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Sur le chemin du retour, Margont repensa à sa vie. Cela lui arrivait souvent au début d’une campagne. Son passé lui faisait penser à la pâte d’un boulanger que trop de mains auraient pétrie, chacune suivant son idée sans tenir compte de celles des autres quant à la forme à donner à ce futur pain. Il avait finalement eu l’audace de choisir lui-même sa voie, contrariant tout son entourage. L’insolence l’avait sauvé des désirs des autres.

Il était né à Nîmes, en 1780, dans une famille de viticulteurs. Son père, Georges Margont, mourut d’une crise d’apoplexie en 1786. Sa mère, ne pouvant subvenir aux besoins de ses deux filles et de son fils, se résolut à s’installer à Montpellier, chez son frère, Ferdinand Lassère, un célibataire endurci et mystique. Ce dernier se mit immédiatement en tête de faire de ce jeune garçon un prêtre ou un moine. « Quelle idée ! » s’exclamait régulièrement Margont en se remémorant cette époque où on le forçait à lire la Bible et à prier tous les jours.

Son oncle l’envoya étudier dans l’abbaye bénédictine de Saint-Guilhem-le-Désert. Situé dans la gorge du Verdus, ce monastère, fondé environ mille ans auparavant marquait l’une des étapes du pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. Son architecture mêlait arts roman et méridional. A la superbe nef étonnamment élevée étaient accolés le cloître et quelques bâtiments qui délimitaient un quadrilatère de verdure. Durant quatre ans, ce lieu avait constitué l’univers tout entier de Margont. Ce dernier n’avait quasiment jamais le droit de sortir. Lorsqu’il se plaignait du manque de liberté, les moines lui répétaient inlassablement que l’isolement ouvrirait son esprit à Dieu. A cette époque, la communauté de Saint-Guilhem-le-Désert était très loin de ce qu’elle avait été lors des siècles passés. Il ne restait plus que six moines à en faire partie mais la vie à l’intérieur de ces murs perpétuait ses traditions séculaires : longues heures de prières, méditation, contemplation, offices... Heureusement pour Margont, l’étude occupait également une place majeure dans les activités de chacun. On lui apprit ainsi la lecture, l’écriture, le latin, le grec, les mathématiques, l’histoire, la géographie et la théologie. Ses notes étaient bonnes ou excellentes, excepté en théologie, matière où ses résultats étaient inexistants car les questions les plus simples (« Qui est mort pour nous sur la croix, Quentin ? ») se heurtaient à la mauvaise volonté la plus manifeste (« Jeanne d’Arc, frère »).

Dans un monastère, presque tout est interdit, en particulier ce que l’on a envie de faire. Margont passait donc des heures à lire dans le jardin du cloître. Cet espace représentait son ultime bastion de liberté, même s’il était ceinturé par des moines et des murs. En revanche, avec les mots, il parvenait à embrasser d’autres horizons, d’autres pensées, d’autres vies. Personne autour de lui ne semblait vouloir comprendre que, sans les livres, il ne serait pas devenu moine mais fou. Personne excepté le frère Medrelli, un moine réputé et respecté qui enseignait l’histoire et les mathématiques. Celui-ci prit cet élève rebelle sous son aile. Il devint son mentor et lui donna des cours privés en plus de la formation habituelle pourtant déjà importante. Il espérait le voir devenir cardinal. Selon lui, quand ce petit croyant-là disait ne pas avoir la foi, il le faisait de fort mauvaise foi. Le frère Medrelli était ouvert, compréhensif, tolérant et chaleureux. Il procurait sans cesse des livres à Margont et acceptait que celui-ci l’accompagne lors de ses trop rares promenades (quitte à lui courir après pour enfin le rattraper sur le pont du Diable lors d’une mémorable tentative d’évasion). Margont le surnommait affectueusement « mon ami le citoyen moine ». Aujourd’hui encore, les deux hommes s’écrivaient souvent.

En 1790, la république, par la voix de l’Assemblée nationale, imposa la suppression de toutes les communautés religieuses. Margont pleura en passant le portail de l’abbaye. Il était libre.

Il retourna chez son oncle, à Montpellier. Ce dernier voulait toujours faire de lui un prêtre. Le frère Medrelli, plus avisé, envoyait des missives pour suggérer la voie médicale. Sa mère, elle, désirait qu’il rachète la propriété viticole familiale pour prendre la suite de son père. « Pour vous satisfaire et faire également plaisir à mon oncle, je pourrais peut-être fabriquer du vin de messe » lui proposait parfois amèrement son fils. Les murs de Saint-Guilhem-le-Désert avaient été remplacés par les désirs des uns et des autres.

Grâce à l’insistance du frère Medrelli, Margont continua à étudier. Il lisait toujours autant et aimait se promener interminablement dans les rues de Montpellier. A l’adolescence, il s’enflamma pour la cause républicaine et décida de s’intéresser à la politique. Le monde changeait et lui voulait le changer plus encore et plus vite. Son projet reçut un accueil rien moins que glacial. Il est vrai qu’à l’époque de nombreux politiciens avaient perdu la tête au sens le plus strict du terme.

En 1798, il s’enrôla dans l’armée et suivit Bonaparte dans sa campagne d’Egypte. A son retour, il disposa de suffisamment de temps libre pour se livrer à des apprentissages désordonnés qui variaient au gré de ses passions. Mais, à partir de 1805, les guerres s’étaient succédé. Il avait participé à de nombreuses batailles dont Austerlitz, Auerstaedt, Eylau ou Wagram et avait eu l’occasion de vivre durant quelque temps à Berlin, à Vienne, à Madrid et dans bien d’autres lieux encore, rattrapant ainsi le temps perdu dans le petit rectangle de Saint-Guilhem-le-Désert.

Désormais, comme beaucoup, il attendait la paix. Une vraie paix, pas une nouvelle paix « para bellum », comme celle d’Amiens, en 1802, ou de Tilsit, en 1807, durant lesquelles tous les pays levaient des troupes et peaufinaient leurs futurs plans de bataille. Mais cette paix, il la voulait républicaine et humaniste, et pour cela, il était prêt à se battre toute sa vie s’il le fallait.

* * *

Comme convenu, Margont rejoignit Lefine. L’auberge était basse de plafond et mal éclairée par des bougies de suif qui dégageaient une fumée malodorante. Il y avait des tables de toute taille et de toute forme, tables rondes, établis, caisses, tonneaux... Les affaires étaient les affaires. Pour le propriétaire des lieux, une invasion militaire signifiait avant tout une invasion de consommateurs. Malgré ce bric-à-brac mobilier, de nombreux soldats devaient se contenter de rester debout, buvant de la bière à même la cruche ou rongeant des os de poulet. Margont se fraya péniblement un passage jusqu’à Lefine qui, attablé devant une barrique, trempait des morceaux de pain dans une gamelle de lentilles.

— Sortons ! cria Margont pour surmonter le brouhaha.

Lefine cura son plat et suivit Margont la bouche pleine et l’air satisfait. Dans les rues, l’agitation était toujours à son comble. Des Français se bousculaient pour entrer dans une taverne bondée. Des dragons italiens du régiment Regina, hilares, contemplaient l’un des leurs qui, ivre mort, tentait envers et contre tout de grimper à cheval. Son habit vert était couvert de boue et il avait perdu son casque. Il se hissa enfin au sommet de sa monture. On l’applaudit avec chaleur. Il leva la main pour faire le malin, glissa sur le côté, sentit ce mouvement s’amplifier mais ne parvint pas à rétablir la situation et s’étala une nouvelle fois à terre. On l’acclama trois fois plus. Margont restait tolérant vis-à-vis de ces désordres du moment qu’ils ne dégénéraient pas en pillages ou en bagarres. Tout le monde savait que des milliers de gens allaient mourir. Il était donc naturel de vouloir vivre pleinement chaque minute et on trouvait toujours mieux à faire que d’obéir aux ordres qui prescrivaient de rester immobile et d’attendre pendant des heures le signal du départ.

— Alors ? Qu’as-tu appris ? demanda Margont.

— Pas grand-chose. La sentinelle assassinée appartenait au 2e bataillon du 18e léger. Impossible de savoir où elle a été enterrée.

— Comment ça, impossible ?

Lefine était furieux de ne pas être félicité pour la qualité de son travail.

— Vous avez vu la cohue qui règne ici, mon capitaine ? Il m’a fallu plus d’une heure pour découvrir enfin quelqu’un qui la connaissait. Je suis allé trouver ce bataillon : personne ne sait où a été enseveli le sergent-major Biandot. Ses amis croient qu’il a été assassiné par un partisan russe. J’ai fait la tournée des cimetières proches : aucune tombe n’a été creusée récemment à part celle de la Polonaise. Je suis revenu ici et j’ai interrogé comme j’ai pu les grenadiers de la Garde royale, mais ils n’étaient pas au courant.

— Et l’empreinte du pas ?

Lefine sortit de sa poche une semelle en bois.

— Le moulage n’a rien donné : c’était celui d’une banale chaussure de grande taille. Mais voici ce qu’a sculpté le cordonnier que j’ai trouvé.

Margont examina l’objet. Il leva un pied et appliqua cette semelle contre celle de son soulier. Cette dernière était plus longue de trois centimètres.

— C’est pas vous, constata Lefine.

— Donc en résumé, notre homme appartient au 4e corps d’armée – puisque les autres corps sont bien trop éloignés de Tresno –, il est athlétique et possède une expérience du corps à corps. Il est officier, mesure entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingt-cinq et nous connaissons sa pointure. Il est droitier. Enfin, c’est un « prince charmant ». Combien de suspects nous reste-t-il ?

Lefine leva le menton.

— Disons... quatre cents ?

— Impossible de se renseigner discrètement sur l’emploi du temps de quatre cents personnes durant la nuit du meurtre, surtout quand ces quatre cents-là sont noyées dans une masse de quarante-cinq mille.

Il fixait la semelle en bois.

— Le « prince charmant » ne nous a laissé que cela, telle une Cendrillon criminelle. Mais je doute que ce soit suffisant pour le retrouver.

Le soleil avait presque disparu et les ombres envahissaient les plaines et les forêts. Les zones encore éclairées possédaient des frontières mouvantes et se réduisaient irrémédiablement. L’homme contemplait ce spectacle avec fascination. Depuis peu, il lui semblait que son esprit subissait un phénomène similaire. Des idées noires recouvraient lentement ses certitudes et ses projets d’avenir.

Les gens qu’il avait tués – que ce soient des ennemis au combat ou les autres, telles cette Polonaise ou la sentinelle qui avait failli le piéger – avaient fini par lui révéler quelque chose. Ou plutôt quelqu’un : lui.

Toute la journée, il avait revécu sa soirée avec Maria, ne se lassant pas de surcharger ses souvenirs d’une multitude de détails : les phrases échangées, la décoration de la pièce, les ombres rendues tremblotantes par les vacillements des flammes des bougies, le visage joyeux de Maria tandis qu’ils trinquaient... Un détail, en particulier, l’avait amusé : chaque fois que Maria rougissait, elle se recoiffait aussitôt de la paume de la main. Cela lui avait plu car il avait mis ce geste sur le compte d’une timidité feinte. Lorsqu’elle l’avait reçu dans sa chambre, il était persuadé qu’elle allait se donner à lui. Mais Maria voulait seulement l’entendre une fois de plus lui jurer son amour. Elle avait refusé de lui céder et, subitement, il avait eu envie de la faire souffrir. Cela lui avait plu au-delà de toute expression.

Et aujourd’hui, en regardant ses soldats – ces rangs dont il était si fier autrefois, ces corps serrés les uns contre les autres dont l’impact était irrésistible, cette masse dense, sombre et farouche hérissée de fusils –, il n’avait pensé qu’au sang qui coulait en eux. Il les avait


imaginés dépouillés de leurs os et de leur chair pour en faire des êtres uniquement constitués d’un complexe réseau de vaisseaux aux ramifications incalculables. Comme si tout ce qui comptait pour lui désormais, c’était le sang. Était-il devenu un monstre ? Cette question l’obsédait. Il y en avait sûrement d’autres comme lui. Combien étaient-ils à s’être enrôlés dans cette armée pour le seul plaisir de voir couler le sang ? S’il venait à croiser l’un de ces prédateurs, le reconnaîtrait-il ? Et ce dernier le démasquerait-il ?

Il abaissa les yeux sur ses pistolets d’arçon aux crosses ouvragées. Il suffisait d’une flexion de l’index et sa vie s’arrêterait ici...

Il avait l’impression d’être un esquif à la dérive. Petit à petit, un cap se profilait. Mais lequel exactement ?

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