Margont se retrouva face au prince Eugène et se figea aussitôt au garde-à-vous. Le prince l’invita à s’asseoir d’un geste de la main. Deux chaises probablement dénichées dans une ferme voisine avaient été installées au centre de la tente. Comme il était impensable qu’un prince s’asseye sur un siège identique à celui de l’un de ses subordonnés, les gardes d’honneur avaient dépensé des trésors d’imagination. L’une des chaises, agrémentée d’un coussin ouvragé, avait été disposée sur une estrade ornée d’un somptueux tapis turc aux lacis rouges, dorés et bruns. L’ensemble formait un trône peu convaincant. Le reste du mobilier était sobre : un sofa faisant office de lit, une malle et une grande carte de l’Europe déroulée sur une table à tréteaux. L’Empire et ses alliés la recouvraient entièrement à l’exception de trois pays : le Portugal, l’Angleterre et l’immense Russie.
Le prince Eugène avait trente et un ans. L’ovale de son visage empâté semblait étiré vers le haut en raison de son front largement dégagé. Sa chevelure châtain, légèrement indisciplinée, atténuait un peu le solennel de son habit au col surchargé de broderies dorées, aux épaulettes volumineuses et aux décorations colorées. Sa tenue ne parvenait cependant pas à le vieillir et beaucoup ne voyaient en lui qu’un homme trop jeune placé trop vite trop haut. On le disait gai en permanence. C’était faux. Il détaillait Margont avec acuité : son visage avenant, ses pommettes légèrement saillantes et sa cicatrice sur la joue gauche. Cette balafre lui conférait une allure martiale qui brisait le coeur des Prussiennes, car ce genre de stigmate était particulièrement estimé à Berlin. Ses yeux bleus et ses cheveux clairs lui donnaient un petit air nordique alors qu’il était originaire du Sud-Est de la France. Le prince repoussa l’estrade du bout de sa botte, saisit sa chaise et l’installa face à celle de Margont.
— Au diable tous ces protocoles ridicules, nous sommes en guerre. Je vais être direct.
« Magnifique », pensa Margont. Cependant Eugène hésitait encore. Sa voix se voulait ferme, mais son visage trahissait l’inquiétude.
— J’ai une mission secrète de la plus haute importance à confier. Mais je ne connais personne qui puisse l’accomplir avec célérité, brio et discrétion. On vous a recommandé à moi, d’où votre présence ici. Le secret est l’un des points clés de cette affaire ! Si vous acceptez cette lourde responsabilité et que des indiscrétions soient commises, vous serez fusillé avant même que l’on ait eu le temps de désigner les officiers qui feront passer votre cadavre en cour martiale.
Margont se demanda qui pouvait être ce « on » auquel il devait cette sympathique convocation.
— Si vous réussissez, vous passerez chef de bataillon. Et vous toucherez d’emblée une dizaine d’années de solde.
Margont s’entrevit dans un petit hôtel particulier à Nîmes ou à Montpellier... Son interlocuteur poursuivit.
— Tout cela sera justifié par des motifs divers, cette mission ne sera jamais évoquée. Acceptez-vous ?
— C’est que Votre Altesse ne m’a pas...
— Je vous remercie pour ce « oui » franc et sans réserve, je savais que l’Empire pouvait compter sur vous. Voici en quelques mots toute cette méchante affaire. Hier soir, à Tresno, petit bourg polonais situé près du Niémen, une femme a été assassinée dans sa chambre. Elle s’appelait Maria Dorlovna. C’était une Polonaise d’origine allemande. Son meurtre fut une terrible boucherie. Si l’histoire s’arrêtait là, on ne m’aurait même pas informé de ce crime et la prévôté serait en train de mener une enquête. Le problème, c’est qu’il est possible que le coupable soit un officier servant dans le corps d’armée dont j’ai l’honneur d’assumer le commandement.
Margont reçut la nouvelle avec un aplomb qui plut au prince autant qu’il l’étonna.
— Quel calme, capitaine ! Vous semblez à peine surpris. Ce ne serait pas vous par hasard ? Cela me simplifierait grandement la vie.
— Hélas, à mon grand regret, je suis obligé de décevoir Votre Altesse.
— Impertinent ! Il est vrai que celui qui vous recommande m’avait averti de ce déplaisant trait de caractère. Je vous avoue que cela m’a fait hésiter à vous choisir.
« Pas assez, hélas », pensa Margont.
— Mais je me suis dit que nombre de nos plus grands officiers étaient l’incarnation même de l’impertinence. Murat ! Qui charge en tête de ses escadrons et se prend parfois pour une avant-garde à lui tout seul. Et Ney ? Le grand Ney ! Qui est partout à la fois dans les batailles et se précipite toujours vers le feu le plus violent comme les papillons vers la lumière. Et Lasalle ! Qui traitait de jean-foutre tous les hussards qui n’étaient pas morts avant l’âge de trente ans. Il s’est d’ailleurs appliqué son précepte à Wagram, avec à peine quelques années de retard. Et à l’origine de tous ces héros et de l’Empire, n’y a-t-il pas la plus vaste, la plus osée de toutes les impertinences ? Celle du peuple français qui a décrété la république. En France, l’insolence, ce n’est pas un défaut, c’est une médaille ! Cela dit, elle est pareille aux alcools forts, elle monte rapidement à la tête et fait commettre des impairs, alors n’en abusez pas.
Le prince croisa les bras et fixa Margont droit dans les yeux.
— Je suppose que votre trait d’esprit était une habile manoeuvre pour m’inciter à éliminer votre candidature forcée. C’est astucieux, mais c’est surtout raté. Loin de me décourager, vous me confortez dans mon choix. Donc, disais-je, il semblerait que l’assassin soit l’un de mes officiers.
Le prince exposa à Margont la course sur les toits et le face-à-face entre la sentinelle et le fugitif.
— La sentinelle s’est mise au garde-à-vous ? Êtes-vous sûr de cela ? s’étonna Margont.
Eugène se figea tandis que son front se plissait. On sentait qu’il aurait donné cher pour pouvoir dire le contraire de ce qu’il devait annoncer.
— J’en suis certain grâce au témoignage d’une autre sentinelle qui était trop éloignée pour intervenir, mais qui a aperçu toute la scène. Le soldat poignardé avait le grade de sergent-major. Un sergent-major ne se serait pas mis brutalement au garde-à-vous devant un supérieur immédiat qui venait de sauter d’un toit, qui n’arborait pas une tenue réglementaire et qui n’était pas de service. Non, au vu de sa réaction et de son empressement, il a certainement reconnu un officier. Au moins un capitaine, ou peut-être quelqu’un de plus gradé encore... Eh bien, capitaine Margont, cessez donc de faire cette tête. On jurerait que vous ne m’écoutez plus et que vous cherchez désespérément un moyen de vous délester de cette tâche.
Margont tapotait distraitement la garde de son épée.
— Si c’est un capitaine, passe encore, Votre Altesse. Mais s’il est plus gradé...
— Aucune arrestation ! Qu’il s’agisse d’un capitaine ou d’un chef de bataillon – je n’ose regarder plus haut –, vous ne prenez aucune initiative. Pas de folie ou c’est le peloton d’exécution !
— Je crois Votre Altesse sur parole.
— Vous me ferez votre rapport dans le plus grand secret et je prendrai les mesures qui s’imposeront.
Le prince Eugène inspira lentement, ce que Margont interpréta comme un artifice destiné à mettre en valeur les propos qui allaient suivre.
— Capitaine, avez-vous imaginé un seul instant ce qui se passerait si la rumeur venait à se répandre qu’un officier français est un forcené qui torture les femmes, un boucher massacreur de Polonaises ? Tous les régiments dénonceraient leurs propres capitaines, leurs chefs de bataillon, leurs majors, leurs colonels... Des compagnies entières refuseraient d’obéir aux ordres de celui qu’elles prendraient pour l’assassin. Mais il y a pire encore. La victime était polonaise et d’origine allemande. Vous imaginez sans mal la réaction des dizaines de milliers de Polonais, d’Allemands de la Confédération du Rhin, de Prussiens et d’Autrichiens qui participent à cette campagne. Les Prussiens et les Autrichiens nous aiment déjà peu, il suffirait d’un rien pour enflammer les esprits. Il y aurait des discordes, des désertions... Cette affaire, montée en épingle par des agitateurs, des espions, des ennemis de la France, pourrait déséquilibrer le subtil échafaudage diplomatique édifié par l’Empereur.
Le prince se leva et se mit à tourner autour des deux chaises.
— Vous étiez à la bataille d’Auerstaedt.
— C’est exact, Votre...
Le vice-roi l’interrompit d’un geste sec de la main.
— Évidemment que c’est exact, je me suis renseigné sur vous, figurez-vous. À Iéna et à Auerstaedt, nous avons pulvérisé ces maudits Prussiens et leurs alliés saxons. Et aujourd’hui, ils sont à nos côtés, ils viennent se battre avec nous contre les Russes !
Le prince écarta les bras en signe d’impuissance.
— Ah, les miracles de la diplomatie ! Je ne m’y ferai jamais, même si je pratique aussi cette religion. Bref, une rumeur telle que « Les officiers français assassinent et mutilent les femmes allemandes » – car de « un officier » on passera à tous les officiers et la Polonaise deviendra tour à tour Allemande pour les Allemands, Prussienne pour les Prussiens, Autrichienne, Saxonne... – est largement suffisante pour ranimer les braises qui sommeillent dans les coeurs de ceux qui ont perdu un frère, un cousin, un ami ou un bras à Iéna, en Italie, à Wagram...
Le prince continuait à tourner en rond, encore et encore, comme si ce cercle était devenu ce problème auquel il ne parvenait pas à trouver de solution.
— Quand l’Empereur a appris cette affaire, il est entré dans une colère... Il s’est mis à tancer mon messager en corse !
Le vice-roi s’arrêta net. Il était perdu dans ses pensées et fixait les arabesques tourmentées du tapis.
— Et les populations civiles russes ! s’exclama-t-il soudain en redressant la tête. Comment les rallier à notre cause ou du moins les empêcher de trop nuire à nos arrières ? « Voilà les massacreurs de femmes qui arrivent ! »... Des pillards ! On va nous prendre pour des pillards, oui ! Et l’Empereur ! Il sera à nouveau fou de rage, c’est certain... Et les Allemands...
Ses propos étaient de plus en plus décousus. Des pensées agitées par les courants de son inquiétude. Margont eut l’impression que le prince lui cachait quelque chose. C’était un sentiment diffus qui se nourrissait de petits riens : un regard fuyant, une accélération du débit comme si Eugène avait voulu s’empresser de convaincre, une expression perplexe, des lèvres qui avaient ébauché une phrase pour se clore aussitôt... Cela dura quelques instants puis le prince retrouva une attitude très assurée.
— Capitaine, vous allez me démasquer cet homme !
Eugène avait assené ces mots avec une fermeté cinglante. S’il avait hésité à livrer un élément supplémentaire, il avait finalement décidé de le garder pour lui.
— Pour l’instant, il n’y a aucune rumeur. Il faut préciser que j’ai pris mille précautions. C’est l’aubergiste chez lequel logeait la victime, un dénommé Maroveski, qui a découvert le corps. Je l’ai fait arrêter. Il est détenu dans une ferme isolée. Officiellement, il a volé un officier. Ses geôliers ne parlent que l’italien, donc il ne peut rien leur raconter. À la vue du cadavre, ce Maroveski a prévenu un piquet de soldats en faction. Ceux-ci ont aussitôt alerté un capitaine de garde. Ce dernier, totalement dépassé par la situation, a averti mon état-major. J’ai fait interroger ces témoins par l’un des capitaines de ma Garde royale. Ils ne lui ont rien appris. La sentinelle se trouvait loin de l’assassin, il faisait nuit et la scène n’a duré que quelques secondes. Tout ce qu’elle a noté, c’est que cet homme mesure entre un mètre soixante-dix et un mètre quatre-vingt-cinq. Un témoignage remarquable de précision en vérité !
« Plus que cinq cents suspects », pensa Margont.
— Les soldats qui ont gardé les lieux jusqu’à l’arrivée de mes grenadiers, ce capitaine de garde et cette sentinelle, tous ont été mutés dès l’aube en Espagne.
Margont réprima un accès de colère.
— Mais il fallait absolument que j’interroge personnellement ces hommes, Votre Altesse !
— Eh bien vous vous passerez de ce qu’ils auraient pu vous dire ! Je devais tuer la rumeur dans l’oeuf. Ils sont en route pour Vieja Lamarsota, Vieja Lamarora... Bref, traduisez qu’ils sont en route pour « Vieja la va au diable » !
— Je suis au regret d’annoncer à Votre Altesse que je refuse de mener cette enquête.
Le prince eut un air narquois qui défiait Margont de persévérer dans cette voie.
— Parce que vous croyez qu’il est encore temps pour vous de prendre le chemin de Vieja la je ne sais quoi ? Vous, si vous me refusez votre soutien, ce n’est pas la route de l’Espagne que vous prendrez, mais celle du muret le plus proche !
Le vice-roi d’Italie s’interrompit. Le silence de Margont lui confirma qu’il pouvait poursuivre.
— Lorsque l’un de mes aides de camp, le général Triaire, a donné l’ordre d’aller vous chercher, il a fait croire à un messager qu’il désirait vous annoncer lui-même la mort de votre frère.
— Je n’ai pas de frère.
— Eh bien maintenant, vous en aviez un. Le chef de bataillon Henri Margont, tué dans une embuscade sur la route de Madrid voici quelques jours. Encore la bande de guérilleros du fameux Mina. Votre frère était un grand ami du général Triaire, d’où votre convocation. Mes plus sincères condoléances.
— Mes amis savent que je n’ai pas de frère alors s’ils entendent dire que...
— Faites comme Triaire : brodez !
Le prince s’assit enfin. Il semblait impatient de chasser ce capitaine qui allait l’alléger en grande partie de ce fardeau.
— Bref, mes grenadiers gardent l’hôtelier et la chambre de cette pauvre femme, le corps a été enterré...
Margont leva les yeux au ciel.
— Le corps a été enterré ! répéta le prince d’un ton sans appel. Tout ce que quelques soldats et les habitants de Tresno savent, c’est qu’une femme a été assassinée. On ignore qu’un officier est en cause et que la victime a été retrouvée dans un état effroyable. Maintenant, j’écoute vos questions.
— Pourquoi ne pas confier cette affaire à la prévôté puisque...
— Impossible ! Il y aurait forcément des fuites. Cette enquête ne doit pas être menée par une foule de personnes, il me faut un seul limier qui n’aura de comptes à rendre qu’à moi-même. Les fuites engendreraient la rumeur que je crains presque autant que les Russes. Par ailleurs, elles risqueraient de parvenir aux oreilles de l’assassin qui apprendrait ainsi que nous savons qu’il est officier. Nous perdrions notre seul atout.
Margont devina une troisième raison. Il était sous les ordres du prince Eugène. Il ne possédait aucun autre interlocuteur dans cette affaire. Or s’aliéner le prince pouvait lui coûter extrêmement cher. À l’inverse, un enquêteur de la prévôté aurait eu à rendre des comptes à sa propre hiérarchie. En choisissant Margont, le prince s’assurait le contrôle absolu de l’enquête. Il aurait toute latitude pour statuer sur le sort du coupable si celui-ci était démasqué. Et si ce dernier était un officier supérieur, serait-il équitablement jugé et condamné... ou discrètement muté à « Vieja la va au diable » ?
— Pourquoi moi, Votre Altesse ?
Le vice-roi se leva et saisit un porte-documents posé sur le sofa. Il l’ouvrit prestement et en retira une quinzaine de feuilles.
— Vous avez été choisi d’après de nombreux critères. Je sais tout sur vous, capitaine. Votre enfance, votre brève carrière religieuse forcée, votre parcours militaire, vos opinions, vos lectures, les noms de vos amis...
— Puis-je savoir d’où Votre Altesse tient tous ces renseignements ? Impossible de dresser ma biographie en une nuit.
Le prince prit l’air triomphant de celui qui voit ses prévisions s’accomplir à la lettre, lui donnant l’illusoire, mais grisant sentiment de pouvoir tout contrôler.
— Voici plusieurs années, j’ai fait dresser par Triaire une liste secrète de quelques personnes aux compétences variées. Mon idée était de créer mon propre réseau d’espions. Mais finalement, ceux qu’utilise l’Empereur sont si efficaces – Schulmeister en est l’archétype – que j’ai renoncé à mon projet. Cependant Triaire a continué à tenir ce registre, biffant les noms de ceux tués au combat, en ajoutant d’autres... Un jour, votre nom y est apparu.
— Et il n’y a qu’une seule façon d’être rayé ?
Le prince ignora la question. Il tournait les pages de son dossier avec nonchalance, comme s’il effeuillait une marguerite. Les comptes rendus étaient rédigés d’une écriture si petite et si serrée que l’on aurait dit des pages de Bible. Triaire avait mené son enquête à la perfection. À chaque page que le prince parcourait, Margont se sentait un peu plus mis à nu. Le vice-roi releva enfin la tête.
— Je n’ai guère le temps de prêter attention à votre vie, même si celle-ci semble avoir passionné mon bon Triaire. Mais parlons de la bataille d’Eylau à laquelle vous avez participé. Ou plutôt des lendemains d’Eylau. C’est à cette époque que vous êtes devenu un peu plus critique vis-à-vis de l’Empereur.
Margont écarquilla les yeux. Seuls ses amis les plus proches, Saber, Lefine et Piquebois, connaissaient aussi précisément ses opinions. Lequel avait renseigné les hommes de Triaire ? Certainement Lefine. Quoi qu’il en soit, il devait réagir.
— Votre Altesse, je sers fidèlement l’Empereur et les idéaux de la Révolution depuis toujours et je...
— Je sais ! Autrement, vous ne seriez pas sur ma liste ! Disons que vous ne faites pas partie de ceux qui pensent que tout – absolument tout – ce que fait l’Empereur est parfait et admirable. Et, en homme prudent, vous réservez vos reproches à vos amis intimes.
— Pas assez intimes, il faut le croire...
— Les seuls amis intimes qui gardent les secrets sont ceux qui sont morts.
— Je n’irai pas jusque-là avec celui qui m’a trahi.
Il y eut un changement dans l’attitude du prince. Ses traits s’adoucirent. L’homme reléguait temporairement le vice-roi.
— Pourquoi ce changement en 1807 ? C’est bien la bataille d’Eylau, n’est-ce pas ? Je dois reconnaître que moi-même... On peut admirer le génie des combinaisons tactiques des généraux, l’héroïsme de certains soldats, les faits d’armes épiques, mais on ne peut pas ignorer les carnages qui vont de pair. L’esprit humain est un buvard, il peut absorber une quantité de sang plus ou moins importante, mais il finira toujours par en être saturé et par dégorger.
Margont, lui, ne combattait pas pour ces motifs. Mais Eylau lui avait montré ce que la réalité pouvait parfois faire des bons sentiments et des belles intentions. Car dix mille morts et quarante mille blessés, ce n’était plus un carnage, c’était la fin du monde. Par la suite, l’Empereur avait interdit le port d’uniformes blancs. Officiellement, parce qu’ils rappelaient l’Ancien Régime. Mais aussi parce que ceux-ci rendaient trop visibles les taches de sang...
Le prince s’était tu. Était-il à Eylau ou sur le rivage d’une autre mer de sang ? À moins que tout cela ne fût qu’une mise en scène pour se rendre sympathique aux yeux de Margont. Cet illustre personnage était difficile à cerner. Tantôt calculateur, manipulateur, hautain et méprisant, tantôt compatissant et humain. Margont ne pouvait dire laquelle de ces facettes était la plus authentique ni identifier celle qui l’emporterait sur l’autre.
— Eylau excuse les critiques que vous formulez parfois à l’encontre de certains choix de l’Empereur, conclut le prince.
Il tourna une liasse de pages. Margont anticipa son commentaire.
— Comme l’Espagne.
— Effectivement. Je sais que vous vous êtes permis d’émettre une opinion selon laquelle l’occupation de l’Espagne serait une erreur.
« Ah, la mauvaise foi des politiciens ! » pensa Margont. Car ce n’était plus le prince ou le général qui parlait, mais le diplomate soucieux de l’image de l’Empire. L’Espagne était en flammes, chaque paysan s’improvisait guérillero, des dizaines de milliers de Français étaient morts dans des embuscades, les jeunes filles se métamorphosaient à l’occasion en artilleurs, les habitants des cités assiégées pendaient ceux des leurs qui voulaient capituler, même les prêtres faisaient le coup de feu en soutane depuis leurs clochers... Mais officiellement, ce n’était pas une erreur d’avoir conquis l’Espagne et non, le nationalisme fanatique exacerbé par la ferveur mystique des Espagnols n’était pas un problème.
— Eh bien voyez-vous, capitaine, je vous ai choisi pour trois raisons et l’une d’elles est l’Espagne.
Et encore une mauvaise nouvelle portée par le vent espagnol. Ne s’en débarrasserait-on donc jamais, même ici, à l’autre bout de l’Europe ?
— Primo, d’après Triaire, vous êtes doué pour les enquêtes. Secundo, vous n’êtes pas indispensable à la bonne marche de votre régiment. Et tertio, vous êtes un héros de la guerre d’Espagne durant laquelle vous avez été promu au rang d’officier de la Légion d’honneur. Ce dernier point vous facilitera la tâche et si, à la fin de vos investigations, je décide de révéler le nom de l’assassin, personne ne mettra en doute vos conclusions.
Le prince se montrait désarmant de naïveté. Pour lui, il était évident que le coupable serait démasqué. Comment aurait-il pu en être autrement puisqu’il en avait donné l’ordre ?
— Et quels prétextes donnerai-je pour pouvoir quitter mon régiment et me déplacer à ma guise, Votre Altesse ?
Le vice-roi lui tendit deux documents.
— Voici des laissez-passer. Le premier est signé par Triaire et suffit amplement à vous ouvrir bien des portes. Si jamais vous vous heurtiez à une autorité supérieure, vous utiliseriez le second qui revêt ma propre signature. Faut-il vous signifier que vous ne devrez utiliser ce document-ci qu’en toute dernière extrémité ?
Margont parcourait des yeux les lignes dont les majuscules aux courbes gracieuses et démesurées n’atténuaient en rien la sécheresse des instructions. Le capitaine Margont était chargé d’une mission de la plus haute importance. Aucune question ne devait lui être posée quant à celle-ci. Il avait le droit de se rendre partout (le mot était souligné). On devait accéder dans les plus brefs délais à toutes ses demandes quelles qu’elles soient. En cas de litige au sujet desdites demandes, on devait obéir, mais on avait le droit de se plaindre auprès du signataire de cet ordre. Margont était sidéré. Ces deux feuilles le plaçaient – dans le cadre de son enquête – au-dessus d’un général de division.
— Quelle sensation grisante procure le pouvoir... commenta sobrement le prince. Mais vous répondrez sur votre tête de l’utilisation que vous ferez de ces papiers. Que j’apprenne que vous les avez agités sous le nez d’un aristocrate russe pour réquisitionner son château afin de mener une vie de pacha ou que vous les avez exhibés pour tenter de séduire une belle en jouant les agents secrets aventuriers et c’est le peloton !
— Que vais-je raconter à mon colonel ? Et à ceux à qui je devrai présenter ces ordres ? Car on me posera malgré tout des questions.
— Faites donc comme Triaire, brodez ! Je crois vous avoir tout dit. Des questions ? Oui, vous en avez certainement. Eh bien gardez-les. Je me décharge de ce problème sur vous. Vous me tiendrez régulièrement informé de la progression de votre enquête. Et surtout : une discrétion absolue ! Vous pouvez disposer.
Margont contemplait toujours les laissez-passer.
— Ce sont des faux n’est-ce pas ?
Le prince fut piqué au vif.
— Plaît-il ?
— Le secret vous est si cher que j’en déduis que ces documents sont des faux. Si mon enquête met en cause un puissant personnage et que l’affaire éclate au grand jour, vous aurez ainsi la possibilité de me désavouer.
On me traitera d’espion ou d’illuminé et on prétendra que j’avais confectionné moi-même ces sauf-conduits.
Le prince Eugène se trouva pris au dépourvu.
— Eh bien, vous... Ils sont suffisamment bien imités pour remplir leur rôle. Et puis, cela vous donne une raison supplémentaire d’agir dans le plus grand secret. Ne vous ai-je pas déjà dit que vous pouviez disposer ?
Margont se leva, salua et s’avança vers la sortie. La pénombre de la tente l’étouffait, il voulait revoir la clarté du jour, celle-là même qui chassait au petit matin les cauchemars de la nuit. Mais le prince l’interpella.
— Capitaine ! Le messager que j’avais envoyé informer l’Empereur a proposé cinq noms d’enquêteurs à Sa Majesté. C’est vous que l’Empereur a choisi. Il vous accorde toute sa confiance et est persuadé que vous saurez vous montrer digne de cet honneur.