25

Il déambulait au milieu des étendues de cadavres. Pour lui, ces corps évoquaient des feuilles mortes tapissant par erreur un paysage d’été. Une scène l’avait particulièrement frappé. Un boulet avait ravagé sous ses yeux une colonne de fantassins. En un éclair, le projectile avait emporté les jambes gauches de sept soldats qui progressaient à la queue leu leu. L’homme chemina dans son sillage, parmi les victimes amputées, les membres épars et les flaques de sang. Presque aussitôt, il se sentit à nouveau vide. Un peu plus loin, il releva dans son esprit des combattants enchevêtrés et imagina leurs affrontements. Cependant, le tumulte de cette tuerie s’effaça rapidement, comme un fond de brume dissipé par le vent. Il s’accroupit pour effleurer la joue d’un tambour russe âgé d’à peine douze ans, recroquevillé, le ventre mis en bouillie par des éclats d’obus. Son geste aurait ému le coeur des plus endurcis alors que ce n’était pas cet enfant qu’il voulait caresser mais la mort elle-même. Cela non plus ne le divertit pas longtemps. Il se redressa, en proie au désarroi. Il avait assisté à une boucherie effarante et, cependant, la souffrance commençait déjà à lui manquer. Il avait peur de ne plus parvenir à donner le change. Il sentait son vernis sur le point de se craqueler. Il se demanda combien de sang il lui faudrait encore contempler pour être enfin apaisé.

* * *

Les soldats marchaient voûtés, les épaules affaissées. On aurait dit des spectres errant dans la nuit. Le pas impatient de Margont, pourtant aussi éreinté qu’eux, tranchait avec ce spectacle et étonnait ou agaçait. Sous prétexte de demander des nouvelles d’Untel ou d’Untel, Margont rendit visite au 9e de ligne. Il s’arrangea pour être aperçu par le colonel Barguelot et ce dernier l’apostropha joyeusement. Il arborait un uniforme resplendissant et un air triomphant.

— Capitaine Margont ! Je suis heureux que vous ayez survécu. Quelle affaire ! J’étais à la Grande Redoute lors de l’assaut de l’après-midi, celui qui a réussi. J’ai escaladé ce maudit remblai le sabre à la main et là, avec mes fusiliers du 9e, nous avons fait un carnage effroyable ! Effroyable ! C’était indescriptible ! Indescriptible ! Tout le monde s’accorde à dire que ce fut le point le plus acharné de toute la bataille. Ah non, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que cela a été !

— Mais, mon colonel, je n’ai pas besoin de l’imaginer puisque je m’y trouvais.

Le visage de Barguelot se décomposa.

— Vous y étiez ? Non, le 84e ne pouvait pas y être puisque la division Delzons... Vous faites erreur.

— C’est que j’avais été versé pour la journée dans le 13e léger, de la division Morand.

Barguelot était décontenancé.

— Le 13e léger... Oui, je les ai vus, bien sûr. Enfin, en fait, il y avait tellement de fumée que l’on n’y voyait rien.

— Vous avez peut-être aperçu le colonel Pirgnon, du 35e ? Il était lui aussi dans la Grande Redoute.

— Non. Avec toute cette fumée pire que du brouillard...

Difficile pourtant de ne pas avoir remarqué Pirgnon perché sur son parapet. De plus, escalader un remblai sans salir son uniforme... Margont, lui, était si couvert de terre que l’on aurait dit qu’il venait de se relever de sa tombe.

— Je vais vous laisser, car je dois faire le point sur l’état de mon régiment. Au plaisir, capitaine.

Les deux hommes se séparèrent. Margont gagna le 35e de ligne. Il ne put rencontrer le colonel Pirgnon que l’on pansait pour une blessure superficielle au bras. Il retourna finalement au 84e. Des soldats entouraient Saber et chantaient :

Vive Saber ! Vive Saber !


Ça c’est sûr y a pas de doute


Il était bien dans la Redoute


Entré lieut’nant par le remblai


Sorti, cap’taine par le goulet


Vive Saber ! Vwe Saber !


Sûr qu’il sait bien yfaire !


Vwe Saber ! Vwe Saber !

Saber lui fit signe de se mêler à eux, mais Margont poursuivit son chemin et rejoignit Lefine qui, de son côté, était allé faire le tour de ses espions. Il allait devoir en engager d’autres. Ceux chargés de Pirgnon avaient tous été blessés ou tués et un seul parmi ceux surveillant le colonel Fidassio avilit survécu. Il en allait de même pour Barguelot et pour Delarse. Ni Margont, ni Lefine n’arrivaient à croire à une pareille hécatombe.

— Commençons par Delarse, déclara Margont.

— Notre espion rescapé l’a perdu de vue les trois quarts du temps. Ce qu’il a pu me dire, c’est que Delarse a pris des risques insensés. Il a été en tête de tous les assauts possibles. Je ne sais pas ce que fout l’état-major pour mettre tant de temps à le galonner un peu plus. En ce moment, il est seul sous sa tente et ne veut voir personne. Son nouvel officier adjoint est allé le trouver avec un repas sur un plateau et il est aussitôt ressorti avec la soupe renversée sur son uniforme.

Margont s’assit et s’adossa à un arbre. Il n’en pouvait plus. Il lui semblait encore entendre une canonnade, lointaine et irréelle. Lefine s’installa en tailleur. Sa face noircie de poudre disparaissait dans l’obscurité et Margont avait l’impression d’écouter le rapport d’un soldat décapité par un boulet. Toutes ses pensées étaient envahies par la mort.

— C’est parce que le général Huard a été tué, poursuivit Lefine. Delarse se voyait déjà promu général et placé à la tête de la brigade. Eh bien il a appris qu’il allait rester colonel et qu’il assisterait le remplaçant de Huard. Tout le monde trouve ça écoeurant.

Margont ferma les yeux.

— Rassure-toi, je t’écoute avec attention. Nos Italiens ?

— Même si la grande majorité de la division italienne du général Pino n’a pas pu arriver à temps pour participer à la bataille, le colonel Fidassio était bien là. Il a fait preuve d’un immense courage.

Les yeux de Margont se rouvrirent.

— Comment ?

— Il est resté en permanence à la tête de son régiment et il a transpercé lui-même un capitaine russe qui venait d’abattre son cheval et tentait de l’embrocher. Il a pris le hausse-col du cadavre et se l’est passé autour du cou.

Margont porta machinalement sa main à son propre hausse-col, ce petit croissant de lune horizontal, en métal, que portaient les officiers d’infanterie, cet ultime souvenir des armures médiévales.

— Ses soldats l’ont surnommé « le Lion », ajouta Lefine.

— Quel manque d’imagination ! Enfin, je dois faire pénitence. J’ai jugé trop vite ce Fidassio. Parce qu’il ne parvenait pas à assumer son commandement et que cela le paniquait, j’en ai fait un incompétent et un lâche. En réalité, il est seulement incompétent.

— Moi, je ne comprends pas les mystères de cette transformation.

— Il a dû boire de ton élixir.

Lefine prit sa gourde autrichienne – trophée ramassé sur le champ de bataille d’Austerlitz, donc objet sacré et porte-bonheur – et but une large rasade.

— Et la deuxième explication ?

— Fidassio est dépassé par sa tâche de colonel, ça, je persiste à en être convaincu. Il ne sait pas trancher et, confronté à un problème, oscille d’une décision à l’autre comme les plateaux d’une balance qui ne parviendraient jamais à s’équilibrer. Mais dans une bataille, tout devient clair. On lui donne l’ordre d’attaquer en colonne tel point de la ligne ennemie, alors il attaque en colonne tel point de la ligne ennemie. Plus d’interrogations, plus de choix à faire... Paradoxalement, il paie le prix de la peur pour acheter sa sérénité. Il compense son manque de jugement et de compétences par du courage. Il est même heureux parce que là au moins, il sait quoi faire.

— « Serrez les rangs ! »

— C’est un peu ça, oui. Évidemment, s’il y a une initiative à prendre parce que tout ne se passe pas comme prévu, alors...

— Au secours, Nedroni !

Margont entreprit d’enlever la terre de son uniforme.

— Exactement. Et lui, comment s’est-il comporté ?

— Aussi courageux que son maître. Ces deux-là, ce sont les deux faces d’une même pièce.

— Oui, sauf que l’un des deux côtés vaut plus cher que l’autre. On en sait peu sur eux, finalement. Ils sont difficiles à cerner parce qu’ils sont sans cesse ensemble. Je suis certain que, si on réussissait à les séparer pendant quelques heures, on en apprendrait beaucoup plus, et ce, uniquement en les observant. Or peut-être est-ce justement pour qu’on n’en apprenne pas trop sur leur compte qu’ils sont inséparables. C’est comme si chacun cachait la face sombre de l’autre, comme s’ils se tenaient en permanence dos à dos pour se couvrir mutuellement. Seulement si Nedroni dissimule l’incompétence de Fidassio, que dissimule Fidassio au sujet de Nedroni ?

— Un squelette dans un placard ?

— D’après von Stils, notre garde du corps saxon, ce serait son homosexualité. Ou Nedroni n’a aucun secret et soutient Fidassio afin de servir sa carrière. De toute façon, inutile d’espérer trouver un moyen de les séparer. La seule solution serait d’en tuer un des deux...

Lefine pouffa. Cela faisait tellement plaisir de rire.

— Si on choisit cette option, mon capitaine, je préfère qu’on abatte Nedroni. Je le crains plus que Fidassio, surenchérit-il.

— Tu es sûr ? Quand on frappe son maître, le chien le plus placide peut devenir enragé. Bien. Conclusion, quelle que soit la nature exacte du lien qui les unit, si Fidassio est notre coupable, Nedroni est assurément au courant et le protège malgré tout. Tes espions chargés de Pirgnon ont été tués, mais tu étais dans la Grande Redoute avec moi.

— Il a été incroyable ! Je lui attribue le deuxième prix de la témérité avec la mention « félicitations du jury ». Delarse reçoit le troisième prix.

Margont croisa les bras, amusé.

— Ah oui ? Je brûle de savoir qui a remporté le premier prix.

— Le général Miloradovitch. J’ai un ami qui est interprète à l’état-major de notre corps. Un prisonnier lui a raconté que Miloradovitch, voulant prouver qu’il était l’homme le plus courageux de toute l’armée russe, s’est assis par terre là où nos canons faisaient le maximum de carnage et a annoncé qu’il allait prendre son déjeuner. Lui, il est fou, il a la mention « bon pour Charenton ».

Margont était admiratif.

— Comment fais-tu pour toujours tout savoir sur tout ?

— C’est parce que je n’ai que ça à vendre.

— Pirgnon adore la mythologie gréco-romaine et possède une culture sidérante sur le sujet. Quand il en parle, on croirait presque qu’il a vécu à cette époque. C’est comme s’il se prenait pour la réincarnation d’un personnage antique célèbre. Il doit s’imaginer être le héros d’une odyssée.

— Seulement si cette campagne est bien une odyssée, il est clair que Pirgnon n’est pas son Ulysse...

— Et Barguelot ?

Lefine devint plus joyeux encore.

— Le meilleur pour la fin ! Le pauvre colonel Barguelot n’a décidément pas de chance : lorsque la division Broussier a attaqué la Grande Redoute... il s’est à nouveau foulé la cheville.

— Ah ! Une fois qu’on se les est bien foulées, ça devient instable, ces articulations-là... Et pourquoi n’est-il pas monté à l’assaut à cheval ? Sa monture s’était foulé le sabot ?

— Il avait laissé son cheval à l’arrière.

— C’est vrai qu’il est dangereux de monter trop vite à l’attaque.

— Vous aussi, parfois, vous mettez pied à terre avant les assauts, mon capitaine.

— Oui, mais c’est pour faire corps avec les hommes de ma compagnie. Ensuite, vu ce qu’on marche en Russie, je voulais être sûr de conserver ma monture. Et enfin, j’y suis allé, moi, dans la Grande Redoute. Deux fois. Et j’ai même failli y rester.

Lefine se frottait le visage avec un mouchoir sans parvenir à le nettoyer.

— Le colonel Barguelot aussi s’est retrouvé dans la redoute. Il est juste arrivé un peu en retard, quand tout était fini.

— Son uniforme resplendissait...

— Il a contourné la redoute et il est entré par la gorge, c’était moins salissant. Mais il a quand même failli se faire tuer.

— Vraiment ? Il a attrapé une mauvaise fièvre ?

— Il boitillait loin derrière son régiment, entouré par une dizaine de soldats – dont notre espion –, lorsqu’un officier russe qui faisait le mort s’est relevé et l’a attaqué au sabre. Barguelot a si mal paré cet assaut avec son épée que, sans la promptitude de l’un de ses hommes qui a stoppé net le Russe en l’embrochant, son coeur aurait goûté du métal.

— Donc son titre de « maître d’escrime » n’est qu’une imposture de plus. Excellent travail, Fernand.

Les deux hommes ne se pressèrent pas pour rejoindre leur compagnie. Ils savaient qu’il était l’heure de compter les morts. Dans chaque régiment, on pensait à ceux que l’on avait perdus ou qui balançaient entre la vie et la mort. Le 84e était resté en deuxième ligne et avait donc peu souffert. Mais d’autres régiments avaient subi des pertes invraisemblables. Parmi les connaissances de Margont, l’artilleur Vanisseau était mort. Il imitait les oiseaux et arrivait à attirer les canards. Parouen avait eu les deux jambes brisées par un boulet. On l’avait surnommé « le Brochet » parce qu’il se baignait dans toutes les étendues d’eau qu’il apercevait et parce qu’il vous échangeait n’importe quoi contre un poisson grillé. Partiteau avait fini non loin de la redoute, criblé de coups de baïonnette comme une pelote d’épingles. Ah, Partiteau ! « Bête comme Partiteau », « idiot comme un Partiteau », « Partiteau, tête de moineau ». Il n’y avait pas plus niais que lui et l’armée, avec son sens de l’humour habituel, l’avait placé dans le génie. Pourtant, quand vous lui citiez une date au hasard, même dix années en arrière, il vous disait immédiatement si c’était un lundi ou un jeudi et vous citait les titres des journaux – auxquels, bien sûr, il ne comprenait rien. Agelle agonisait dans un hôpital, avec plus de plomb dans l’estomac que dans une cartouchière. Il passait ses soirées à écrire à sa Suzanne des lettres illisibles tant elles étaient truffées de fautes. De toute façon, sa fiancée ne savait pas lire. Zaqueron était mort écrasé sous le cadavre du cheval d’un hussard russe. Il cuisinait si bien que l’Empereur avait un jour fait un détour de six lieues pour venir se régaler dans son auberge. Noyet avait été mis en pièces par un obus. Il parlait tout le temps, même quand on lui tapait dessus pour le faire taire et même, parfois, dans son sommeil. On commençait déjà à regretter ses interminables jacasseries. Il manquait aussi Rabut. Ah, Rabut ! Le doyen du 9e. On l’avait surnommé « C’est des conneries ». Le vieux sergent-major qu’il était semblait avoir fait toutes les guerres napoléoniennes, toutes celles de la République et également deux ou trois du vieux temps du Roy. Quand il lisait les bulletins de la Grande Armée, il s’exclamait immanquablement : « C’est des conneries ! C’est des conneries ! Je le sais, j’y étais, nom de merde ! » Et le voici finalement mort. On disait qu’il avait fallu pas moins de trois Pavlov pour en venir à bout. Droustic, dit « le Bavarois », avait été sabré. Personne ne savait d’où lui venait son surnom et il se mettait en colère quand on lui posait la question. Sapois attendait qu’un chirurgien soit libre pour être amputé. Il avait vu rouler un boulet et avait voulu l’arrêter pour s’amuser. Pied brisé. L’accident bête du soldat inexpérimenté. Mardet, du 8e léger, venait de rendre l’âme, vidé de son sang par une balle dans le bras qui avait touché « là où y fallait pas ». Il avait tant d’enfants que, dans quelques années, on repeuplerait sa compagnie tout entière uniquement grâce à lui. Les deux frères Taleur, qui veillaient constamment l’un sur l’autre, avaient été retrouvés morts à deux pas l’un de l’autre. « OEil de travers » avait été transpercé par le sabre d’un chevalier-garde. Cela dura toute la nuit, car on ne cessait d’apprendre que l’on venait de retrouver le cadavre d’Untel, qu’Untel autre n’avait pas survécu à son opération ou gisait dans un chariot de blessés... Jamais il n’y en avait eu autant et le décompte n’était même pas fini. Pis, il semblait ne jamais devoir finir. Et à chaque disparition, chacun avait la sensation qu’une petite partie de l’humanité venait d’être perdue à jamais.

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