au mieux, le coupa Margont.

Le moral périclitait et pourtant, les quatre hommes étaient parmi les mieux lotis. Piquebois veillait sur leurs montures efflanquées et fatiguées. Il les caressait pour s’excuser des malheurs qu’elles supportaient et pour se faire pardonner de s’être finalement mis à la viande de cheval. Il troquait une partie de ses repas contre du fourrage et, la nuit, il nouait les deux brides autour de son poignet. « Si on veut nous les voler, il faudra d’abord casser du Piquebois ! » avait-il proclamé. Et comme tout le monde savait qu’il avait conservé son coup de sabre à la hussarde... Un jour, l’une des montures avait glissé sur une plaque de verglas et avait accidentellement projeté Lefine dans la neige. Celui-ci s’était relevé en vociférant. Les deux chevaux étaient aussitôt venus se placer contre Piquebois.

Saber croquait une boule de neige pour s’abreuver.

— C’est quand même incroyable ! L’armée va mal, moi je vous le dis. Il m’a été impossible d’obtenir mes épaulettes de capitaine ! Je suis capitaine sur le papier et pas sur l’uniforme à cause de la désorganisation. De quoi aura-t-on l’air, quand les Russes attaqueront, si les capitaines ressemblent à des lieutenants ? Ce laxisme nous perdra !

— Tu nous emmerdes avec ça ! tonna Piquebois. Prends donc celles d’un cadavre puisque c’est si urgent !

— Tu es fou ? bégaya Saber, horrifié.

— Tiens, tiens, jubila Margont, on clame partout qu’on est athée, on se moque de moi quand je fais une prière, mais on est superstitieux. Tu as remplacé Dieu par les chats noirs, les pattes de lapin et les tarots.

Saber, vexé, s’en alla drapé dans sa dignité.

— Moi au moins, je suis monté en grade.

— On le saura, répliqua Piquebois.

Le regard de Margont s’attardait sur son bol. Il était vide ? Déjà ?

— Courage ! s’exclama-t-il. Dans deux semaines, nous serons à Smolensk. D’ailleurs, je propose de porter un toast à ce paradis qui nous attend.

Et, brandissant une boule de neige :

— A Smolensk !

— A Smolensk ! reprirent Lefine et Piquebois.

Ils trinquèrent avant d’engouffrer la neige. La marche reprit. Ce qui restait du 84e, c’est-à-dire moins de huit cents hommes, avançait péniblement. Lefine levait régulièrement la tête. Une nuée d’oiseaux noirs suivait l’interminable colonne de l’armée en retraite.

— Saleté de corbeaux ! pesta-t-il.

— On dirait qu’un Napoléon corbeau a lui aussi constitué une Grande Armée chez les volatiles et leur a donné l’ordre de nous singer.

— Je suis sûr que chacune de ces bestioles a déjà choisi quel soldat dévorer, maugréa Lefine.

Margont leva le doigt.

— Tiens ! Voilà le tien !

— Mais faut pas dire ça ! Faut jamais dire ça, mon capitaine.

Margont avait les jambes lourdes.

— Taisons-nous. On ferait mieux d’économiser notre souffle.

— Oui. En plus, on a l’impression que les mots gèlent dans la bouche.

Le chemin était parsemé de cadavres. Des soldats épuisés tombaient et ne se relevaient plus. Certains étaient presque nus : on avait pillé leurs dépouilles.

— Mais c’est quand même bien, de temps en temps, de dire un mot, ajouta plus loin Lefine. Comme ça, on sait qu’on n’est pas encore tout à fait mort.

— Pour te changer les idées, pense à ce que tu feras après cette guerre.

— La guerre suivante, pardi. Quelle question stupide !

Margont aperçut un fantassin qui coupait à travers champs, pataugeant dans la neige jusqu’aux mollets, et lui adressait de grands signes. Margont le rejoignit. Lefine pouvait juger de l’animation de la conversation à la quantité de vapeur qui s’échappait de leurs bouches. Margont revint soucieux et entraîna son ami à l’écart.

— J’avais fait certains calculs, mais je me suis trompé. Donc je change de stratégie.

— Qu’est-ce qu’il faut comprendre de ce charabia ?

— Que nous allons discuter avec le colonel Barguelot. Maintenant.

* * *

Margont et Lefine rejoignirent le 9e de ligne. Ce régiment ne représentait plus qu’un petit fragment de l’interminable colonne noire qui serpentait dans la neige en semant des cadavres. Il avait quasiment cessé d’exister à la bataille de Malo-Yaroslavetz. Margont avait appris par son espion que le colonel Barguelot était toujours en vie. En effet, celui-ci avait été « commotionné par une explosion » qui l’avait laissé inanimé à l’arrière durant toute la durée des combats. Il n’avait repris connaissance qu’au moment de se replier. Margont s’approcha du colonel qui, en le reconnaissant, écarquilla les yeux.

— Comment osez-vous paraître devant moi ? Je vais vous faire fusiller sur-le-champ !

Margont lui tendit la lettre signée du prince Eugène en personne.

— Au moins, vous avez cessé les lettres anonymes, vous portez désormais vous-même vos billets, le railla Barguelot en lui arrachant le pli des mains.

Il fut stupéfait de ce qu’il lut. Son officier adjoint avait dégainé son sabre. Lisant discrètement par-dessus l’épaule de son colonel, il abaissa sa lame.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Barguelot d’une voix à peine audible.

Margont rangea soigneusement son document. Il ne disait rien et fixait attentivement le colonel droit dans les yeux. Enfin, il déclara :

— Vous êtes borgne, n’est-ce pas, mon colonel ?

Barguelot ouvrit la bouche, mais ne put prononcer un mot. Margont acquiesça.

— On s’en rend compte lorsqu’on vous observe de très près : vos deux iris ne sont pas tout à fait de la même couleur.

— Capitaine, vous êtes fou ! Votre conduite est intolérable, inqualifiable ! C’est... Insolence ! Irrespect ! Mutinerie !

— Mon colonel, il se trouve que nous avons été tous les deux victimes d’une machination. Vous n’êtes pas l’homme avec lequel j’avais rendez-vous à Moscou. Vous n’êtes pas celui que je recherche.

Au nom de Moscou, Barguelot réagit vivement.

— Vous parlez de votre petite embuscade qui a tourné court !

Margont désigna un bosquet de sapins situé à l’écart de la route. L’officier supérieur ne se fit pas prier, trop heureux de s’assurer un peu de discrétion. Son officier adjoint et Lefine suivirent les deux hommes tandis que les troupes continuaient leur marche laborieuse.

— J’aurais pu vous faire fusiller ! Attaquer un colonel ! menaçait Barguelot.

— Vous avez reçu un courrier qui faisait allusion à une certaine « dame de Smolensk », mais je pense que vous n’avez rien compris à ce message.

— Cette lettre ne m’était visiblement pas destinée. Quel est le rapport avec notre affaire ? Et comment êtes-vous au courant ?

— Pourtant, vous vous êtes rendu à la demeure moscovite de la comtesse Sperzof, d’où notre rencontre. Qui vous a communiqué cette adresse ?

— Mais enfin, c’est vous-même ! Vous vous moquez !

— Je vous certifie sur l’honneur que je suis sérieux. Je vous répète ma question : qui vous a communiqué cette adresse ?

Le visage de Barguelot exprima une grande surprise. Le colonel écarquilla les yeux tout en reculant instinctivement la tête. Il se plaça alors clairement sur la défensive.

— Vous divaguez, capitaine. Je ne comprends rien à votre discours.

— D’abord, vous me parlez par allusions, comme si nous nous comprenions fort bien, et maintenant, voilà que vous niez tout en bloc, comme pour me tenir à distance de cette histoire. Je suis très étonné de votre brutal revirement. J’en déduis que vous avez peur de quelque chose, mon colonel. Tout cela évoque une affaire de chantage. Que savait-on sur vous qui soit capable de vous effrayer au point de vous faire venir à ce rendez-vous ?

Barguelot tourna le dos.

— Je n’écoute plus ces sottises. Veuillez m’excuser, mais j’ai un régiment à commander, moi, capitaine.

Margont décida de faire croire qu’il en savait beaucoup, même s’il était aussi perdu que Barguelot. Il assena donc sa phrase en sous-entendant qu’elle était lourde de sens alors qu’il ne faisait qu’évoquer un mystère qu’il n’avait pas percé à jour.

— Faisait-on allusion aux raisons exactes de votre nomination au grade d’officier de la Légion d’honneur ? Cette distinction qui vous a été décernée si longtemps après Iéna...

Barguelot se retourna lentement.

— Que voulez-vous ? Ou plutôt devrais-je dire : combien voulez-vous ?

Margont triompha intérieurement. Il avait toujours pensé que les mensonges de Barguelot, malgré leur emballage dans des récits charmeurs et haut en couleur, n’auraient jamais réussi à eux seuls à lui gagner une telle décoration. Barguelot avait donc triché autrement...

— Mon colonel, je souhaite simplement comprendre ce qui s’est passé. Vous sembliez croire que c’était moi qui vous avais convié à ce rendez-vous à Moscou, mais c’est faux. Qui vous a communiqué cette adresse ? Et comment ?

— Un Moscovite a remis un courrier à l’un de mes officiers. Ce message anonyme m’était destiné et me demandait de me rendre chez la comtesse Sperzof pour des motifs personnels. Quand je vous ai aperçu là-bas, j’ai cru en toute logique que vous en étiez l’auteur.

— Je dois voir cette lettre.

— Je l’ai brûlée.

— Nullement ! Elle est la preuve qu’on a tenté de vous faire chanter, or on ne jette jamais une arme susceptible de servir contre un ennemi.

Barguelot déboutonna avec raideur sa capote et son habit. Sa main disparut sous les couches de tissus doublés de fourrure avant de réapparaître avec un pli.

— Je n’aurais jamais cru qu’il existât des gens aussi cruels que vous, murmura Barguelot en tendant la lettre.

— Vous faites erreur sur mon compte. Quant à la cruauté de celui que je recherche, elle est bien au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer.

Margont déplia le document.

Monsieur,

Belle Légion d’honneur que vous avez là. Trop belle pour vous d’ailleurs, car c’est beaucoup pour une cheville foulée à Iéna. Ne faudrait-il pas plutôt remercier, au lieu des Prussiens, un certain maréchal qui, fort ennuyé d’avoir été découvert dans votre lit avec votre jeune et belle épouse, vous proposa quelques compensations sous forme d’une promotion et d’une décoration ?

Vous ne désirez certainement pas que l’affaire soit connue. Moi non plus, car qu’est-ce que cela me rapporterait ? Je fixe le prix de mon silence à six mille francs payables sous la forme de votre choix. Piliez un peu autour de vous. De toute façon, je vous sais fortuné alors vous trouverez bien une cassette dans vos bagages. Je vous donne rendez-vous le 23, à 3 heures du matin, devant la demeure de la comtesse Sperzof. Ces ruines sont proches du Kremlin, non loin du bâtiment dans lequel loge le second bataillon du 48e de ligne.

Ne soyez pas en retard, il fait si froid la nuit à Moscou...

— Ce sont des calomnies ! précisa aussitôt le colonel Barguelot.

— Qui est au courant de ces « calomnies » ?

Barguelot était immobile. Il ne bougeait même plus machinalement sur place pour lutter contre le froid. Comme il demeurait silencieux, Margont poursuivit :

— Connaissez-vous le colonel Fidassio ou le capitaine Nedroni ?

— Non.

— Et le colonel Pirgnon ?

— Vaguement.

— Cela ne m’étonne pas. Mais je crois que vous le connaissez mieux que « vaguement ». D’une part, vous servez tous les deux dans la même division. D’autre part, vous vous êtes certainement rencontrés lors de soirées mondaines, à Paris. Ou à Madrid. Certainement à Paris et à Madrid d’ailleurs, car ni lui ni vous ne manqueriez une seule réception pour tout l’or du monde. Le colonel Pirgnon est-il au courant de ce à quoi fait allusion cette lettre ?

— Il est exact que le colonel Pirgnon a eu vent de ce ragot infect puisqu’il servait dans l’état-major du maréchal en question.

— C’était lui que vous vous attendiez à voir, cette nuit-là, n’est-ce pas ?

Une grande détresse se peignit sur les traits de Barguelot.

— Oui.

— Mon colonel, vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Et ce « ragot » ne sera pas ébruité, je vous en donne ma parole.

Margont salua et s’en alla, abandonnant un colonel Barguelot à la dérive. Lefïne, dérouté, pressa le pas pour rattraper son ami qui pataugeait à grandes enjambées dans la neige.

— J’aimerais qu’on m’explique !

— J’ai un moment cru que le colonel Barguelot était notre homme. Mais deux détails, deux petites zones d’ombre persistaient. Pourquoi le colonel Barguelot avait-il refusé l’honneur de croiser amicalement le fer avec le maréchal Davout et pourquoi ne mangeait-il ni ne buvait-il jamais en public ? Lorsqu’il m’a convié à ce repas entre officiers, il n’a touché à rien. C’est insultant de voir celui qui vous invite ne pas goûter aux plats qu’il vous fait servir. Qu’est-ce qui peut empêcher un homme de manger, de boire et de se battre à l’épée ? Alors j’ai repensé à une anecdote que m’avait racontée le colonel Delarse. Celle d’une partie d’échecs entre ce joueur russe que j’ai rencontré, le lieutenant Nakaline, et Koutouzov. En cours de jeu, Koutouzov a renversé l’échiquier. Je pense qu’il l’a fait exprès, parce qu’il perdait. Mais son excuse était tout à fait valable : il est borgne et lorsqu’on a perdu un oeil, au bout d’un certain temps, on a le plus grand mal à apprécier les reliefs et les distances. C’est là que tout s’est mis en place : je me suis dit que le colonel Barguelot avait lui aussi été éborgné. Il cache cela à tout le monde – excepté à ses domestiques –, car il est si soucieux de son image qu’il ne supporte pas cette invalidité. L’idée même de présenter une faiblesse, de ne pas être flatté et considéré comme parfait lui est insupportable. Impensable pour lui de demander à quelqu’un au cours d’un repas de bien vouloir lui couper sa viande, inacceptable de tendre la main en direction d’un verre et de le renverser... D’ailleurs, il y a un détail qui m’a convaincu que j’avais vu juste. Lors de ce repas auquel il m’avait convié, lorsqu’il a voulu porter un toast, son domestique ne lui a pas tendu son verre, il le lui a mis dans la main. Un serviteur n’agirait jamais avec une telle inconvenance sans raison. Voilà pourquoi le colonel Barguelot a refusé de croiser le fer avec le maréchal Davout et pourquoi il a si mal paré l’attaque de cet officier russe, au pied de la Grande Redoute, alors qu’il était effectivement doué à l’épée dans sa jeunesse. Sa blessure explique même ses « foulures de cheville à répétition ».

— Ah oui ?

— Le colonel Barguelot a véritablement été un officier d’un grand courage. Il en a fait la preuve à la bataille d’Austerlitz, or il ne parle jamais de cet exploit, ce qui ne cadre pas avec le personnage. Tu te souviens de ce dont tu m’avais parlé, cette rumeur au sujet d’une blessure qu’il aurait reçue ce jour-là ? Eh bien, je suis sûr qu’elle est vraie. Il a dû perdre son oeil à Austerlitz. Lorsqu’il a réalisé que cette blessure faisait de lui, en partie, un invalide, que son image avait été souillée – car c’est ainsi qu’il a la folie de voir les choses –, il a été terrorisé. Le colonel Barguelot n’a pas peur de la mort, mais de l’image qu’ont les autres de lui. C’est sa blessure qui en a fait un lâche. J’ai alors conclu de tout cela que le colonel Barguelot n’était pas notre assassin. Car comment diable aurait-il pu s’enfuir en faisant l’équilibriste sur les toits ? Nous savons que celui que nous recherchons connaît probablement l’identité des autres suspects. Il a fait parvenir lui-même un mot au colonel Barguelot afin de l’envoyer à notre rendez-vous. C’était une excellente idée. D’une part, l’arrivée de Barguelot fut une diversion qui faillit me coûter la vie. D’autre part, nous avons tous suspecté le colonel Barguelot. Lorsque j’ai réalisé mon erreur, j’ai décidé de faire croire que nous étions toujours convaincus de la culpabilité de Barguelot. Je ne vous ai rien dit, car il fallait que l’assassin soit persuadé de cela. Mais en cachette, j’ai continué à faire espionner nos suspects. Malheureusement, notre homme ne s’est pas trahi. J’avais supposé qu’il approcherait une autre victime, auquel cas mes espions avaient ordre d’intervenir. Soit par méfiance, soit parce qu’il n’en avait pas envie, soit parce que l’occasion ne s’est pas présentée, il n’a pas agi ainsi. L’assassin, c’était le tireur embusqué. Ce ne pouvait pas être Delarse : à cause de son asthme, celui-ci n’aurait jamais osé s’enfuir en pataugeant dans la cendre. Restaient nos Italiens ou Pirgnon. L’assassin connaissait particulièrement bien le colonel Barguelot pour trouver une raison qui l’obligerait à se rendre dans un quartier isolé, seul, à trois heures du matin. Or nos Italiens n’avaient jamais quitté l’Italie auparavant. Ils n’avaient participé à aucune campagne et végétaient dans leur garnison provinciale. Ils comptent donc peu d’officiers supérieurs parmi leurs relations. C’est pourquoi je penchais pour Pirgnon.

Margont brandit la lettre remise par le colonel Barguelot.

— Barguelot vient de nous confirmer que le colonel Pirgnon est au courant de ce qui est écrit dans ce billet ! Pirgnon est capable de s’émerveiller devant un poème ou un tableau, mais, en revanche, il ne ressent rien pour la vie humaine. Sa passion pour les héros antiques est morbide : il doit se considérer comme une sorte de demi-dieu, un être supérieur placé au-dessus des hommes, de leur morale et de leurs lois.

— Que faisons-nous ? Nous avertissons le prince Eugène ?

Margont secoua la tête.

— Le colonel Barguelot ne témoignera jamais. Ce serait reconnaître que ce qu’il y a dans cette note est exact. Je crois qu’il serait capable de se faire sauter la cervelle plutôt que de faire face à ce déshonneur. De plus, le colonel Pirgnon est très estimé dans le 4e corps. Sommes-nous vraiment certains qu’il sera jugé pour ses crimes ?

— Eh bien... sûrement, oui.

— Pas assez sûrement à mon goût. Surtout dans un chaos pareil où chaque officier supérieur qui a survécu vaut son pesant d’or.

Lefine soufflait sur ses gants.

— Je crois que j’ai deviné ce que penserait le prince Eugène si nous lui annoncions la nouvelle : « Dieu que tout serait simplifié si les Russes voulaient bien nous tuer le colonel Pirgnon. »

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