28.

Il jette un coup d'œil sur les chiffres des résultats du vote. L'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire a été adopté par 1 532 000 oui contre 4 802 non. Il repousse la feuille. Plus de trois millions de personnes n'ont pas voté. Il hausse les épaules.

Les pleutres et les indécis ne font l'Histoire que lorsque les héros ne la conduisent plus. Si je suis vaincu ou si je meurs, ce sont les médiocres qui gouverneront la France.

Il prend une seconde feuille. Là sont inscrits les noms des élus qui composeront la Chambre des représentants. Il la parcourt rapidement.

Il n'y a qu'une poignée de jacobins, peut-être quarante, quatre-vingts députés qui me sont fidèles, et le reste, la foule majoritaire de ceux qui me craignent, qui ne pensent qu'à leurs biens et qu'on appelle les libéraux.

Il a encore besoin d'eux. Mais il froisse la feuille. Cette chambre ne sera pas plus facile à conquérir que celle qu'il a affrontée le 18 Brumaire à Saint-Cloud.

Ils me poignarderont s'ils me savent faible. Ils me subiront si je suis fort. Et ils bavarderont en toute circonstance, incapables de prendre une décision.

Maintenant, il faut qu'il désigne les cent soixante-dix-sept pairs héréditaires. Il écrit les noms des généraux qui lui sont fidèles, Drouot, Bertrand, Cambronne, Exelmans, La Bédoyère, puis il écrit le nom de Sieyès. La taupe de la Révolution, l'allié rival du temps de Brumaire est toujours là. Puis il ajoute le nom de ses frères revenus à Paris. Joseph, Lucien, Jérôme.

Il s'interrompt.

Où est le peuple, dans tout cela ? Où sont ces paysans, ces sous-officiers, ces soldats qui m'ont porté de Golfe-Juan aux Tuileries ? Où sont ces hommes dont les préfets disent qu'ils s'enrôlent dans l'armée pour courir aux frontières, qu'ils travaillent aux fortifications sans être rémunérés, qu'ils répondent à la circonscription avec un enthousiasme qui étonne ?

Il cherche le rapport du préfet du département du Mont-Blanc : « Cinq mille hommes, volontaires, rappelés, retraités, sont partis en deux mois, plus qu'à aucune époque de la Révolution. » Dans le Bas-Rhin, le 7e bataillon de la Garde nationale demande à être versé dans la Grande Armée pour pouvoir combattre à coup sûr.

Il se lève, arpente son cabinet de travail. L'émotion le submerge. Il convoque Davout et, dès que le maréchal apparaît, Napoléon lui lance :

- C'est une belle nation que la française, noble, sensible, généreuse, toujours prête à entreprendre tout ce qu'il y a de grand et de beau.

Il se souvient de ce qu'il a dit à ces deux membres du Parlement anglais venus lui rendre visite à l'île d'Elbe. « En France, la queue est bonne, la tête est mauvaise. » Mais il doit compter avec cette tête, ce La Fayette sorti du passé, élu membre de la Chambre des représentants, et six cents qui sont comme lui, royalistes de cœur, n'attendant que la défaite de la Grande Armée du peuple, pour enfin gouverner à leur guise.

Ce sont ceux-là pourtant qui sont élus.

Il les voit, assis autour de lui sur la vaste tribune qui a été dressée sur le Champ-de-Mars, ce 1er juin 1815, pour la grande Assemblée qui doit enregistrer les résultats des élections.

Le canon tonne. Les fanfares jouent. Les troupes défilent. Il y a devant lui, assis dans un amphithéâtre dressé face à l'École militaire, des milliers de participants, peut-être cinquante mille, et tout autour, sur le Champ-de-Mars, des centaines de milliers de spectateurs. Il se sent engoncé dans cette tunique rouge clair et ce manteau doublé d'hermine et brodé d'or, dans sa culotte de satin blanc.

Il a voulu cela parce que cette cérémonie dite « du Champ-de-Mai » doit être un nouveau sacre, celui d'un nouvel Empire.

Il fait beau. On célèbre la messe. Il se souvient de Notre-Dame, de Joséphine. Il entend distraitement le héraut proclamer :

- Au nom de l'Empereur, je déclare que l'Acte additif aux Constitutions de l'Empire a été accepté par le peuple français.

Le grand chambellan s'avance, lui présente le texte de l'Acte. Napoléon se lève, signe. Il regarde cette foule qui s'étend à l'infini. Il aurait pu la soulever, balayer avec elle tous ces dignitaires, recommencer la Révolution. Il ne l'a pas voulu. Il est un homme d'ordre. Mais il sait que sa force vient de cette foule.

Il rejette les pans de son manteau, fait quelques pas.

- Messieurs les électeurs des collèges de département et d'arrondissement, messieurs les députés des armées de terre et de mer au Champ-de-Mai...

Il regarde la foule puis, d'une voix forte, reprend :

- Empereur, Consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au Conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique et constant de mes pensées et de mes actions... Dites aux citoyens que les circonstances sont grandes, qu'avec de l'union, de l'énergie et de la persévérance nous sortirons victorieux de cette lutte d'un grand peuple contre ses oppresseurs.

Il hausse encore la voix.

- Français, ma volonté est celle du peuple, mes droits sont les siens, mon honneur, ma gloire, mon bonheur ne peuvent être autres que l'honneur, la gloire et le bonheur de la France !

Les acclamations roulent des premiers aux derniers rangs.

Il attend, puis lance :

- Je jure d'observer et de faire observer la Constitution de l'Empire.

Les officiers tirent leurs épées, crient : « Vive l'Empereur, vive l'Impératrice, vive le roi de Rome ! »

Il entend distinctement dans la rumeur des voix qui hurlent : « Nous irons les chercher ! » Derrière lui, les notables s'indignent, protestent.

Le peuple seul comprend ce que je ressens.

Il s'avance cependant que tous les porte-aigles de l'armée, de la Garde et des gardes nationaux présentent leurs drapeaux au pied de cette tribune en forme de pyramide.

Il a à ses pieds une mer hérissée de drapeaux, de sabres et de baïonnettes. Les canons des Tuileries, de l'École militaire, de Montmartre et du château de Vincennes couvrent de leurs détonations les cris de « Vive l'Empereur ».

C'est le sabre et le boulet qui, une fois encore, décideront de mon destin.

Sur quoi d'autre puis-je compter ?

Le 3 juin, on lui apporte le résultat de l'élection du président de la Chambre des représentants.

Il s'indigne.

- On a voulu m'offenser ! On a voulu m'affaiblir en ce moment critique ! crie-t-il.

Ils ont élu Lanjuinais. Il connaît bien cet avocat au Parlement de Rennes, élu aux Assemblées révolutionnaires, dont il a fait un sénateur et qui a voté contre le Consulat à vie et l'Empire.

Un opposant, qui fut même hostile à la condamnation des complices de Cadoudal ! C'est lui qui a rédigé, en 1814, l'acte d'abdication, et qui a été fait pair de France par Louis XVIII. Et c'est lui qu'on élit ! Contre moi ! Je pourrais dissoudre la Chambre.

Il a une grimace de mépris. Une douleur se réveille à son flanc droit. Il hausse les épaules.

- Ces hommes ne savent même pas s'unir à moi, qui peux seul les garantir contre tout ce qu'ils craignent. Car c'est à coups de canon maintenant qu'on peut défendre la Révolution, et lequel d'entre eux est capable d'en tirer un ?

Mais j'ai besoin de ces gens-là.

Il se laisse tomber sur une chaise, appuie la tête sur ses mains. La fatigue l'écrase.

Que puis-je faire ? Me battre et vaincre.

Il dicte ses instructions à Davout.

« Donnez ordre au maréchal Grouchy, qui commandera en chef la cavalerie, d'être le 5 juin à Laon, afin que le 10 on puisse entrer en campagne. La Garde devra être complètement approvisionnée et prête à combattre à partir de ce 10 juin. Vous fermerez toutes les communications sur toute la ligne du Nord, du Rhin et de la Moselle. Aucune voiture ni aucune diligence ne devra plus passer. Vous quitterez Paris le 8 juin. En passant par Lille, vous monterez un bureau d'espionnage et prendrez les derniers renseignements sur la position de l'ennemi. Faites appeler le maréchal Ney : s'il désire se trouver aux premières batailles qui auront lieu, dites-lui qu'il soit rendu à Avesnes où sera mon quartier général.

« Il est nécessaire que les voitures de voyage soient prêtes sans qu'on le sache, afin que je puisse partir deux heures après en avoir donné l'ordre. »

Voilà. La roue tourne à nouveau. Elle va broyer des hommes et peut-être m'écraser.

Le secrétaire lui tend une lettre de Murat, qui demande à nouveau à servir dans l'armée française.

Napoléon la jette à terre, commence à dicter.

« L'Empereur ne peut employer un homme qui, il y a un an, a trahi les Français. Cette année, vous avez compromis la France en attaquant prématurément les Autrichiens. »

Il n'y a rien d'autre à ajouter.

Mais quelques heures plus tard, quand il passe en revue, place Vendôme, le 13e régiment de dragons, il se souvient des charges héroïques de Murat.

Le temps est cruel pour les hommes. Il se tasse sur sa selle. Il se voûte, comme si tout son corps le tirait vers le sol. Où sont Muiron qui s'est jeté devant lui au pont d'Arcole pour lui sauver la vie, Desaix, Lannes, Duroc, Bessières ?

La mort n'a pas voulu de moi sur le champ de bataille. Elle a refusé de m'obéir à Fontainebleau. Qu'elle ne m'oublie pas si le combat que je vais conduire est perdu.

Il rentre lentement à l'Élysée ce lundi 5 juin 1815.

Un officier s'avance vers lui dans l'entrée du palais. Il tend une dépêche.

Napoléon lit. Tout se voile. Ses jambes se dérobent.

Lorsqu'il sort de la nuit, des officiers sont penchés sur lui. Et il perçoit l'angoisse dans leurs yeux. Il a le visage mouillé. On l'a aspergé d'eau. Il s'est évanoui, lui murmure-t-on.

Il se redresse, commence à marcher lentement. Il se rend compte qu'il tient à la main la lettre. Il s'arrête, la relit.

Le maréchal Berthier est mort. Le prince de Neuchâtel, retenu à Bamberg par les Autrichiens, s'est jeté d'une fenêtre.

Berthier, l'homme de toutes les campagnes, le major général qui me comprenait avant même que j'aie terminé d'exposer mes plans. Berthier qui ne m'a trahi qu'à Fontainebleau, qui s'est enfui avec Louis XVIII et qui, sans doute, a voulu me rejoindre, Berthier tenaillé par le remords et qui choisit la mort.

Berthier qui va manquer à mon armée. Mes sous-officiers et mes soldats veulent se battre, mais où sont mes généraux, où sont Lannes, Duroc, Bessières, Berthier ? Ney est presque fou. Soult m'a trahi, et il n'est pas un bon major général. Que vaut Grouchy ? Davout, le meilleur, doit rester à Paris. Que laisserai-je, sinon, derrière moi ?

Et j'ai à combattre toute l'Europe, plus d'un million d'hommes et tout l'argent de l'Angleterre !

Il s'approche de Mollien. Il dit d'une voix lasse : « Berthier est mort. » Puis, en s'éloignant, comme en se parlant à lui-même : « Le destin est changé pour moi. J'ai perdu là un auxiliaire que rien ne remplace. »

Il a hâte de rejoindre l'armée, le champ de bataille. Qu'enfin commence la dernière épreuve. Mais il faut encore prononcer, le 7 juin, le discours du trône devant les Chambres des représentants et des pairs, qui me guettent, attendent que je chancelle.

C'est comme le prélude à la guerre. Il serre les dents. Il parle d'une voix puissante.

- L'armée et moi, nous ferons notre devoir. Vous, pairs et représentants, donnez à la nation l'exemple de la confiance, de l'énergie et du patriotisme, et, comme le Sénat du grand peuple de l'Antiquité, soyez décidés à mourir plutôt que de survivre au déshonneur et à la dégradation de la France. La cause sainte de la patrie triomphera.

Ils applaudissent, mais combien sont prêts au sacrifice ?

Peu importe leur nombre, puisque ce qui va compter c'est le sort de la guerre.

Il faut maintenant veiller à chaque détail.

« J'ai lu avec peine, dicte-t-il à Davout, que les deux régiments qui étaient partis ce matin n'avaient qu'une paire de souliers. Il y en a en magasin, il faut leur en procurer deux dans le sac et une aux pieds. »

À dicter ainsi tout le jour, à consulter les cartes, à passer les dernières revues, le temps s'écoule vite.

Le dimanche 11 juin, il assiste à la messe aux Tuileries, puis reçoit une délégation des Chambres.

Ce sont ces hommes-là qui vont survivre à mes soldats.

Il s'approche d'eux, les fixe jusqu'à ce qu'ils baissent les yeux.

- Je partirai cette nuit pour me rendre à la tête de mes armées, dit-il. Les mouvements des différents corps ennemis y rendent ma présence indispensable.

Il s'éloigne, revient d'un pas assuré. Qui sont-ils ? Des bavards ! À l'heure où les boulets vont tomber, crevant les poitrines, que feront-ils ?

- La crise où nous sommes engagés est forte, reprend-il. N'imitons pas l'exemple du Bas-Empire qui, poussé de tous côtés par les barbares, se rendit la risée de la postérité en s'occupant de discussions abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la ville.

Il croise les bras.

- Aidez-moi à sauver la patrie.

Il leur tourne le dos et, dans son cabinet de travail, il dicte :

« Les hostilités commenceront le 14 juin. »

Il consulte rapidement les dépêches. Les armées coalisées, russes, autrichiennes, hollandaises, anglaises, prussiennes convergent vers la Belgique.

Il est temps.

Il entre dans la salle à manger. Ses frères Joseph, Lucien, Jérôme l'attendent, entourant leur mère.

Il faut être gai alors qu'ils sont tous graves, qu'Hortense grimace pour ne pas pleurer.

Lorsque les enfants d'Hortense puis ceux de Joseph entrent, il les embrasse.

Où est mon fils ?

Il passe au salon. Les ministres l'attendent. Ils composeront avec Lucien et Joseph un Grand Conseil qui délibérera le mercredi. Mais les décisions continueront d'être prises par l'Empereur, tenu chaque jour informé par courrier.

Il plaisante, il fait ses adieux à l'épouse du général Bertrand. Il se penche vers elle.

- Pourvu que nous ne regrettions pas l'île d'Elbe, dit-il en souriant.

Il entre dans son cabinet de travail. Il regarde ses papiers. Il pourrait, comme il l'a déjà fait deux fois, brûler les plus secrets. Il les repousse de la main.

Rien n'est jamais perdu. Et si jamais il perdait cette fois-ci, à quoi servirait d'avoir détruit des secrets, puisqu'il va jouer l'acte ultime de la dernière partie ? et qu'il n'y aurait plus de recours.

Il sait cela.

Il monte dans sa berline à quatre heures du matin, le lundi 12 juin 1815.

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