De tous les côtés, des tirs d’artillerie, des fusillades et des cris retentissaient. Sur les deux rives, on tentait de contenir des Russes très largement supérieurs en nombre. Les restes des corps de Davout, d’Eugène et de La Tour Maubourg poursuivaient leur retraite par la route de Wilna. Sur la rive est s’était accumulée une foule considérable de civils, de déserteurs et de retardataires. Cette masse compacte se pressait pour tenter de passer sur les ponts. Dans les bousculades, des gens périssaient piétinés ou écrasés par des chariots, d’autres étaient précipités dans l’eau. Une eau noire et boueuse qui charriait d’énormes blocs de glace et des armées de cadavres. Les boulets russes zébraient en tous sens cette horde. Régulièrement, une partie du tablier du pont s’effondrait, précipitant des grappes de gens dans la rivière. Alors les pontonniers s’activaient pour réparer. Ceux qui tentaient de traverser la Bérézina à la nage n’atteignaient presque jamais l’autre rive. Sur la rive est, les huit cents cavaliers badois et hessois du général Fournier enchaînaient les charges. Ils soutenaient le 9e corps qui contenait les quarante mille Russes de Wittgenstein. Sur l’autre rive, le maréchal Oudinot, bientôt blessé et remplacé par le maréchal Ney, avec neuf mille hommes, faisait face aux trente mille combattants de Tchitchagov. Le temps jouait en faveur des Russes qui recevaient peu à peu les renforts envoyés par Koutouzov.
Les restes du régiment du colonel Pirgnon avaient pris du retard et ne s’étaient pas éloignés de la rive ouest. Par conséquent, Margont et Lefine avaient également ralenti l’allure. Saber était resté avec eux. Un aide de camp arriva au galop et stoppa son cheval en nage devant le colonel Pirgnon. Le cavalier était épuisé. On l’envoyait porter des ordres partout à la fois et il devait se frayer au sabre un chemin dans les cohues.
— Mon colonel, votre marche est trop lente. La retraite doit s’accélérer, ordre de l’Empereur !
Il tourna aussitôt bride et repartit en hurlant : « Dégagez ! Dégagez ! » Pirgnon se rapprocha des débris du 35e de ligne auxquels s’étaient mêlés des égarés. Lui seul avait entendu les propos du messager.
— Soldats, l’Empereur va lancer une contre-attaque dont nous allons constituer le fer de lance. Nous allons enfoncer la ligne ennemie. Nous serons soutenus par plusieurs régiments et six bataillons de la Garde ainsi que par tous les cavaliers disponibles. L’Empereur va calmer ces moujiks et assurer la tranquillité de notre retraite !
La majorité des soldats obéit et constitua une colonne d’attaque. Personne n’imaginait un seul instant que Pirgnon ait pu mentir. Pour tous, cet aide de camp pressé galopait pour transmettre l’ordre de cette massive contre-attaque. On avait confiance dans le génie de l’Empereur qui allait une fois de plus tout balayer. Et puis, la Garde allait participer à la curée. La Garde ! L’enfant chéri de l’Empereur, ce corps d’élite qui n’avait jamais perdu une seule bataille. Pirgnon parvint à convaincre d’autres débris de bataillons et à rallier
409 des traînards. Se plaçant à la tête de trois cents soldats hétéroclites, mais motivés, il lança sa colonne droit sur trente mille Russes.
— Mais qu’est-ce qu’il fiche ? s’exclama Saber.
La petite troupe de Pirgnon dépassait la ligne de défense française. Ceux qui affrontaient les Russes, retranchés derrière des arbres abattus, des congères ou des cadavres, la contemplaient, ébahis. Des groupes de silhouettes noires gesticulaient sur son passage. Tantôt on l’encourageait, tantôt on essayait désespérément de la faire changer d’avis. Margont vit Pirgnon se retourner sur sa monture et agiter son sabre au-dessus de sa tête en regardant dans sa direction.
— À quels renforts fait-il signe ? Qui va le soutenir ? se demanda Saber à voix haute.
— C’est à moi qu’il fait signe, répliqua Margont. C’est un homme très intelligent, il sait que je sais. Alors il me dit au revoir.
— Mais qu’est-ce qu’il fiche, nom d’un chien ?
— Il se suicide. Il se suicide avec son régiment.
Les Russes réagirent immédiatement. Deux escadrons de hussards s’ébranlèrent et chargèrent la colonne de flanc. Leur élan emporta des rangées de soldats et coupa la formation en trois tronçons. Les cavaliers se mirent à tournoyer autour des fantassins et à les sabrer à satiété. Les Français tentaient confusément de se former en carré pour se défendre. Pourquoi leur cavalerie n’avait-elle pas chargé pour stopper les hussards ? Pourquoi les autres régiments ne venaient-ils pas à leur secours ?
— Allons-y ! s’exclama Margont.
Saber ne parvint même pas à articuler un mot.
— Allons-y, Irénée ! On ne va pas laisser faire ça ! Je m’occupe de Pirgnon et toi de faire se replier les survivants. Toi, Fernand, trouve-nous des renforts.
Lefine n’avait pas plus de voix que Saber.
— Alors, Irénée, tu veux finir cette campagne colonel, oui ou non ?
Margont s’élança vers le lieu du carnage, suivi par Saber. Lorsqu’il passa la ligne française, il s’écria :
— Couvrez-nous !
Sur tout le front, on épaulait les hussards et des exclamations de joie saluaient chaque chute. Tenter une sortie était impensable, mais on pouvait au moins soutenir ces camarades inconscients par un feu nourri. Les hussards offraient des cibles faciles, mais leur chef ne voulait pas lâcher sa proie sans s’être assuré de sa perte. Il n’ordonna le repli que lorsque l’infanterie russe, qui accourait, arriva au contact. Une nuée de Russes submergea les assaillants. Ils étaient dix fois plus nombreux et les hussards leur avaient laissé le temps d’encercler les Français. Pirgnon avait mis pied à terre. Il se délectait de cette boucherie inutile. Pour lui, ces visions de combattants criblés de coups de baïonnette ou canardés de tous les côtés constituaient un spectacle sublime, une orgie sanglante. Ici, l’un de ses lieutenants se retrouvait immobilisé par deux Russes tandis qu’un troisième l’embrochait à la baïonnette. Là-bas, un sergent se faisait fusiller simultanément par quatre fantassins. Des visages anxieux se tournaient vers lui, mais il souriait. Les Français pris au piège se démenaient comme des enragés pour regagner leurs lignes. Margont, Saber et une quinzaine de volontaires se frayèrent un passage jusqu’à eux. Mais plus les secondes s’écoulaient, plus les Russes renforçaient leur nasse. Les Français avaient formé un cercle adossé à un bois, à mi-chemin entre la ligne russe et celle du maréchal Ney. Le tiers avait déjà été exterminé et des corps s’effondraient sans cesse. Une pluie de balles s’abattait sur eux, les fauchant ou s’écrasant contre les troncs dans un bruit de grêle. Margont se précipita vers Pirgnon, au centre de la position. Celui-ci l’accueillit joyeusement.
— Je ne m’attendais pas à vous voir arriver, capitaine Margont. Vous ne manquez pas de courage. Cela fera quelques cadavres de plus.
Margont ôta son lourd manteau et dégaina son épée. Pirgnon avait empoigné son sabre. Son sourire était déroutant, écoeurant.
— Au début, j’ai tout tenté pour lutter contre ma soif de sang. J’ai prié Dieu, mais mon imagination ligotait des femmes avant de les supplicier. Alors je me suis mis à travailler sans relâche jusqu’à ce que je ne puisse plus maintenir mes paupières ouvertes. J’atteignais ainsi un tel état d’épuisement que je réussissais à purger mon esprit de ces images. Mais elles réapparaissaient dans mes rêves qui mêlaient le plaisir et la souffrance, l’amour et la mort. J’étais désespéré. Je me suis exposé dans la Grande Redoute et j’ai attendu là. Les balles russes sifflaient à mes oreilles, mais, hormis une éraflure, je n’ai rien eu. Pourtant, je n’avais pas cessé de supplier les Russes de faire ce que je ne parvenais pas à accomplir moi-même.
Pirgnon semblait à l’aise dans le chaos qui l’entourait. Il écarta les bras.
— Est-ce ma faute si je ne suis pas mort ?
— En plus de Maria Dorlovna et de la comtesse Sperzof, Élisa Lasquenet, cette jeune actrice : c’était vous aussi, n’est-ce pas ?
— Oui ! Vous avez d’autres crimes sur lesquels vous souhaitez m’interroger ? Non ? Dommage, votre liste demeurera incomplète. Maintenant, mes envies l’ont emporté. Fin des remords. Je suis un monstre, mais cela me plaît. Et je rêve de vous plonger ma lame dans le corps. Ensuite, ou je serai tué dans un dernier bain de sang, ou les Russes m’épargneront. La captivité ne sera alors qu’un interlude avant tout un cortège de « rencontres plaisantes ».
Pirgnon se fendit pour transpercer Margont, mais celui-ci recula prestement. Le colonel sabra pour le décapiter. Margont s’accroupit et lança sa pointe vers le ventre de Pirgnon. Ce dernier, fin duelliste, avait anticipé cette attaque. Les deux lames se rencontrèrent. Le sabre, dont le métal était plus épais et attaquait la lame adverse au niveau du plat, brisa l’épée de Margont dans un bruit métallique. Margont bondit aussitôt sur son adversaire et le poignarda avec son fragment de lame. Pirgnon tomba à genoux, étonné d’avoir été vaincu. Il porta la main à son abdomen et contempla son sang sur sa paume. Il fut sidéré de découvrir que celui-ci avait la même couleur et la même viscosité que celui de ses victimes. Ainsi, le sang des autres coulait aussi en lui... Il s’effondra. Margont remit son manteau. Il ne ressentait ni triomphe, ni soulagement. Il n’avait même pas à la bouche ce goût acide et cruel que distille la « justice » accomplie par soi-même. Il avait l’esprit vide. Rapidement, la peur se mit à remplir ce vide jusqu’à déborder de ses pensées pour envahir tout son être : il était cerné par les Russes. Des Russes avides de faire payer aux Français cette campagne. Des Russes dont l’appétit de massacre s’annonçait insatiable. Les boyaux retournés par l’angoisse et les réflexes aiguisés par l’instinct de survie, il rejoignit Saber. Son ami avait rassemblé une trentaine de soldats d’élite, grenadiers, voltigeurs ou hommes déterminés. Ces Français se croyaient perdus et s’apprêtaient à charger avec frénésie. Ils voulaient tuer. Tuer par haine, tuer par désespoir, tuer pour ne pas songer à leur propre mort. Tuer, tuer, tuer et, à la fin, hélas, mourir.
— Par là ! Nous allons tenter une percée ! s’exclama Saber en indiquant la gauche de son sabre.
— Mais, monsieur l’officier, il faut essayer de regagner nos lignes..., protesta un adjudant.
— C’est évident pour tout le monde, alors les Russes ont placé une compagnie de grenadiers entre nos troupes et nous. Mais là, regardez : on aperçoit des miliciens.
Sur la gauche, derrière les soldats réguliers, se pressaient, en effet, des combattants aux manteaux gris ou marron. Certains portaient une toque à la place de la casquette de leur régiment et, n’ayant même pas reçu de fusil, brandissaient des piques. Saber lança son attaque. Les Russes ne s’attendaient pas à ce qu’elle survienne à ce niveau et furent pris au dépourvu. Le groupe de Saber extermina prestement à coups de crosse et de baïonnette les mousquetiers en première ligne. Parvenus face aux miliciens, bien plus nombreux qu’eux, ils épaulèrent et lâchèrent la volée qu’ils avaient économisée jusque-là. Saber, compte tenu de la situation, avait donné la plus cruelle de toutes les consignes qu’il ait jamais formulées : « Visez les visages. » Lorsque les miliciens, civils entraînés à la va-vite, mal équipés et sans expérience, virent les faces de leurs camarades éclater et devenir d’abominables plaies sanguinolentes, ils jetèrent leurs armes à terre et s’enfuirent en hurlant. Alors, les Français s’élancèrent en criant dans la percée. Le cercle se vida de ses défenseurs comme un abcès qu’on crève. Au pas de course, les rescapés regagnèrent leurs lignes sous une fusillade épouvantable, couverts par Lefine, Fanselin et Piquebois qui avaient fait s’avancer de quelques pas une ligne de volontaires. Une centaine de soldats réchappèrent ainsi de cet assaut absurde. Saber fut porté en triomphe.
— Belle action que celle de votre ami, j’en référerai à qui de droit, entendit dire Margont dans son dos.
Il se retourna et se retrouva face au colonel Barguelot.
— Puis-je savoir ce que vous faites ici, mon colonel ? Votre régiment n’a-t-il pas pris la route de Wilna ?
— C’est exact. Donc il n’a pas besoin de moi pour l’instant. Je le rejoindrai facilement, car l’une de mes montures a survécu. C’est ici que les choses se passent, donc j’y suis.
Sur ce, le colonel Barguelot s’éloigna pour distribuer ses ordres, alors que les balles percutaient les troncs autour de lui et projetaient des copeaux sur son manteau. Il ralliait des fuyards ou indiquait à des sapeurs une position à renforcer. Il n’avait pas supporté que l’on ait percé à jour sa lâcheté. Pour lui, voir son image souillée était insoutenable. Pour la sauver, il se sentait prêt à tout, même à mourir. Quelques-uns de ses soldats, restés pour l’escorter, se disaient : « Et nous qui pensions que notre colonel était un lâche, voilà qu’il s’expose à l’un des points les plus chauds alors qu’il n’a rien à y faire ! » Barguelot rayonnait. Son propre courage l’étonnait, l’effrayait même. Mais il se nourrissait de l’admiration qu’il lisait dans les regards. Il continuait donc à accomplir d’immenses efforts sur lui-même pour afficher une bonhomie confiante. Il avait décidé de rester là en voyant que Margont ne partait pas. Il avait cru que ce capitaine voulait se battre et il n’avait pas supporté que cet homme puisse acquérir une réputation supérieure à la sienne. Et puis, il voulait prévenir les rumeurs sur sa conduite durant la campagne. Par conséquent, il avait saisi la dernière chance de sauver son nom dont il jugeait l’éclat incomparable. Il marcha jusqu’au maréchal Ney, l’un des hommes les plus braves
415 de tous les temps, et lorsque celui-ci, étonné, lui demanda la raison de sa présence, il répliqua :
— Monsieur le maréchal, si le colonel Barguelot a décidé de se promener dans une forêt, il n’est pas dans le pouvoir de cinquante mille Russes de le faire changer d’avis.