2.

Napoléon roule vers Vilna. Les Russes refusent de se battre. Leur général, Barclay de Tolly, recule.

Napoléon se penche hors de la voiture. La poussière lui entre dans la peau, colle aux yeux. La chaleur lui rappelle les déserts d'Égypte, mais elle lui paraît plus étouffante encore, sale et moite. Et souvent, la nuit, des pluies d'orage froides transforment les chemins en torrents boueux. Puis, le matin, quelques heures suffisent pour sécher la terre et faire se lever la poussière.

Il dépasse les colonnes de troupes, des chevau-légers wurtembergeois. Il voit derrière le rideau de poussière les cadavres des chevaux qu'enveloppent des nuées de mouches. Il aperçoit dans les champs des cavaliers et des fantassins isolés, sans doute à la recherche de nourriture, car les approvisionnements ne suivent pas.

Mais il faut avancer, avancer.

À quelques lieues de Vilna, le dimanche 28 juin, il monte à cheval.

La ville est belle, mais les habitants, des Polonais pourtant, ne crient pas leur joie. Où est l'enthousiasme qui, il y a quelques jours, l'accueillait dans les villes polonaises de l'ouest du Niémen ? Ces Polonais-là sont-ils satisfaits de leurs maîtres russes ? Veulent-ils, oui ou non, une nation ? Qu'ils le montrent, et pas seulement en palabrant dans la Diète polonaise réunie à Varsovie.

Il entre dans la maison qu'a occupée il y a quelques jours Alexandre Ier, qui y avait établi son quartier général au milieu de ses troupes. Il parcourt les pièces. Il éprouve un sentiment de puissance, mais sans joie.

Berthier lui annonce que sur la route entre Kovno et Vilna des milliers de chevaux ont péri - la chaleur, le seigle vert, l'épuisement. Peut-être dix mille bêtes. Des hommes se sont suicidés, accablés par la marche. Ils portent trente kilos, ils étouffent. Ils sont déjà atteints de dysenterie, harcelés par les moustiques. Ils n'ont pas de pain.

Napoléon s'emporte. Il faut que les généraux se lèvent à quatre heures du matin, aillent eux-mêmes aux moulins, à la manutention, et fassent faire trente mille rations par jour ! Mais s'ils dorment, s'ils se contentent de pleurer, ils n'auront rien !

Il consulte les cartes, les registres des armées.

« On perd tant de chevaux dans ce pays-ci qu'on aura bien de la peine, avec toutes les ressources de la France et de l'Allemagne, à maintenir monté l'effectif actuel des régiments », dit-il.

Et la Garde ? Elle doit être préservée à tout prix. Elle doit être assurée de vingt jours de vivres. Elle doit donner ainsi l'exemple de la discipline.

Il fait sortir tout le monde de son cabinet, à l'exception de Caulaincourt et Berthier.

Il s'assied.

- Ces Polonais de Vilna et de Lituanie ne sont pas comme ceux de Varsovie, murmure-t-il d'un ton las.

Il prise. Berthier vient d'annoncer qu'un envoyé d'Alexandre Ier, le général Balachov, son ministre de la Police, demande à être reçu par l'Empereur afin de lui remettre une lettre du tsar.

Napoléon se lève, commence à marcher.

- Mon frère Alexandre, qui a tant fait le fier avec Narbonne, voudrait déjà s'arranger ! dit-il. Il a peur. Mes manœuvres ont dérouté les Russes. Avant un mois, ils seront à mes genoux.

Mais il faut les acculer à traiter. Il lira la lettre d'Alexandre, il recevra Balachov, après avoir donné ses ordres.

Cette nouvelle de l'arrivée de l'envoyé d'Alexandre a décuplé son énergie. Il ne songe même pas à dormir. Il lance ses aides de camp sur les routes. Il faut qu'au sud Davout et Jérôme attaquent Bagration. Il faut qu'on lance à partir de Vilna des avant-gardes en direction de Glubokoïe. Les fortifications que les Russes ont élevées à Drissa, établissant un véritable camp retranché, seront ainsi tournées.

Il interpelle les aides de camp.

- Combien a-t-on fait de prisonniers ?

C'est l'absence de déserteurs russes, de prisonniers qui l'inquiète. Il est tout à coup sombre. Les armées, faibles, se décomposent, les hommes se rendent. Il se souvient d'Eylau, de cet acharnement des troupes russes, et, même à Friedland, de ces unités entières qui se sacrifièrent.

Il doit se réserver une possibilité de paix, ne pas faire renaître immédiatement une nation polonaise, laisser la porte des négociations entrouverte.

Il pourrait aussi, dans ce pays d'esclaves, émanciper les serfs, déchaîner la révolte paysanne. Dans les livres d'histoire russe qu'il a lus ces derniers mois, il a été fasciné par la personnalité de Pougatchev, ce révolutionnaire cosaque qui, il y a à peine trente ans, à la tête de ses paysans révoltés, a menacé Moscou. Mais s'il prêche l'abolition du servage, qui pourra arrêter cet incendie ? Qui sait jamais jusqu'où peut aller une révolution ?

Il n'est pas qu'un conquérant qui veut abattre la Russie, il est l'Empereur des Rois. Il veut la victoire et la paix, mais il veut aussi l'ordre.

Il lit la lettre d'Alexandre.

Quoi ? Des négociations seraient ouvertes si mes troupes repassaient le Niémen ? Voilà ce que le tsar propose ?

- Alexandre se moque de moi, s'exclame-t-il, brandissant la lettre devant Duroc et Berthier. Croit-il que je suis venu à Vilna pour négocier des traités de commerce ? Je suis venu pour en finir une bonne fois avec le colosse des barbares du Nord. L'épée est tirée. Il faut les refouler dans leurs glaces afin que, de vingt-cinq ans, ils ne viennent pas se mêler des affaires de l'Europe civilisée.

Il fait une grimace de mépris.

- Aujourd'hui qu'Alexandre voit que c'est sérieux et que son armée est coupée, il a peur et voudrait s'arranger. Mais c'est à Moscou que je signerai la paix. Depuis Erfurt, Alexandre a trop fait le fier... S'il lui faut des victoires, qu'il batte les Persans mais qu'il ne se mêle pas de l'Europe.

Puis il sort.

Dehors, c'est la chaleur et la poussière, les étendues rousses recouvertes d'une brume presque gluante. Il a décidé de passer en revue, à une lieue et demie de Vilna, des divisions de fantassins et de dragons.

C'est la fin de la journée, mais l'air reste brûlant. Les troupes défilent pendant plusieurs heures. Il demeure immobile dans ce nuage poisseux. Puis, au moment où la revue se termine, ce sont les trombes d'eau qui s'abattent.

Climat barbare.

Il rentre. Il va recevoir à dîner, à dix-neuf heures, ce mercredi 1er juillet, M. de Balachov. Le Russe est un homme vigoureux, aux yeux vifs qui ne se baissent pas.

- Que pouvez-vous attendre de cette guerre ? lui demande Napoléon. J'ai conquis une province entière, sans combat. Ne fût-ce que par égard pour votre souverain qui, pendant deux mois, avait fait son quartier impérial à Vilna, vous auriez dû la défendre. À présent, quand toute l'Europe est à ma suite, comment pourriez-vous me résister ?

- Nous ferons ce que nous pourrons, Sire.

Napoléon hausse les épaules.

- Je suis déjà à Vilna et je ne sais pas encore pourquoi nous nous battons ! L'empereur Alexandre prend sur lui la responsabilité de cette guerre devant son peuple...

Balachov l'irrite. Cet homme a une sorte de placide assurance qu'il faut briser.

- Quel est le chemin de Moscou ? demande Napoléon.

Balachov hésite, puis répond d'une voix calme :

- Sire, cette question est faite pour m'embarrasser un peu. Les Russes disent comme les Français que tout chemin mène à Rome. On prend le chemin de Moscou à volonté. Charles XII l'avait pris par Poltava.

Il connaît cette défaite suédoise. Croit-on l'inquiéter ? Alexandre et Balachov savent-ils qui je suis ?

Il dicte une réponse à Alexandre.

« Votre Majesté a constamment refusé pendant dix-huit mois de s'expliquer... La guerre est donc déclarée entre nous. Dieu même ne peut pas faire que ce qui a été n'ait pas été. Mais mon oreille sera toujours ouverte à des négociations de paix... Un jour viendra où Votre Majesté s'avouera qu'elle a manqué de persévérance, de confiance et, qu'elle me permette de le dire, de sincérité. Elle a gâté tout son règne. »

Alexandre ne répond pas. Il ne pliera que s'il est battu. Jour après jour, Napoléon étudie les cartes, parcourt les environs de Vilna. Pas de prisonniers russes, pas de trophées.

Au sud, Jérôme, mon frère Jérôme, a refusé de se plier aux ordres et aux conseils du maréchal Davout, et les Russes de Bagration ont réussi à s'enfuir. Et Jérôme, mon frère Jérôme, a quitté l'armée avec ses quarante mille soldats de Westphalie !

Napoléon enrage. Il en veut à Jérôme, à Davout.

La nuit, pour se calmer, il écrit à Marie-Louise.

« Le petit roi se porte fort bien. Vilna est une fort belle ville de quarante mille âmes. Je suis logé dans une assez belle maison où était, il y a peu de jours, l'empereur Alexandre, fort éloigné de me croire si près d'entrer ici... Nous avons alternativement des orages et des chaleurs, la récolte sera excellente dans le pays. Je t'envie du bonheur que tu vas avoir d'embrasser le petit roi, embrasse-le pour moi. Il sera déjà grandi, dis-moi s'il commence à parler. Addio, mio bene. Tu sais combien je t'aime.

« Tout à toi.

« Nap. »

Il pleut. Puis la chaleur brûle. Puis il pleut à nouveau. Napoléon est chaque jour plusieurs heures à cheval.

Il assiste, sur la route de Kovno, au défilé de deux divisions bavaroises. Il faut que toute l'armée se regroupe, que les approvisionnements en vivres et munitions arrivent. Il faut attendre. Et voilà déjà dix-sept jours qu'il est à Vilna.

Il devrait se jeter en avant, mais il ne veut pas commettre d'imprudence. Il sent qu'autour de lui on l'observe avec inquiétude. On attend ses ordres pour une bataille qui ne vient pas. Comment cerner cette armée russe qui se perd dans l'océan de terre qu'est son pays ?

Le jeudi 16 juillet 1812, quand il rentre à Vilna de retour d'une inspection des régiments du train, Méneval lui apporte deux dépêches de Murat, qui commande l'avant-garde. Le roi de Naples signale que les troupes russes ont réussi à capturer par surprise une unité de cavaliers.

Par surprise ! Murat est une bête !

La deuxième dépêche annonce que les Russes ont évacué le camp retranché de Drissa auquel ils ont travaillé deux années !

Napoléon n'hésite pas. Il faut se lancer à leur poursuite. Les agripper. Les réduire.

Il est vingt-trois heures, ce jeudi 16 juillet. Il monte en voiture. Il va rouler toute la nuit vers Glubokoïe.

Les feux des bivouacs scintillent ici et là. Il n'entend pas un cri, pas une chanson. Les nuits dans ce pays sont aussi tristes que les jours.

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