16

Le lendemain, Margont fut convoqué une nouvelle fois par le prince Eugène. Il dut attendre un long moment que cessent les allées et venues des généraux, des aides de camp, des estafettes... On aurait dit une sorte de bal. En permanence, des cavaliers tout de bleu et d’or vêtus arrivaient en cavalcadant pour se fondre dans la cohue en ébullition qui cernait le prince. Celui-ci s’était placé dans l’ombre d’un bosquet. Encadré de son état-major, il paraissait écouter quatre conversations à la fois. Il devait tout mémoriser, tout décider et veiller à l’application fidèle de ses ordres. On commentait la disposition des troupes, les voies de retraite supposées de l’ennemi, les hypothèses tactiques, les premières estimations des pertes, les noms des officiers qui s’étaient distingués ou qui avaient déçu... L’Empereur, exaspéré de voir les Russes lui échapper une nouvelle fois, avait foudroyé tout le monde de sa colère. Et quand l’Empereur était furieux, toute l’armée vibrait de sa rage. La tension des visages contrastait intensément avec la sérénité qui régnait dans les plaines et les bois environnants.

Enfin, le prince put se dégager et fit signe à Margont de le rejoindre. Margont le salua avec déférence tout en notant qu’Eugène subissait une pression telle que des envies de meurtre semblaient régulièrement traverser son regard.

— Capitaine Margont, je suis heureux que vous ayez survécu, car votre brigade a été sérieusement malmenée.

Mais le prince avait parlé machinalement, comme s’il s’était réjoui du beau temps.

— Marchons un peu. Soyez bref et donnez-moi de bonnes nouvelles !

Margont ayant décidé de ne pas parler des quatre colonels qu’il suspectait, il fut heureux de ne pas avoir à découvrir comment Eugène aurait réagi à une aussi mauvaise nouvelle.

— Je n’ai guère progressé, Votre Al...

— Ah non ! Ah non !

Le prince n’avait pas crié, il avait hurlé. Il s’assit sur une souche et fit signe à son escorte de s’éloigner. Les grenadiers de la Garde royale italienne se déployèrent autour d’eux. Margont apprécia l’ombre rafraîchissante et la tranquillité ambiante. Maintenant que les canons s’étaient tus, les oiseaux chantaient à nouveau. Le bosquet ressemblait à un coin de paradis accidentellement tombé sur terre. Le sang afflua au visage d’Eugène.

— Le ravitaillement qui ne ravitaille personne, les désertions, les cosaques, les Russes que l’on perd sans arrêt, cette épuisante poursuite de l’ennemi qui va reprendre et maintenant vous ! Dites-moi tout.

Le « tout » en question ne dura pas une minute. Le prince croisa les bras.

— Continuez à parler. Et si vous ne savez pas quoi dire, contentez-vous de remuer les lèvres. Autrement, ceux-là vont me fondre dessus.

Margont suivit le regard d’Eugène pour apercevoir une nouvelle accumulation de messagers et d’officiers qui patientaient ou tempêtaient en compagnie du général Triaire.

— Ne vous inquiétez pas au sujet de la confidentialité de votre enquête, précisa aussitôt le prince. Votre brigade a été bousculée de façon fort humiliante par la contre-attaque russe. Tous ceux qui assistent à notre entretien croiront que vous me faites un rapport sur la conduite de vos supérieurs.

C’était au tour de Margont de s’irriter. Il risquait de passer pour un espion du prince ou un délateur. Si cette rumeur se propageait, il perdrait les trois quarts de ses amis et serait traité comme un pestiféré par son propre régiment. Malgré cela, il profita de l’occasion pour poser la question qui le tourmentait depuis le début de l’enquête.

— Eh bien, Votre Altesse, tant qu’à parler, autant dire quelque chose d’intéressant. Puis-je savoir pourquoi vous tenez tant à retrouver cet assassin ? Je connais la motivation officielle, mais je me demandais s’il n’en existait pas une autre.

Étonnamment, Eugène se calma là où on aurait pu s’attendre à une réponse vindicative.

— Capitaine Margont, ou vous êtes exaspérant, ou vous êtes très perspicace. En fait, vous êtes les deux à la fois. Quand on est perspicace, on exaspère souvent.

« C’est normal puisque nous vivons dans un monde qui fonctionne grâce au mensonge », ajouta intérieurement Margont.

Eugène était réticent. Il lança un nouveau regard aux messagers qui patientaient. D’un geste, il pouvait les faire accourir et noyer Margont dans un flot d’excités. Margont décida de pousser son avantage.

— Les raisons que vous avez avancées pour motiver mon enquête sont valables, c’est certain. Mais je me suis demandé pourquoi vous vous étiez personnellement occupé de cela. Le général Triaire aurait amplement suffi. Mais vous, et l’Empereur lui-même ! Y aurait-il une motivation plus personnelle, Votre Altesse ?

— Vous faites erreur sur l’Empereur qui prend très à coeur l’aspect politique du problème. En ce qui me concerne, la réponse est oui et non. Peut-être. En fait, probablement non... Il y a eu un autre assassinat juste avant le début de cette campagne. Cette coïncidence m’a troublé...

Margont faillit s’emporter, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Décidément, ses rencontres avec le prince ne lui réussissaient pas.

— Un autre assassinat ? Et vous ne m’en avez pas parlé ?

— Non, puisque le coupable a été arrêté.

À peine cette nouvelle piste était-elle apparue qu’elle s’effondrait déjà. Cependant, Margont nota que le prince ne paraissait pas convaincu.

— Si Votre Altesse veut bien me raconter cette histoire afin que je puisse me faire une opinion par moi-même. Et surtout, n’hésitez pas à détailler les événements. Paradoxalement, plus il y aura de détails et plus j’y verrai clair.

— Soit. Cette affaire a eu lieu environ une semaine avant le meurtre de la Polonaise. Notre corps était encore en Pologne et on achevait les derniers préparatifs. L’Empereur voulait être tenu au courant de tout. Chaque sujet retenait son attention : la quantité et la qualité des troupes, la valeur des officiers, l’approvisionnement, les réserves de munitions, l’artillerie, l’habillement, le respect des privilèges accordés à ma Garde royale, la solde, le maintien de la discipline, les relations avec la population polonaise... Et Sa Majesté ne supportait ni les délais, ni les approximations, ni les réponses décevantes ! Bref, mon état-major et moi-même, nous étions sans cesse sollicités. Je veillais donc à faire organiser régulièrement des distractions. Un esprit qui s’amuse de temps en temps travaille mieux que celui qui est constamment soumis à la pression.

Le prince adressa un nouveau regard contrarié en direction du pauvre Triaire qui tentait de réguler le flot des missives.

— Un soir, une grande réception fut donnée par la comtesse Nergiss, une sympathisante polonaise. Il faut que je vous précise que je n’étais pas à l’origine de cette soirée. Celle-ci fut entièrement décidée et organisée par la comtesse. Il y avait quatre cents invités au bas mot. Vous y étiez, peut-être ?

— Hélas non. Je n’étais pas assez gradé pour y être convié.

— Mettez la main sur notre assassin et vous ne connaîtrez plus ce genre de déceptions.

— J’ai eu des échos de cette fête, mais je n’ai pas entendu parler d’un crime...

— Laissez-moi poursuivre. La comtesse Nergiss est riche comme Crésus et elle ambitionne une promotion extravagante pour son général de mari. Elle espère que, si le général prince Poniatowski vient à être blessé ou tué, son époux le remplacera à la tête du 5e corps, le corps polonais. Rien que ça ! Elle préparait donc sa réception depuis des semaines, avant même l’arrivée de la Grande Armée en Pologne. À son grand dam, l’Empereur lui fit savoir au dernier moment qu’il ne pourrait venir. Il se trouvait en effet avec le gros de l’armée, bien trop au nord du château. Seul le 4e corps campait à proximité. La comtesse reporta donc ses calculs sur moi, en espérant que je servirais sa cause auprès de Sa Majesté. Pour rendre son jeu moins voyant, elle avait décidé de m’éblouir. J’avoue qu’elle y réussit fort bien. Quel faste !

Le prince avait pourtant l’habitude de ce genre de soirées. Margont se dit que la comtesse avait dû battre des records d’extravagance.

— Elle avait invité la totalité – la totalité ! – de mes officiers supérieurs.

Margont s’efforça de dissimuler son trouble. Ses suspects avaient donc tous été conviés à cette réception.

— Chaque invité pouvait se faire accompagner d’une à trois personnes. Lorsque je suis arrivé – en retard, car on m’informait d’un problème de dernière minute pratiquement chaque minute –, ce fut pour découvrir une foule d’officiers, de nobles polonais, de notables, d’épouses, d’enfants, de soldats en faction... Le tout choyé par une armada de domestiques. Essayez de vous figurer un immense château. Comme la nuit était dégagée, la comtesse avait fait installer à l’extérieur d’interminables buffets polonais, français, italien, danois, indien, créole... Des valets assuraient l’éclairage en se tenant immobiles, une lanterne à la main. N’importe quelle personne sensée aurait planté des piquets pour y accrocher les lanternes, mais non ! Pourquoi faire des économies quand on peut gaiement jeter l’argent par les fenêtres ? Des orchestres, éparpillés dans le parc, donnaient des concerts tandis que des feux d’artifice crépitaient dans le ciel. Pour saluer mon arrivée, les artificiers déclenchèrent une brève illumination des alentours grâce à des cascades d’étincelles et à des milliers de feux et de lumières. On se serait cru à l’époque des fêtes du Roi-Soleil. C’était même mieux qu’en ce temps-là, car, cette fois, le Roi-Soleil, c’était moi.

Margont cligna des yeux. Comment pouvait-on être aussi riche ? Et comment pouvait-on gaspiller ainsi des fortunes ?

— Ce n’était même plus luxueux, c’était grotesque, conclut Eugène. Mais parfait pour vous changer les idées. À tel point que j’ai murmuré à Triaire qu’encore une ou deux soirées comme celle-ci et j’ignorais si le comte obtiendrait le commandement du 5e corps, mais moi, je lui offrirais avec plaisir celui du 4e. La comtesse m’apparut plutôt sympathique en ce sens qu’elle savait s’arrêter juste avant de dépasser les bornes. C’est une qualité si rare chez les courtisans... Elle me vanta donc son mari – qui sert dans le corps polonais –, mais s’interrompit avant que mon agacement ne devienne visible. Elle avait une curieuse manie : elle s’absentait toutes les heures pour revenir exhiber une nouvelle robe et d’autres bijoux et ce, selon un crescendo dans l’exorbitant. C’est exactement ça ! Avec son collier de saphirs roses, son diamant Champagne...

Le prince avait haussé la voix. Il exprimait une tension triste. Il semblait pris dans l’une de ces révoltes impossibles durant lesquelles on souhaite changer le passé.

— Si la comtesse Nergiss n’avait pas été aussi obsédée par le luxe, tout se serait déroulé différemment et une demoiselle que j’estimais serait toujours en vie. Bref, la soirée se poursuivait agréablement, ponctuée par les folies dispendieuses de notre hôtesse : verres en cristal ciselé qu’elle invitait joyeusement à jeter en l’air dès qu’on les avait vidés, partie de chasse...

— Mais il faisait nuit...

— Croyez-vous que ce fût un problème pour la comtesse ? Elle avait criblé l’un de ses bois de lanternes, le fit encercler par des rabatteurs et des gardes-chasses lâchèrent des daims. Je reconnais que l’on tua beaucoup plus de lanternes que de daims. Quand le bois commença à prendre feu à cause de l’huile des lampes touchées par les balles, la comtesse déclara que cela n’avait pas d’importance. Ce jeu stupide cessa tout de même et le début d’incendie fut maîtrisé. La comtesse Nergiss fit ensuite défiler les cent vingt chevaux de son haras avant de m’offrir l’un de ses plus beaux étalons. Cette soirée était une folie, vous dis-je ! Sur le coup de onze heures, le maître de cérémonie – un homme toujours raide et maniéré – vint nous annoncer qu’une pièce de théâtre allait être donnée. Aussitôt, des ribambelles de domestiques s’activèrent pour disposer une scène en plein air et aligner des centaines de fauteuils. Lorsque les acteurs firent leur apparition, je fus stupéfait. Parce que je les connaissais.

La voix du prince avait changé, devenant moins froide, plus humaine. Son récit s’éloignait du « rapport circonstancié » pour devenir plus personnel. Eugène parut même sur le point de pleurer. Mais l’exercice du pouvoir lui avait appris à tenir ses émotions comme on dresse son chien. Aucune larme ne coula.

— Oui, je les connaissais. C’était une troupe parisienne que j’avais souvent vue jouer. Oh, ils ne sont pas très connus, mais... Vous devez savoir... Puisque tout Paris est au courant, je suppose que vous l’êtes aussi.

Margont nota que le prince assimilait Paris à la France entière, soit cent trente départements, Amsterdam, Bruxelles et Rome inclus.

— Je sais que Votre Altesse a une liaison avec une actrice.

Eugène sembla sur le point de bondir.

— Pas une actrice, une danseuse d’opéra ! Et une liaison, une liaison ! On ne dit pas à un prince qu’il a une liaison ou une maîtresse, on dit qu’il apprécie beaucoup telle jeune femme. Donc, comme vous le savez, j’apprécie grandement une danseuse d’opéra. La fréquenter m’a amené à rencontrer d’autres gens du spectacle. Or cette amie était très proche d’un véritable prodige, Élisa Lasquenet. Ce fut cette demoiselle qui joua pour nous ce soir-là avant d’être assassinée. On ne pouvait que la trouver tout à fait charmante. Elle n’avait que dix-neuf ans et pourtant, elle jouait déjà divinement bien. Je ne me lassais pas d’aller l’acclamer lors de ses trop rares exhibitions. Ah, si elle avait vécu, je vous jure qu’elle aurait rapidement mis Paris à genoux.

Margont se dit qu’outre sa danseuse d’opéra, le prince avait également dû « beaucoup apprécier » cette Élisa Lasquenet.

— Cette femme avait un talent admirable, capitaine, admirable. Quel gâchis. Et tout ça parce que la comtesse Nergiss voulait me faire plaisir ! Apprenant longtemps à l’avance – certainement par son mari – que le 4e corps transiterait non loin de son château, elle s’était renseignée sur mes goûts. Elle avait alors fait un pont d’or à cette troupe pour qu’elle vienne jusqu’en Pologne. Cela dans l’idée que je serais plus facile à manipuler que l’Empereur. Comme au billard, elle voulait atteindre Sa Majesté indirectement et moi, j’étais la bande. Quels calculs, quelle détermination. Fasse le ciel que je n’aie jamais une telle femme pour ennemie !

Le prince marqua une pause. Lorsqu’il reprit, il parlait plus vite.

— La représentation dura une bonne heure et demie puis les acteurs se mêlèrent aux invités. Élisa fut poignardée un moment plus tard, dans l’une des chambres du château qui lui servait de loge. Elle s’était absentée pour ôter son costume de scène.

Le récit s’était nettement accéléré. Raconter la fête, oui ; raconter le meurtre, une autre fois.

— La comtesse nota que la jeune actrice qu’elle s’était si coûteusement procurée tardait à reparaître.

Elle envoya sa gouvernante « s’assurer que mademoiselle Lasquenet ne manquait de rien ». La domestique revint l’informer que personne ne répondait à ses appels. Elle n’avait pas osé ouvrir la porte. La comtesse se rendit elle-même dans la chambre et découvrit le corps. Quelle maîtrise ! Elle ne cria pas, ordonna à son maître de cérémonie de garder l’entrée de la pièce et vint m’informer du drame. Tout juste était-elle pâle. Elle me supplia de ne pas ébruiter cette affaire afin de préserver sa réputation. J’acceptai avec soulagement, car j’avais déjà bien assez de problèmes avec la campagne sans que, par-dessus le marché, mes officiers se suspectent les uns les autres. La comtesse continua à orchestrer la soirée dont elle précipita cependant la fin. À ceux qui lui réclamaient mademoiselle Lasquenet, elle déclarait que la jeune interprète était souffrante et se reposait. Aucun invité ne se rendit compte de quoi que ce soit !

« Plutôt que son mari, c’est elle qui mériterait de remplacer éventuellement le général Poniatowski à la tête du 5e corps », songea Margont.

— Elle avait payé les acteurs pour qu’ils déclament, elle les paya le double pour leur imposer le silence. De mon côté, j’informai les autorités polonaises en leur réclamant la plus grande discrétion. Le coupable fut heureusement arrêté le lendemain.

— Vraiment ? s’étonna Margont.

— Il a avoué le crime ! C’est un Polonais désoeuvré et instable. Un aliéné qui a déjà été enfermé plusieurs fois. Il s’est fait passer pour un domestique et s’est fondu dans la foule des serviteurs, ce qui lui a permis d’arriver jusqu’à mademoiselle Lasquenet.

« Voilà pourquoi il a si longuement insisté sur les domestiques : il ne voulait pas seulement me convaincre, il voulait nous convaincre tous les deux », pensa Margont.

— Pourquoi a-t-il assassiné cette actrice, Votre Altesse ?

Le prince Eugène était étonné.

— Pourquoi ? Allez savoir ce qui se passe dans la tête d’un fou !

Évidemment. C’était si simple. Cet esprit troublé pouvait bien être le coupable. Tout comme il pouvait être le bouc émissaire idéal d’enquêteurs désireux de satisfaire le prince.

— J’écoute Votre Altesse.

— Mais mon récit est terminé. Votre mission et ce crime n’ont probablement rien à voir.

Eugène se leva. Cette façon de voir les choses lui convenait mieux. Margont intervint à nouveau.

— Je souhaite vivement poser quelques questions à Votre...

— Vous avez dit quelque chose, soldat ? le coupa le prince.

Effectivement, Margont était un soldat. Cependant, la phrase pouvait également signifier qu’en insistant, Margont risquait de perdre ses épaulettes et de voir sa solde divisée par vingt. Celui-ci sentit qu’il arrivait à un moment clé. Il lui était impossible de mener efficacement ses investigations dans de telles conditions. Soit il faisait plaisir au prince et sabordait ses recherches, soit il faisait face. Eugène se comportait de manière complètement contradictoire. D’un côté, il désirait que les meurtres de cette comédienne, de Maria et de la sentinelle soient élucidés. De l’autre, il redoutait d’envisager l’hypothèse que l’un de ses officiers soit un criminel. Saber parlait toujours de plans, de tactiques... Margont pensa que son ami aurait été fier de lui en cet instant : il venait d’établir une stratégie pour faire parler le prince.

— Comment un intrus aurait-il pu s’introduire dans le château alors qu’il y avait tant de gens présents ?

Le prince fronça les sourcils.

— M’écoutez-vous quand je parle ? Je vous ai dit et répété qu’il y avait une multitude de domestiques. Il s’est fait passer pour un valet.

— Votre Altesse, les domestiques portent des habits de domestiques. Voilà qu’un homme arrive vêtu comme un mendiant – car vous m’avez dit qu’il était désoeuvré, donc je l’imagine...

— Vous imaginez beaucoup trop. Il aurait volé la tenue d’un domestique. Les autorités polonaises ont enquêté, figurez-vous.

— Elles ont enquêté moins de vingt-quatre heures puisque...

— Ce n’est pas parce qu’une affaire est résolue en douze heures qu’elle aboutit automatiquement à une erreur judiciaire.

— Des gens ont-ils aperçu cet aliéné durant la soirée ?

— On a posé la question à quelques domestiques de confiance – et seulement à eux afin d’éviter les rumeurs – et, certes, la réponse est non. Mais la comtesse avait recruté beaucoup de personnel uniquement pour la durée de sa soirée. Aucun de ses valets habituels n’avait donc de raison de remarquer un nouveau visage parmi les employés puisqu’il n’y avait que cela.

Le prince s’énervait. Il allait rompre l’entretien. Margont acquiesça.

— Parfait, Votre Altesse. Je veux bien croire à l’efficacité des enquêteurs polonais. Je vous demande juste de consentir à m’expliquer comment cet homme a procédé.

— La veille de la réception, il a pénétré dans la maison de l’un des serviteurs de la comtesse pour lui voler sa tenue. Ce dernier a cru à un vol ordinaire. Ce vol a été confirmé par le domestique en question qui a pu être retrouvé.

Cette histoire était tellement bourrée d’invraisemblances et de coups de chance extraordinaires que Margont ne prit même pas la peine d’en dresser la liste. En revanche, sa stratégie fonctionnait. Eugène n’était pas totalement convaincu de la culpabilité de cet aliéné, mais voulait y croire. Alors Margont jouait avec ce doute comme on tire le fil qui dépasse d’un habit et, peu à peu, la confiance d’Eugène s’effilochait. Du coup, il avait inversé les rôles de prince et de capitaine. C’était exactement ainsi qu’il entendait mener cet entretien.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, Votre Altesse. Cet homme a tué sans mobile...

— Pas sans mobile : parce qu’il est perturbé.

— Mais comment peut-il être perturbé quand il tue alors qu’il était sain d’esprit quand il planifiait son crime ? Car il se renseigne, dresse un plan, vole une tenue de domestique...

— Qu’en sais-je ? Je ne suis pas un spécialiste de ces maladies.

— Si je puis me permettre, les enquêteurs polonais non plus. Je suppose qu’on en a interrogé un.

— Bien sûr que non puisque le coupable a avoué.

— Comment est-on remonté jusqu’à cet homme ?

— Il avait déjà troublé l’ordre public par le passé. Les enquêteurs l’ont donc interrogé, comme on le fait pour tous les suspects habituels.

Margont était furieux. Et les idéaux de la Révolution ? Et les droits de l’homme ? Les hommes étaient-ils donc tous égaux excepté les aliénés ?

— Je vois. « Aliéné donc suspect. » Et même mieux : « Aliéné donc coupable. »

— Il a avoué ! Et on n’a employé aucune violence pour le pousser aux aveux : j’avais envoyé l’un de mes aides de camp pour m’en assurer.

— Puis-je m’entretenir avec cet aide de camp ?

— Oui. Mais après la campagne, car il est resté en Pologne pour suivre le procès.

On tournait en rond, mais Margont ne se laissait pas démonter.

— Comment le suspect a-t-il avoué, Votre Altesse ? A-t-il lui-même raconté les faits ou a-t-il reconnu ceux qu’on lui avait racontés ?

Le prince se montrait excédé par cet entretien, mais ne parvenait pas à y mettre fin.

— Eh bien... On les lui a exposés et il les a reconnus. C’était plus rapide ainsi, car son discours paraissait très confus. D’après le rapport qu’on m’a fait de son interrogatoire, ses explications étaient affreusement embrouillées. Par exemple, il s’interrompait au beau milieu d’une phrase et demeurait silencieux pendant plusieurs minutes, sans raison apparente, avant de reprendre sur un autre sujet tout aussi décousu. Et il ne semblait même pas se rendre compte de ses incohérences.

— Que penser d’un cerveau confus qui exécute de main de maître un plan cohérent ? A-t-il seulement compris ce qu’on lui avait fait avouer ? Oh, je suis persuadé qu’il a reconnu les faits. Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’ait pas également avoué être l’instigateur du double meurtre du courrier de Lyon, l’assassin du député Marat, le fabricant de la machine infernale qui faillit pulvériser l’Empereur rue Saint-Nicaise, l’homme au masque de fer...

— N’en rajoutez pas, je n’ai pas besoin de vous pour cela. Au moins ai-je demandé qu’étant donné ses troubles, il ne soit pas condamné à mort. C’est déjà ça.

Parce qu’en plus, on voulait l’exécuter ? Margont se sentit écoeuré.

— Je vais réclamer une nouvelle enquête, reprit le prince. Je concède que votre raisonnement me dérange. Pourtant, j’ai souvent eu des échos très positifs quant au sérieux des autorités polonaises.

Margont n’en doutait pas. Il devinait une présence derrière ceux qui avaient mené cette supercherie d’enquête. La comtesse Nergiss. Le prince voulait tellement que cette affaire soit résolue... Corrompre l’un de ses domestiques et un ou deux notables polonais : elle n’était plus à une dépense près. Margont se trouvait partagé au sujet de cette femme. Ou elle avait été appâtée par le pouvoir. Ou elle avait agi par amour, pour réaliser le rêve de son époux. Si tel était le cas, son arrivisme avait quelque chose d’émouvant et Margont ne pavenait plus à la haïr.

— Mais tout de même, c’est forcément lui, murmura Eugène.

— Comment les événements se sont-ils enchaînés ce soir-là ?

— L’assassin s’est mêlé aux invités. C’est obligatoire, car il y avait des sentinelles tout autour du château et un tel nombre de personnes présentes...

« Bien sûr qu’il s’est mêlé aux invités puisque c’était l’un des invités ! » s’exclama intérieurement Margont. Enfin, au moins le prince coopérait-il maintenant.

— Il est entré dans la loge...

— Comment l’a-t-il trouvée ?

— Juste après la représentation, une foule de spectateurs s’est pressée dans les loges pour féliciter les acteurs tandis qu’ils se démaquillaient. Moi-même, je m’y suis rendu. Il était donc facile de repérer les lieux.

Ensuite, les comédiens ont regagné le parc. Ce n’est que plus tard que mademoiselle Lasquenet est retournée dans sa loge. Son meurtrier a alors pris d’énormes risques en l’y rejoignant. Un admirateur aurait pu venir « tenter sa chance » ou un domestique aurait pu le croiser ou l’entendre. Il a agi très rapidement, autrement il aurait forcément fini par être pris sur le fait. Il est entré dans la chambre. Mademoiselle Lasquenet ne s’est pas inquiétée. Il lui suffisait de crier pour être entendue par un serviteur. Par ailleurs, ou l’assassin s’était déguisé en valet et elle a cru qu’il venait de la part de la comtesse, ou il s’est présenté comme l’un des invités. Auquel cas les comédiennes ont l’habitude de ce genre de situations et savent les gérer avec tact. L’homme l’a poignardée par surprise, deux fois. Elle est morte avant d’avoir eu le temps de pousser un cri. Vous voyez bien que ce crime est différent de celui de la Polonaise.

— Mais il ressemble beaucoup à celui de la sentinelle. Car tuer net une personne avec seulement deux coups de couteau... Par ailleurs, on ne peut pas savoir si le coupable aurait ou pas mutilé sa victime s’il avait disposé du temps nécessaire.

— Justement, à ce propos... Il y a un élément. L’assassin lui a coupé la langue.

Margont frémit. Il lui fallait toujours du temps pour s’habituer à l’horreur.

— La langue...

À son tour il se sentit déstabilisé. Heureusement, il avait suffisamment ébranlé le prince pour que celui-ci lui livre tous les détails.

— J’y ai longuement réfléchi. Une anecdote explique peut-être un geste aussi cruel. À la fin de la représentation, les spectateurs étaient conquis. Ce que voyant, la comtesse Nergiss proposa aux acteurs de rejouer certaines scènes en fonction des demandes du public. Tout le monde se prit au jeu. On leur réclamait même des tirades d’autres pièces avant de les acclamer à tout rompre. De temps en temps, quelqu’un posait une question. Comment tel comédien pouvait-il jouer un personnage aussi infect ? Éprouvait-on soi-même de la colère lorsque son personnage était furieux ? Il y eut alors un conflit d’opinions. Une partie des comédiens soutenait qu’il fallait utiliser sa sensibilité, ses émotions, pour « devenir » son personnage afin de l’interpréter correctement. D’où une grande limitation des rôles, car une personne donnée ne peut pas « devenir » n’importe qui. Les autres estimaient que l’acteur restait un acteur qui faisait semblant d’être un personnage. Il devait donc utiliser principalement son intelligence. D’où la possibilité pour un acteur doué de s’approprier n’importe quel rôle. Bref, le débat insoluble lancé par monsieur Diderot. Mademoiselle Lasquenet était favorable au second point de vue et clamait qu’elle pouvait absolument tout jouer. Une autre comédienne, qui n’avait que le tort d’être moins belle et moins talentueuse que sa partenaire de scène, jalouse d’être éclipsée, la défia d’interpréter une catin. Comme c’était puéril ! On ne voyait plus deux jeunes femmes, mais deux adolescentes prêtes à se tirer les cheveux. Mademoiselle Lasquenet exécuta une démonstration au reste fort convaincante. Elle alla jusqu’à se caresser les seins. À ce moment-là, le spectacle n’était pas tant sur scène que sur le visage de la comtesse Nergiss. Mademoiselle Lasquenet poursuivit avec sa langue. Elle la passait sur ses lèvres avec une indécence... une indécence... La comtesse s’est levée précipitamment pour applaudir. Le public l’a imitée tandis que mademoiselle Lasquenet, les joues en feu, s’inclinait poliment, encore étonnée de sa propre hardiesse. C’est cela qui a dû excéder l’assassin et le pousser à prendre de tels risques. Voilà pourquoi il lui a coupé la langue. Tant de cruauté déclenchée par une effronterie d’adolescente trop susceptible !

Le silence qui s’établit mit les deux hommes mal à l’aise.

— Votre Altesse, il faut que le général Triaire me fasse parvenir la liste exacte des invités.

— Exacte, exacte... Il notera les noms de ceux qu’il a aperçus.

— Peut-il essayer de savoir qui s’est absenté au moment du meurtre ?

— C’est impossible. Il s’est écoulé plus d’une heure entre le moment où mademoiselle Lasquenet est partie se changer et celui où la gouvernante a frappé à sa porte. On ne sait pas à quelle heure précise l’assassin l’a poignardée et il a agi en quelques instants. Son absence n’a probablement même pas été remarquée et, si elle l’a été, tant de gens s’absentaient sans cesse pour se rendre à un buffet, se mêler à une autre discussion ou que sais-je encore... D’ailleurs, qui s’en souciait dans une telle cohue ?

— Le général Triaire pourrait-il également dessiner l’état des lieux de la chambre : la position du corps, les...

Le prince éclata d’un rire nerveux.

— Vous divaguez ? D’ailleurs, personne n’est entré dans la chambre à part la comtesse et les enquêteurs.

— Sait-on comment l’assassin s’est débarrassé des éventuelles taches de sang qui auraient...

— Je ne sais pas si on a fait attention à ces détails. Il n’y a qu’une chose qui a frappé les enquêteurs. À un moment, on a bien cru que l’assassin avait volé la langue, car celle-ci restait introuvable ! En fait, elle était cachée dans l’une des poches du manteau de la victime.

Le front plissé du prince et ses bras croisés qu’il écrasait l’un contre l’autre trahissaient sa tension. S’il avait espéré que Margont anéantirait ses doutes, il y avait effectivement de quoi être contrarié.

— Je crois vous avoir tout dit sur ce triste événement, conclut-il.

Sa phrase sonnait comme une oraison funèbre.

— Je remercie infiniment Votre Altesse. Puis-je disposer ?

— Tenez-moi régulièrement informé par plis cachetés que vous adresserez au général Triaire. Ne cherchez à me rencontrer que si vous avez enfin du nouveau.

Eugène alla se plonger dans la masse des messagers tandis que Margont s’attardait dans le bosquet. Ses pensées se mêlaient, incohérentes. Cette affaire pouvait-elle oui ou non être liée à son enquête ? Il n’était pas du tout convaincu de la culpabilité de cet aliéné, mais était-il pour autant convaincu de son innocence ? Sur quoi se fonder pour supposer que celui qu’il traquait avait également tué cette actrice ? Quel sens donner – si tant est qu’il y en eût un – à cette langue coupée ? Margont, indécis, égaré dans les hypothèses, s’acharnait à découvrir un lien entre ces éléments disparates pour les organiser dans le bon ordre.

Le soir même, tandis qu’il racontait à Lefine son entretien avec le prince, il reçut la liste des invités. Presque deux cents noms d’officiers du 4e corps. Et Triaire précisait que cette énumération était forcément incomplète. Chose prévisible, les noms des quatre suspects y figuraient.

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