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À cinq heures trente, une batterie de l’artillerie de la Garde tira trois coups, donnant le signal du début des hostilités. Quelques minutes plus tard, le fracas des tirs d’artillerie était déjà assourdissant et, en plusieurs points, les Français attaquaient. Dans les deux camps, on se disait : « Nous y voilà enfin. »

Le temps passait. La division Morand se tenait en première ligne de l’aile gauche, en colonne par régiment, immobile, attendant les ordres. Ailleurs, on se massacrait, ici, on patientait. Margont parcourait les rangs de son nouveau bataillon. Il essayait de réconforter ceux au visage blanc comme un hiver russe et de calmer ceux que l’angoisse agitait trop. Les soldats jetaient des coups d’oeil au-dessus de leurs têtes et apercevaient des boulets qui passaient en bourdonnant dans le ciel. Un jeune chasseur s’émerveillait de tout. Il trouvait « fantastiques » les masses françaises et russes qui se précipitaient l’une sur l’autre, « formidables » les explosions des obus, « terrible » le tonnerre des canons... Le nez en l’air, complètement euphorique, il contemplait les formes noires qui le survolaient.

— Et ça ? Qu’est-ce que c’est ? Margont s’approcha de lui et lui ôta la baïonnette du fusil autrement, dans trois minutes, il embrocherait accidentellement son voisin. Il la glissa dans le fourreau.

— Seulement quand on donnera l’assaut.

Le soldat n’avait pas détaché les yeux du spectacle aérien.

— On dirait de gros insectes !

— Ce sont effectivement des insectes. Leur nom scientifique exact est « Russiae Bouleti ». Cette sous-espèce de la famille des bourdons est un gros insecte sphérique à la carapace particulièrement dure. Maladroits, balourds, ils ne savent pas vraiment voler et finissent toujours par s’écraser. Ils ne piquent pas, ils écrasent leur proie sous leur poids. Comme ils sont dotés d’un instinct grégaire, lorsque l’un d’eux arrive près de vous, il est toujours suivi de l’essaim tout entier.

— Mais non, ce sont des boulets de canon, mon capitaine.

— C’est une autre façon de voir les choses.

L’attente se prolongeait. Certains commençaient à espérer que la bataille les oublierait. Margont parcourait des yeux le champ de bataille. Au sommet des collines et sur leurs pentes, dans les moindres vallons et ravins, dans les plaines et même dans les ruisseaux : partout, aussi loin que portait son regard, il apercevait des masses de soldats. Il n’en avait jamais vu autant. Il y avait des lignes montant à l’assaut, battant en retraite ou se tenant immobiles, des carrés, des colonnes denses ou tronçonnées, des multitudes éparpillées, des groupes fluctuants, des isolés, des égarés, des retranchés, des cavaliers tourbillonnant ou chargeant en bloc... Des volutes de fumée blanche indiquaient où l’on tirait et où l’on canonnait. Des zones entières disparaissaient dans ces nuages cotonneux qui s’élevaient ensuite lentement pour emplir le ciel. Du haut de sa colline, la Grande Redoute était dissimulée par la fumée de ses tirs d’artillerie. On avait l’impression de contempler un volcan en éruption. Saber s’approcha de Margont.

— Le prince Eugène a pris le village de Borodino. Mais ça n’est sûrement qu’une attaque de diversion. L’Empereur va tenter d’enfoncer la gauche russe. Pour cela, il faut impérativement prendre la Grande Redoute, autrement nos troupes seraient écrasées par ses canons et lui prêteraient le flanc.

Margont avait compris que l’on avait investi Borodino. Pour le reste, il faisait confiance à son ami. Saber souriait. Il avait une bonne nouvelle à annoncer.

— La Grande Redoute va être pour nous.

L’artillerie française pilonnait la Grande Redoute et les Trois Flèches. À gauche, Eugène s’était effectivement emparé du village de Borodino, mais sa progression avait été stoppée. À droite, les Trois Flèches étaient déjà tombées – elles avaient en fait été prises, perdues et reprises. Les troupes de Ney, de Davout, de Murat et de Nansouty tentaient de faire leur jonction avec les Polonais de Poniatowski qui arrivaient par l’extrême droite. Mais, depuis le village de Semenovskoïe, situé au sommet d’une colline, les Russes dominaient ces Français victorieux et les écrasaient sous un déluge de boulets, d’obus, de mitraille et de balles. Murat et La Tour Maubourg les attaquèrent avec de la cavalerie lourde, les cuirassiers et les gardes du corps saxons et les cuirassiers westphaliens et polonais, mais furent contre-attaqués par une marée de cuirassiers russes. La division Friant profita de l’élan de la charge alliée pour se ruer à l’assaut des maisons. La confusion et le carnage étaient à leur comble.

Et pendant ce temps, au 13e léger, on mâchouillait des brins d’herbe en faisant le pied de grue. Des aides de camp et des officiers d’ordonnance arrivaient au galop, faisaient effectuer un ou deux tours sur eux-mêmes à leurs chevaux pour les calmer, tendaient une missive et repartaient aussitôt. Depuis un moment, ils se montraient de plus en plus nombreux et de plus en plus pressés.

— La Redoute ! La Redoute ! La Redoute ! se mit à scander Saber.

Sa compagnie l’imita. Un caporal superstitieux, terrorisé par cette idée et ulcéré que personne ne prête attention à ses suppliques, brandit sa crosse pour fracasser le crâne de Saber. Ce dernier n’avait rien remarqué, car il ne voyait déjà plus que « sa » Redoute. Margont saisit l’homme par la manche.

— Il n’est pas russe celui-là. Contrôle-toi.

Le général Morand et son état-major passèrent au galop devant le 13e léger. Quelques instants plus tard, vers dix heures du matin, l’ordre fut donné d’enlever la Grande Redoute. La division Morand se mit en marche. Seuls le 30e de ligne et un bataillon du 13e léger allaient assaillir la Grande Redoute elle-même. Les autres régiments avaient pour mission d’affronter les troupes russes disposées aux alentours.

L’infanterie progressait dans un alignement parfait alors que la Grande Redoute dirigeait maintenant son feu sur elle. Un bourdonnement qui virait au sifflement, un sifflement allant crescendo, une brèche dans la ligne. Un autre sifflement, un autre vide sanglant.

— Serrez les rangs ! Serrez les rangs ! criaient les officiers.

Alors les soldats se rapprochaient pour colmater les trouées. Mais d’autres obus éclataient, d’autres boulets les frappaient en pleine poitrine ou leur emportaient les membres et on entendait à nouveau : « Serrez les rangs ! Serrez les rangs ! »

Lefine avait suivi Margont. À un sergent-major mécontent de le voir abandonner le 84e pour la journée, il avait déclaré : « Tant qu’à mourir, autant mourir entre amis. »

— À ce rythme-là, bientôt, il n’y aura plus de rangs, bougonna-t-il.

— Bah, on criera : « Serrez ! », répliqua Margont.

— Pourquoi sommes-nous si peu nombreux à monter à l’assaut de cette redoute ? Quel est le crétin qui a donné cet ordre ?

— Serrez les rangs, sergent.

— Oui, eh bien, les autres régiments de la division, eux aussi ils pourraient serrer les rangs avec nous ! Je déteste l’armée et ce n’est que justice, car, visiblement, elle aussi me déteste !

Margont regardait droit devant lui et ne pensait qu’à faire se resserrer ses rangs. Galouche récitait un passage de la Bible. « Il y eut une guerre dans le ciel. Michel et ses anges combattirent le dragon. Le dragon les combattit, lui et ses anges, mais il ne fut pas le plus fort, et il ne trouva plus de place pour eux dans le ciel. Il fut précipité, le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, celui qui séduit toute la terre habitée ; il fut précipité sur la terre, et ses anges furent précipités avec lui. » L’Apocalypse. Un choix qui s’imposait. Les boulets pleuvaient de plus en plus dru, tombant, tuant, ricochant sur l’herbe, retombant, tuant à nouveau... Enfin, on fut assez proche et la ligne s’élança au pas de charge en criant. La mitraille balayait des rangs entiers dans un fracas assourdissant. Les fantassins suivants bondissaient prestement par-dessus les cadavres et les blessés et les remplaçaient. La frénésie s’empara des assaillants. La peur, le désir de vengeance, la haine, l’envie de gloire, l’obsession du combat pour ne pas penser à tous ceux qui mouraient autour de soi : tout cela se mêlait en une euphorie enthousiaste, exaltée, enragée. Les Russes positionnés aux abords de la redoute avaient été refoulés ou exterminés. Désorienté par la fumée qui entourait le retranchement – véritable brouillard chaud à l’odeur de poudre brûlée –, Margont chuta dans un fossé. Il voulut se relever, mais d’autres soldats dégringolèrent sur lui en hurlant de peur. Il se débattit et se releva précipitamment pour ne pas périr étouffé sous un linceul humain. Il suffoquait et n’y voyait guère. Des lueurs crépitèrent : on se fusillait à l’intérieur même du fossé. Des Russes, terrorisés, s’étaient cachés là et faisaient feu sur tout ce qui bougeait, tuant autant des leurs que des autres. Ils furent rapidement massacrés, on se fit la courte échelle pour ressortir de ce qu’un grenadier du 30e appela fort justement un « piège à couillons » et on repartit à l’assaut. Les Français investissaient la Grande Redoute par les brèches ménagées pour les canons ou par celles causées par les tirs d’artillerie français. D’autres fantassins s’agrippaient à la terre du remblai, y plongeaient leurs pieds et grimpaient tant bien que mal avant de fusiller les Russes depuis le sommet ou de se jeter sur eux. Certains artilleurs ne se défendaient même pas, préférant recharger leur pièce et faire feu pour hacher à la mitraille des dizaines de Français. Les canons se turent, les fusillades s’éteignirent progressivement. Lorsque Margont pénétra dans le bastion, il vit Saber qui caressait un canon comme il l’aurait fait du museau d’un cheval.

— Tu vois, c’était facile. Je te l’avais dit !

À cet instant précis, la Grande Redoute et les Trois Flèches avaient été prises. La ligne ennemie était grandement fragilisée. Ney et Murat demandèrent des renforts pour tenter de percer l’armée russe. Napoléon leur en envoya peu. Il voulait conserver sa Garde. La faire attaquer à ce moment-là, permettrait probablement de remporter la victoire, mais au prix de très lourdes pertes.

Or la situation n’était pas encore claire. De plus, il craignait une seconde bataille le lendemain ou les jours suivants. Napoléon voulait donc vaincre sans sa Garde... si possible. Koutouzov, lui, ne pouvait que voir que tout était perdu s’il ne réagissait pas. Il ordonna une contre-attaque générale, lançant dans la bataille des réserves considérables. Au centre, les fantassins de Lituanie, d’Ismaïlov et du prince de Wurtemberg ainsi que les cuirassiers d’Astrakhan et ceux de l’Impératrice attaquèrent le village de Semenovskoïe tandis que Barclay de Tolly et Bagration se lançaient à la reconquête des retranchements. Sur la droite russe, les cosaques de l’hetman Platov et les cavaliers d’Ouvarov passèrent à l’action et, sur la gauche, les soldats d’Olsuviev vinrent soutenir ceux de Touczov pour arrêter Poniatowski.

Depuis la Grande Redoute, on vit accourir une multitude de Russes, les épaules pressées les unes contre les autres. Le courage gorgé de vodka, ils formaient un mur compact et criaient : « Hourra ! Hourra ! » pour remercier les Français de leur faire le plaisir extrême de les affronter. Dans le retranchement, principalement occupé par le 30e de ligne, car les autres régiments étaient placés de part et d’autre de la position, on était sidéré. Alors quoi ? On n’avait pas gagné ? Ce n’était donc pas fini ? Les Français faisaient feu de toutes parts, mais les Russes ne ralentissaient même pas leur course. Leur masse grouillante vert et blanc où scintillaient les reflets des baïonnettes recouvrait aussitôt ceux des leurs qui tombaient, donnant l’illusion que la fusillade n’avait aucun effet.

— Nom de Dieu, on tire sur des fantômes ou quoi ? jura quelqu’un.

Margont aperçut Saber qui, avec quelques hommes, abattait les restes de la double palissade qui fermait la gorge de la redoute. Ils faisaient pression sur les troncs épargnés par les boulets, poussant à deux mains ou s’adossant au bois. On avait du mal à comprendre pourquoi ils agissaient ainsi. N’avaient-ils donc pas remarqué que les Russes allaient rentrer par là ?

— Arrêtez-moi ces crétins ou je les fais fusiller sur-le-champ contre leurs poteaux ! cria un colonel en désignant Saber et ses hommes de la pointe de son sabre.

Margont se fraya un chemin dans la foule des fusiliers pour rejoindre son ami.

— Tu es fou ? Qu’est-ce que tu fais ?

Saber avait agrippé un tronc qu’il faisait pencher peu à peu. Il était si têtu que, si trois hommes l’avaient empoigné pour l’enlever de force, ils l’auraient emporté avec son bout de palissade.

— La redoute est perdue ! On va être balayés comme des feuilles mortes et les habits verts vont s’accrocher à cette batterie comme des moules à leur rocher. La seule façon de revenir ici, ce sera une attaque combinée en étau, infanterie de face et cavalerie à revers. Donc il faut dégager la voie pour nos cavaliers !

— Une attaque combinée ? hurla Margont sans comprendre.

Durant la nuit, Saber n’avait jamais tenu compte du facteur humain en traçant ses plans de bataille sur le sol. Ça, c’était une chose. Mais même à présent, alors qu’une marée humaine allait les engloutir, il continuait à raisonner de façon froide et mathématique. Désincarnée, même. Saber s’écroula avec son poteau. Un cavalier surgit devant eux. Son cheval piaffait et agitait la tête pour chasser l’écume de ses lèvres. L’homme et sa monture se tenaient en contre-jour et leurs silhouettes, sombres, fières, magnifiques, étaient effrayantes. On aurait dit l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Les yeux des soldats s’acclimatèrent et reconnurent le colonel Delarse. Il tournait le dos à l’ennemi. Les Russes, de plus en plus proches, tentaient tous d’abattre cet officier que certains prenaient pour Napoléon en personne. Delarse désigna le coeur de la redoute.

— Messieurs, ceci est la porte de Moscou. Ne les laissez pas la refermer !

Une clameur accueillit ces paroles et les « Vive l’Empereur ! » retentirent. Delarse repartit au galop, suivi par un cheval noir sans cavalier. Darval, son officier adjoint, venait en effet de rouler mort au pied du remblai.

La nuée russe s’abattit sur le retranchement. Des ombres noires apparurent de tous les côtés dans la fumée suffocante de la fusillade. De vives lueurs crépitaient sans cesse dans un vacarme assourdissant. Les Russes tentaient de pénétrer par la gorge, mais les Français leur barraient le passage. Les corps s’agglutinaient de part et d’autre. Les Russes qui suivaient se jetaient de tout leur élan contre leurs camarades pour faire sauter le bouchon de ce goulot. Les soldats du 30e et du 13e léger se massaient pour contrebalancer la poussée russe. Ceux qui se trouvaient au centre de cette mêlée étaient écrasés dans cet étau. Plaqués les uns contre les autres, certains avaient été tués, mais ne pouvaient même pas tomber, donnant l’illusion que les morts eux-mêmes s’étaient relevés pour participer au combat. Margont leva la tête. Des Russes faisaient feu depuis les hauteurs du remblai. Leurs corps se détachaient si distinctement qu’ils se faisaient abattre presque aussitôt. D’autres les relayaient pour connaître le même sort. Les défenseurs de la gorge furent finalement submergés. Des hommes furent piétinés tandis que les Russes, hurlant de joie, déferlaient en embrochant tout ce qui bougeait. Margont, tétanisé, pensa aux arènes de Nîmes. Il avait l’impression d’être au coeur de cet édifice antique, misérable gladiateur perdu dans une foule d’autres gladiateurs. Mais il n’y avait aucun public, aucun César prêt à lever le pouce pour faire cesser le carnage. Il vit des mousquetiers verts se ruer dans sa direction. Un fusilier français, juste à côté de lui, se mit à hurler de rire. Il se tenait immobile, l’arme au pied, et riait, riait, riait. Quelqu’un se plia en deux devant Margont. Un bout de métal sanglant dépassait de son dos. Margont tira un coup de pistolet dans la poitrine d’un assaillant. Une forme vociférante le chargea en brandissant une baïonnette. Il se précipita vers elle, esquiva la lame et lui plongea son épée dans le ventre. À sa droite, quelqu’un tira un coup de feu dans le visage de quelqu’un d’autre. Une main lui attrapa la cheville. Il bondit en arrière sans chercher à savoir s’il s’agissait d’un Russe renversé ou d’un blessé qui réclamait de l’aide. Un coup de crosse porté par-derrière lui percuta l’épaule gauche et lui fît perdre l’équilibre. Il se retourna vivement et découvrit un fantassin qui levait sa baïonnette pour l’épingler au sol. Margont avait lâché son épée. Il bondit comme un ressort, ceintura le Russe et tous les deux chutèrent. Margont se releva. Les Français se repliaient. Il aperçut le général Bonnamy, qui commandait le 30e de ligne et le 2e de ligne de Bade. Bonnamy était en sang. Une masse de Russes l’enveloppa pour le cribler de coups de baïonnette. Le fusilier riait toujours. Il n’avait pas bougé d’un centimètre. Un Russe lui plongea sa baïonnette dans le ventre. Le Français n’avait même pas esquissé un geste pour se défendre. Il s’effondra. Il avait cessé de rire. Il ne retrouva la raison que pour mourir. Margont récupéra son épée. Le soldat qui avait tenté de l’empaler avait ramassé son fusil. Margont pointa son pistolet déchargé sur lui. Le Russe hésita. Allait-il tenter l’affrontement ou renoncer ? Une balle perdue prit la décision à sa place en lui traversant la poitrine. Partout, des fusils étaient jetés à terre et des bras se levaient. Les Russes avaient gagné. Margont rejoignit ceux qui se repliaient. Ayant été encerclés, ils durent se faire jour à travers l’ennemi.

Les deux tiers du 30e avaient péri dans la redoute et ses alentours. Mais les rescapés, ajoutés à ceux du 13e léger et des autres régiments, constituaient encore une force puissante. Ils avaient commencé à se replier en bon ordre lorsque, soudainement, le groupe déterminé se changea en une foule en ébullition. C’était comme si les esprits avaient subi une mystérieuse réaction chimique les amenant à un état d’équilibre instable. La peur augmenta dans des proportions considérables alors que, paradoxalement, le danger diminuait puisque l’on regagnait ses lignes. Un tambour pressa le pas pour dépasser un grenadier. Ce fut le petit élément anecdotique qui déclencha l’explosion. Le grenadier accéléra pour repasser devant le tambour et tout le monde se retrouva en train de courir. La peur devint panique, or la panique est la plus contagieuse de toutes les maladies. Margont tourna la tête. Les Russes les poursuivaient.

— Reformez les rangs ou ils vont nous massacrer ! hurla-t-il.

Saber, tout proche, criait :

— Vous êtes la honte de notre armée ! Battez-vous pour l’honneur de la France !

L’un parlait à la raison, l’autre à la fierté, mais tous les soldats étaient devenus sourds. Les rangs français achevèrent de se disloquer et l’on se mit à courir de plus en plus vite, dévalant la pente de la colline dans le plus grand désordre. Le colonel Delarse plaça son superbe cheval brun de travers pour barrer la route.

— Volte-face ! Sus à l’ennemi ! clamait-il. Je te

reconnais, toi ! Tu es Lucien Malouin ! Arrête-toi ou c’est le peloton ! Et toi, là, le capitaine André Dosse !

Sa monture se retrouva entourée de fuyards et le flot l’emporta. Delarse était le seul à faire face à l’ennemi, mais reculait malgré lui. On aurait dit qu’il se trouvait assis à califourchon sur un tronc d’arbre charrié par un torrent. La panique se hissa au niveau de la folie. Des soldats se mirent à changer de direction sans raison, percutant accidentellement leurs camarades. La foule était devenue une sorte d’étrange créature qui réagissait de façon irréaliste, ignorant certains événements importants et réagissant soudain avec excès à d’autres pourtant infimes. Ainsi, un chasseur à pied fila sur la gauche et, aussitôt, la multitude obliqua dans cette direction. De l’autre côté du ravin de Semenovskoïe, une masse bleu foncé faisait mouvement dans un alignement parfait. Ses baïonnettes brandies en avant, illuminées par le soleil, traçaient une ligne brillante et mortelle. C’étaient les troupes du général Gérard qui venaient secourir la division Morand en déroute. La foule aurait pu continuer à fuir, mais elle s’arrêta et fit volte-face. Saber, qui venait de crier : « Cessez de fuir comme des lâches ! », eut l’illusion exquise qu’il avait déclenché ce retournement de situation. Quelques soldats qui avaient poursuivi leur course se rompirent les os dans le ravin ou se volatilisèrent derrière des bosquets d’arbustes. D’autres ne se rallièrent que lorsqu’ils atteignirent les renforts. La vague russe heurta de plein fouet ceux qui osaient s’opposer à elle, mais elle fut bousculée à son tour par le flot bleu foncé de Gérard. Les boulets trouaient la mêlée qui comblait immédiatement ces vides. Les obus, eux, projetaient en l’air fumée, terre et débris humains.

Un carabinier rechargeait son arme à toute allure à côté de Margont.

— Tu sais ce qu’on est finalement, compagnon ?

Rien d’autre que des taches de sang.

* * *

Sur la gauche russe, Bagration déclara qu’il reprendrait les Flèches ou qu’il se ferait tuer. Il lança une contre-attaque de grande envergure, mais les Français cassèrent cette action. De plus, un éclat d’obus brisa le tibia de Bagration. Ce dernier essaya désespérément de dissimuler sa blessure, mais dut finalement être évacué. Il était mortellement touché. Cette nouvelle se répandit à toute allure dans l’armée russe. Bagration jouissait d’une popularité telle que, vers treize heures, le moral de l’aile gauche russe faiblit considérablement. À l’extrême gauche russe aussi Koutouzov était battu, cette fois, par les Polonais de Poniatowski. À nouveau, Ney et Murat estimèrent que l’armée russe pouvait être détruite si Napoléon faisait donner la Garde. Belliard, le chef d’état-major de Murat, galopa jusqu’à l’Empereur. Ce dernier décida d’envoyer au combat la Jeune Garde seulement. Mais il fit aussitôt arrêter ce mouvement. En effet, à l’extrême droite russe, la cavalerie légère d’Ouvarov et les cosaques de Platov avaient lancé une contre-attaque. Ils massacraient l’escorte des bagages de la Grande Armée, obligeant une partie des troupes d’Eugène et la cavalerie d’Ornano à intervenir contre eux. Napoléon ne pouvait se séparer d’une partie de sa Garde sans s’être assuré au préalable de la stabilité de son flanc gauche et de l’impossibilité d’être contourné. Koutouzov utilisa ce répit inespéré pour renforcer son centre. Il lui envoya le corps d’Ostermann qui soutenait sa droite, relativement peu menacée, ainsi que la Garde russe. Le centre russe se retrouva doté d’une telle quantité de troupes qu’il devint illusoire d’espérer le balayer. Napoléon fit alors installer une grande batterie forte de trois cents canons pour écraser l’armée russe sous ses tirs.

À quatorze heures, les Russes occupaient toujours la Grande Redoute. Les soldats du 13e léger attendaient les ordres. Le fracas des tirs d’artillerie était épouvantable et il fallait crier dans l’oreille de son voisin pour espérer se faire entendre. Margont observait le champ de bataille à la longue-vue. Il voyait des cavaliers tourbillonnant en nuées, des volutes de fumées blanches ou noires, des masses noires mouvantes qui coulaient le long des collines pour aller se mêler à d’autres masses noires qui remontaient vers elles avant de disparaître dans la fumée...

— On gagne ou on perd ? hurla Lefine.

— On bouge beaucoup. C’est tout ce que je peux te dire.

Lefine prit la lunette et promena son regard de part et d’autre. Ses lèvres s’entrouvrirent quand il aperçut les multitudes russes apparues au centre de la position ennemie.

— Nom de Dieu, l’enfer a une indigestion de Russes et nous dégobille tous ceux qu’on a tués !

Il avait plaisanté pour sauver la face, mais c’était lui qui, à l’idée des nouvelles boucheries à venir, avait envie de vomir.

— C’est pas possible qu’il y ait autant de Russes sur terre ! s’exclama-t-il. On les a déjà tous exterminés ! Ce sont leurs cadavres qui se relèvent. Ils ramassent leurs morceaux, ils se regroupent autour des rivières et ils font une grande lessive pour se rendre plus présentables. Ils enterrent ceux qui sont vraiment trop abîmés : les coupés en deux, les écrabouillés, ceux qui n’ont plus de tête ou qui sont en mille pièces... Puis ils se remettent en rang et les revoilà tous ! Ils prennent les mêmes et ils recommencent. Les Russes, il faut les tuer et tuer en plus leurs cadavres sinon ils ressuscitent.

— Je vais finir par y croire, à ta théorie de la grande lessive de l’armée russe. On va sûrement nous lancer à nouveau à l’assaut de la Grande Redoute, prophétisa Margont.

— Et allez ! Encore une mauvaise nouvelle ! En plus, celle-là, elle est à se jeter du pont du Gard.

Saber faisait les cent pas, les mains dans le dos. « Pourquoi l’Empereur n’a-t-il pas fait donner sa Garde pour enfoncer le centre russe ? » se demandait-il. Il avait constaté l’attaque de la cavalerie russe à l’extrême droite de Koutouzov mais il était persuadé que l’on tiendrait de ce côté-là et que tout cela n’était qu’anecdotique. Delarse passa au galop, suivi par deux aides de camp, un capitaine et le cheval noir de son ancien officier adjoint.

— Il m’énerve, celui-là, murmura Lefine.

Il se tourna vers Margont.

— Il a un nouveau surnom depuis qu’il a montré son courage devant la Grande Redoute : « Crache la Mort ». On voulait dire « Crache sur la Mort » tellement il la provoque, mais « Crache la Mort », ça sonne mieux.

— Et c’était quoi, son ancien surnom ? s’époumona Margont.

— « Pas d’souffle ».

— Et quel est le mien ?

Lefine se tordit de rire.

— « Le rat de bibliothèque », « le libraire » et « capitaine la Liberté ».

— Ça vaut mieux que « Lefine la magouille », « Lefine la fouine » et « l’embobineur ».

Lefine fut outré.

— Ce sont des calomnies, monsieur ! Qui a dit ça ? C’est ce salopard d’Irénée, hein ?

Piquebois zigzaguait entre les corps étendus. Il attrapa Saber par la manche, le tirant de ses rêveries au moment où la Garde impériale pulvérisait le centre russe et encerclait les ailes ennemies... dans son imagination. Margont et Lefine les rejoignirent auprès de Galouche qui se tenait assis, adossé à un bouleau fracassé à mi-tronc. Il avait les mains jointes à la fois pour prier et pour tenter d’endiguer le flot de sang qui s’échappait de son estomac. Saber se lança au pas de course à la recherche d’un chirurgien. Galouche fit signe à Margont d’approcher son oreille.

— Dieu a entendu trop de prières à la fois aujourd’hui, il n’a pas pu s’occuper de tout le monde...

Il ajouta en souriant :

— Voilà des paroles bien terre-à-terre. J’ai vécu mystique et je meurs athée. C’est le contraire d’habitude...

— Tu vas t’en sortir ! déclara Margont.

C’était une banalité et il s’en voulut de ne rien trouver de plus convaincant. Galouche esquissa un geste pour lui tapoter le bras, mais s’interrompit. Il ne voulait pas maculer de sang la manche de son ami.

— Demande à Lefine de te donner des cours de mensonge.

Delarse repassa au galop en brandissant son sabre.

— Tous à la redoute ! Tous à la redoute ! clamait-il.

— Vas-y toi-même, connard ! hurla quelqu’un.

L’insulte ne fut entendue que par le nuage de poussière soulevé par le cheval du colonel.

— Autant rester tous allongés, on gagnera du temps ! surenchérit quelqu’un d’autre.

Un chirurgien arriva en courant. Ses vêtements dégoulinaient de sang, sa trousse et ses souliers aussi. Il poissait la mort. Piquebois, Margont et Lefine serrèrent une dernière fois la main de leur ami. Saber, lui, lui fit signe de loin, comme s’il pensait le revoir. Puis il s’adressa à tous ceux qui voulaient bien l’entendre. Le 13e léger avait perdu encore un grand nombre d’officiers malgré le peu qui lui en restait déjà, alors un lieutenant galvanisé, on l’écoutait comme un général.

— Soldats ! Ce sont les mêmes Russes que ceux que vous avez écrasés à Austerlitz, à Eylau et à Friedland. Chargeons-les, mes amis, et passons-leur sur le corps ! Ils ont l’habitude, ils ont encore les traces de nos semelles sur le ventre !

Saber fut acclamé. Un instant plus tard, les divisions Morand, Gérard et Broussier, menées par le prince Eugène en personne, montaient à l’assaut de la Grande Redoute. Il était quinze heures.

Les tambours jouaient pour donner du courage, tumulte se mêlant au tumulte. La Grande Redoute était toujours noyée dans la fumée de sa canonnade et seules perçaient dans cette densité cotonneuse les lueurs des coups de canon. Les tirs ravageaient une fois de plus la ligne française, la labourant, la tronçonnant.

— Serrez les rangs ! criait machinalement Margont.

Il s’obligeait à penser à autre chose. Il essayait de revoir le visage de Natalia. Elle lui demandait de lui rapporter son livre et sa voix claire atténuait la canonnade et son mal de tête. Le sol se mit à trembler sous ses pas, comme si l’enfer de Dante dont lui parlait si souvent le frère Medrelli ouvrait lentement sa gueule pour engloutir le monde. Il y eut des cris de joie. Une déferlante de cuirassiers et de carabiniers martelait le sol au galop. Les cavaliers chevauchaient jambe contre jambe, serrés les uns contre les autres comme les briques d’un mur. Le soleil scintillait sur les cuirasses, les casques et les sabres. La vague enfonça fantassins et cavaliers russes, les piétinant comme de l’herbe, et dépassa la Grande Redoute. Les troupes d’Eugène prirent le pas de charge. Soudain, les canons de Raïevski cessèrent de tirer, comme par enchantement. La fumée se dissipa et le soleil fit reliure des objets métalliques à l’intérieur du retranchement. C’étaient les cuirassiers des 5e et 8e régiments, emmenés par le général Auguste de Caulaincourt, qui venaient d’investir la Grande Redoute à revers, par la gorge. Les fantassins français, ivres de joie, escaladèrent aussitôt les parapets. Les cuirassiers avaient décimé les défenseurs, mais refluaient maintenant sous le feu des derniers Russes. Cependant, les soldats d’Eugène surgissaient pour prendre le relais. « Vive les cuirassiers ! » s’écriait-on tout en fusillant les Russes. Margont aperçut le colonel Pirgnon au sommet d’un parapet. El exhortait ses hommes et ceux-ci, exaltés par son courage, passaient de part et d’autre de lui pour déferler dans la redoute. Sa présence, ainsi exposée, était vécue comme une insulte par les Russes. Ceux-ci le mettaient en joue en le maudissant. Sans le dévouement de ses soldats qui se jetaient sur eux et sans la fumée et la confusion générale, Pirgnon aurait probablement été touché. On aurait dit que Delarse et lui s’étaient lancés dans un concours de témérité. Il restait là, à la vue de tous, tandis que ses soldats défendaient farouchement ce qu’ils venaient de baptiser le « parapet Pirgnon ». Lui qui admirait Achille, en ce moment précis, il ressemblait effectivement à ce guerrier mythique. Margont pénétra dans la redoute. Les Russes se battaient pied à pied. Certains s’abritaient derrière des empilements de cadavres d’hommes et de chevaux. En fait, on y avait même jeté des blessés. Il n’avait jamais rien vu de pareil. On hurlait de tous les côtés. Un grenadier Pavlov, reconnaissable à sa coiffure en forme de mitre que ce régiment avait reçu le droit de conserver pour sa bravoure à Friedland, le chargea à la baïonnette. Un fantassin du 9e fit feu sur le Pavlov. Comme cela n’avait pas suffi pour le stopper, le fusilier le perfora d’un coup de baïonnette. Le Pavlov tomba à genoux, mais se releva. Il fallut encore un coup de crosse pour lui faire perdre connaissance. Le Français s’apprêtait à l’achever. Margont l’arrêta. Il fixait le Pavlov. Son bras et son front étaient bandés. Il avait également le muscle à nu au niveau de l’épaule.

— Alors quoi ? Même les blessés s’y mettent ! hurla Margont.

Le flot des fusiliers continuait à s’engouffrer dans la redoute. Des fantassins effectuèrent un crochet pour éviter Margont. Pour eux, ce pauvre capitaine parlait à un mort et ils craignaient plus la folie que la mort. À côté de lui, un garçon de dix ans pleurait. C’était un tambour russe. Des « nids d’hirondelles » décoraient ses épaules et des passements blancs en forme de V inversé parsemaient ses manches. Assis en tailleur, les coudes sur les genoux, il sanglotait au-dessus de son tambour crevé. Enfin, la Grande Redoute fut prise. Pirgnon, bras croisés, se tenait toujours sur son parapet. Margont se mit en quête de ses amis. Lefine surgit de derrière une pile de cadavres, la figure barbouillée de poudre.

— Vous êtes encore en vie, mon capitaine ?

Sa gueule noire rayonnait de plaisir.

— Il répond pas, mais il est toujours en vie ! Regardez-moi ce cochon d’Irénée !

Margont tourna la tête. Deux colonels et un général d’infanterie entouraient Saber. Il y avait également de nombreux officiers des cuirassiers.

— On me dit que c’est vous qui avez dégagé les restes de la palissade qui barrait la gorge par laquelle nous sommes entrés dans la redoute, déclara un colonel des cuirassiers.

— C’est exact, mon colonel, répliqua Saber, figé au garde-à-vous.

— Comment vous nommez-vous ?

— lieutenant Irénée Saber, mon colonel.

— Eh bien désormais, on vous appellera « capitaine Saber », j’y veillerai personnellement.

Les fantassins acclamèrent à nouveau les cuirassiers qui leur rendirent la pareille. Mais personne n’était plus heureux que Saber.

Derrière la Grande Redoute se trouvaient encore massées des troupes russes. Margont aperçut Piquebois. Celui-ci se tenait debout sur des cadavres russes, car on ne pouvait pas poser les pieds ailleurs. Des corps horribles à voir, sabrés et transpercés de tous les côtés. Ils étaient la trace sanglante du passage des cuirassiers des 5e et 8e régiments, les héros de la Grande Redoute.

— Ça va ? Tu n’as rien ? interrogea Margont.

Piquebois ne répondit pas. Immobile, il fixait la ligne russe.

— Ils sont là. Ce sont eux..., déclara-t-il.

— Qui ça ?

Margont regarda dans la même direction que lui. Il apercevait les rangs russes, plus loin, sur les hauteurs. Il distinguait les lignes vertes des fantassins et des cavaliers blanc et noir en rangs serrés.

— Ce sont eux, ce sont les chevaliers-gardes, articula péniblement Piquebois.

Et il s’élança en vociférant :

— À mort ! Sus à la marmaille ! Tuons-les tous !

Il se ruait vers eux tandis que les boulets ricochaient autour de lui. Le hussard se réveillait en lui et il était furieux. Piquebois devint frénétique, comme au plus fort des charges d’autrefois. Il voulait se jeter au milieu des chevaliers-gardes et périr en plein holocauste, dans une apothéose de sang, d’os brisés et de membres tranchés. Margont lui courait après, mais ne l’aurait jamais rattrapé si un obus n’avait explosé non loin de son ami. Margont ramassa Piquebois, le jeta sur son épaule et le ramena à la redoute. Piquebois, à demi inconscient, délirait. Il voyait les fameux chevaliers-gardes galoper et éclater de rire en le pointant de l’index.

* * *

Pendant que l’on achevait de prendre la Grande Redoute, Koutouzov fit charger la Garde à cheval contre les cuirassiers français. Mais des renforts de cavalerie furent envoyés. À l’issue de cette vaste mêlée de cavaliers, la cavalerie russe fut repoussée et plusieurs régiments d’infanterie ennemie furent également malmenés. À seize heures, le flanc gauche russe avait reculé. Le centre, bien que très affaibli par la perte de la Grande Redoute et du village de Semenovskoïe, tenait encore. À nouveau, Napoléon se demanda s’il devait faire donner sa Garde contre la Garde à pied russe formée en carrés et les rescapés des autres unités. Jamais il n’avait rencontré un ennemi aussi furieusement tenace. Il ne sentait pas encore les Russes sur le point de céder. Après de multiples hésitations, il déclara : « À huit cents lieues de la France, on ne risque pas sa dernière réserve. » Il fit mettre en position ses ultimes canons de réserve et ordonna au général Sorbier, qui commandait l’artillerie de la Garde impériale : « Puisqu’ils en veulent encore, donnez-leur-en. »

C’étaient quatre cents canons qui écrasaient maintenant les Russes sous leur feu. Mais Koutouzov tenait bon et faisait riposter ses pièces. Ce duel d’artillerie sans précédent ne s’acheva qu’à la nuit.

La Grande Armée avait perdu trente mille hommes, tués ou blessés, dont quarante-huit généraux. Les Russes, cinquante mille. Moins d’un millier d’entre eux avaient été faits prisonniers. Meus l’armée russe n’était pas détruite, donc la guerre n’était pas terminée. Après un conseil militaire tendu avec le sommet de son état-major, dans une simple isba, Koutouzov prit la décision de faire se replier son armée. Il préférait perdre Moscou plutôt que perdre et son armée et Moscou. Il fit cependant parvenir au Tsar un bulletin de victoire dans lequel il annonçait qu’il avait taillé en pièces l’armée française, détruit la Garde impériale, pris cent canons et fait seize mille prisonniers dont le prince Eugène, Davout, Ney et Murat. Il n’y avait qu’au sujet de ce dernier qu’il croyait être sincère, car le général Bonnamy, qui avait survécu aux vingt coups de baïonnette reçus dans la Grande Redoute, avait proclamé qu’il était le roi de Naples afin d’être épargné. La chance souriant souvent aux pragmatiques, Rostopchine, le gouverneur de Moscou, fit célébrer un Te Deum à la cathédrale Ouspenski, au Kremlin, et le Tsar nomma Koutouzov « Feld Maréchal General » et lui versa une forte récompense.

L’armée russe battant en retraite, la route de Moscou était désormais définitivement libre.

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