7.

Il enfonce avec rage le bâton dans la neige qui couvre la route qui sort de Smolensk. Il ne se laissera pas arrêter, il ne se laissera pas enfermer ici, dans cette plaine balayée par le vent du nord. Il ne tombera pas comme ces hommes qu'il voit chanceler devant lui, qui s'écartent et s'allongent sur le talus. Il brisera le cercle que les troupes russes tentent de nouer autour de lui. Il ne se laissera pas dépecer comme ces chevaux qui dressent la tête pendant qu'on les éventre. Jamais.

Il est comme un bloc de glace.

Le vent glisse sous le bonnet de velours amarante entouré d'une peau de renard noir. Le vent écarte les pans de la capote doublée de fourrure qu'il a pourtant serrée à la taille par une grosse ceinture. Le vent gèle tout. Les membres, les visages. Et les émotions. Il ne veut rien ressentir. À chaque instant, Caulaincourt ou Murat, ou Duroc, ou Berthier, ou Mouton, qui marchent près de lui, lui apprennent une mauvaise nouvelle.

Les cosaques, à la sortie de Smolensk, ont attaqué et pillé le convoi dans lequel se trouvaient les trophées de Moscou, la croix d'Ivan-Veliki, énorme, prise au Kremlin et que je destinais aux Invalides. Ils ont pris aussi le caisson des cartes ! Je n'ai donc plus de cartes. Mais je marche.

Il lève la tête. Devant lui, quelques cavaliers de la Garde et quelques généraux, dont certains encore à cheval. Ce qui reste de l'escadron sacré. Il n'a fallu que trois jours pour qu'il soit réduit à cette poignée d'hommes. Il se retourne. Ces sept à huit cents officiers et sous-officiers qui marchent derrière lui, en ordre, portant les aigles des régiments auxquels ils ont appartenu, avancent en silence. Au-delà, derrière eux, la Garde impériale.

Puis, après, ce qui reste des régiments, une poignée d'hommes pour chacun d'eux. Des unités comme celles de Davout restent constituées. Elles avancent dans la cohue des traînards, des pillards, des rôtisseurs, de ceux qui ne songent qu'à arracher aux chevaux un bout de chair et à bivouaquer. De ceux qui ne sont plus que des bêtes sauvages. Et non des soldats.

Combien d'hommes maintenant autour de moi, pour échapper à la neige, aux cosaques, aux Russes ? Trente mille ? Cinquante mille, sans doute, avec les corps des maréchaux Victor et Oudinot, qui se trouvent le long de la Bérézina, là où il faut franchir ce fleuve, à Borisov. Parce que, là, il y a un pont.

Mais il faut d'abord y parvenir.

Il monte à cheval. Les Russes sont à Krasnœ, sur la route qui, par Orcha, Tolochine, Krupki, conduit à Borissov.

Il entend des coups de feu. On se bat à Krasnœ. Il faut passer. Les Russes sont bousculés, au corps à corps. Je passe. Des maisons de Krasnœ s'élèvent les hurlements des blessés qu'on abandonne.

Maintenant, on gravit une pente. Les derniers chevaux se couchent, glissent, emportent avec eux des hommes. Personne ne réussit à pousser les pièces d'artillerie restantes. Abandonnées, brûlées. Le sol est un miroir de glace. Au sommet de la pente, il faut se laisser rouler, car on ne peut tenir droit sur ce verglas. Mais il faut avancer.

J'avancerai même en rampant s'il le faut.

On est le jeudi 19 novembre 1812. Où est le maréchal Ney ? Est-il parvenu à Smolensk avec l'arrière-garde qu'il commande ? A-t-il été pris, tué ? Ou bien a-t-il réussi à échapper aux Russes, à franchir le Dniepr ?

- Je donnerais les trois cents millions en or que j'ai dans les caves des Tuileries pour le sauver ! lance Napoléon.

Il se tait. Il va et vient dans les pièces de ce couvent de Jésuites proche d'Orcha, où il passe quelques heures. Tout est glacé. Le vent projette des rafales de neige coupantes comme des lames.

De temps à autre, des hommes chancelants pénètrent dans le couvent, s'affalent près du feu. Les cosaques sont partout. Les paysans dépouillent, égorgent, torturent les traînards.

Il écoute, ne tressaille pas.

Les Russes sont à Borissov, lance quelqu'un. Les armées de Wittgenstein et de Tchitchakov se sont presque rejointes. Ce sont les soldats de Tchitchakov qui occupent Borissov, tiennent le seul pont sur la Bérézina. Les troupes de Koutousov et de Tormasov sont elles aussi parvenues à quelques lieues du fleuve.

Il ne bouge pas.

C'est la nasse qui se referme.

Il dit d'une voix sourde, la tête baissée, qu'il faut brûler tous ses papiers.

Puis il se redresse.

- Cela devient grave, dit-il à Caulaincourt.

Il le fixe. On entend des cris. Ney a réussi à passer. Il rejoint l'Empereur avec quelques milliers d'hommes formés en carrés, hurle-t-on.

En avant, dit Napoléon, on n'a que trop attendu.

Si Ney a réussi à se dégager, comment n'y parviendrais-je pas ?

Dehors, il fait encore nuit. Mais les jours sont si courts, d'à peine quelques heures, qu'on ne sait plus quand la nuit commence et finit.

Il donne l'ordre qu'on rassemble en carré ce qui reste des grenadiers, des chasseurs, de la Garde. Avec ces hommes-là, il dispose encore d'une force résolue.

Il va au milieu d'eux. Il dévisage chacun d'eux. Il reconnaît certains de ses vieux soldats. Leurs visages sont noirs, dans leurs barbes pendent des glaçons.

Je marche depuis des jours au milieu d'eux. Mes maréchaux, mes généraux marchent avec moi. Et pas un mot ne s'élève contre nous. Nous sommes unis.

Il serre les poings sur la garde de son épée.

Il commence à parler, élevant fort la voix pour qu'elle domine le vent. Les lèvres sont durcies. La température doit être de moins vingt-cinq degrés.

Nous avons les éléments contre nous, dit-il, cet hiver précoce et rigoureux, imprévisible.

Les Russes nous attendent sur la Bérézina. Ils ont juré que pas un d'entre nous ne repasserait la rivière.

Il tire son épée, la brandit. Il enfle encore la voix.

- Jurons aussi à notre tour, plutôt mourir les armes à la main que ne pas revoir la France !

Ils hurlent : « Vive l'Empereur ! » Ils lèvent leurs bonnets et leurs chapeaux au bout de leurs sabres et de leurs fusils.

Nous passerons.

Il appelle Bacler d'Albe. On ne dispose que d'une seule carte, mais Bacler d'Albe peut se souvenir. Il faut chercher un gué sur la Bérézina, puisque les Russes tiennent Borissov et le seul pont qui existe sur le fleuve. À moins que les troupes d'Oudinot ne réussissent à reprendre la ville. Voilà l'ordre qu'il faut leur donner. D'elles dépend le salut de l'armée. Ce qu'il en reste ! Plus de trente mille chevaux ont péri. On a détruit trois cents pièces d'artillerie. Les régiments sont réduits à quelques hommes. Le froid et la faim tuent. Les cosaques ont coupé toutes les communications.

- Il y a quinze jours que je n'ai reçu aucune nouvelle, aucune estafette, dit-il, et je suis dans l'obscur de tout.

Je ne sais qu'une chose : il faut passer. Nous passerons.

Il faut d'abord rassurer. Il entend le comte Daru et le grand maréchal Duroc qui bavardent à voix basse, cependant qu'il somnole dans une pièce enfumée d'un couvent, à Tolochine.

Que disent-ils ?

- Nous rêvions d'un ballon, explique Daru. Pour emporter Votre Majesté.

- Ma foi, la position est difficile. Vous avez donc peur d'être prisonniers de guerre, demande-t-il.

- Non, pas de guerre, répond Duroc. Car on ne ferait pas un si bon sort à Votre Majesté.

Il porte la main sur sa poitrine. Il sent sous sa paume le sachet de poison que le docteur Yvan lui a remis. Mais ce n'est pas le moment de mourir.

- Les choses sont en effet graves, reprend-il en se levant. La question se complique. Koutousov est proche, Minsk est tombé. Cependant, si les chefs donnent l'exemple, je suis encore plus fort que l'ennemi.

Il tend les bras pour que Constant lui enfile sa capote fourrée.

- J'ai plus de moyens qu'il n'en faut, reprend-il, pour passer sur le corps des Russes, si leurs forces sont le seul obstacle.

Le mercredi 25 novembre 1812, il apprend que les troupes du maréchal Oudinot ont chassé les Russes de Borissov.

Il se remet en route aussitôt. Le froid, tout à coup, est moins vif. De loin, il aperçoit la Bérézina qui, large d'une centaine de mètres, coule à pleins flots, entraînant des blocs de glace. Il y a quelques heures, on pouvait passer sur le fleuve gelé, comme Ney avait franchi le Dniepr. Maintenant, il faut un gué, un pont.

Les Russes ont brûlé celui de Borissov.

Au loin, dans le brouillard, il distingue les silhouettes des cosaques. Il entend leurs hourras, il les voit s'élancer sur des groupes isolés, des voitures qu'ils pillent.

Il faut passer, vite, avant l'arrivée de Koutousov ou les attaques de Wittgenstein et de Tchitchakov. Il faut donc construire un pont, des ponts. Il s'impatiente. L'armée, comme une cohue débandée, vient peu à peu s'agglutiner sur la rive gauche de la Bérézina. Ici, le destin se compte en heures, en minutes, et non en jours ou en semaines.

Il arpente les bords du fleuve. Il regarde cette eau couler, qui aurait pu, qui aurait dû être prise par la glace.

Il sera dit que rien, dans les éléments, ne m'aura été favorable.

Il s'avance sur le pont consumé. Il s'arrête au bord du vide. Les poutres noircies pendent dans le fleuve. Le destin peut-il s'arrêter là ? Il reconnaît le général Corbineau, qui a longtemps servi en Espagne, qui vient avec sa division de refouler les troupes de Wittgenstein. Corbineau s'approche. Il connaît un gué sur la Bérézina, explique-t-il. Il vient de le franchir. La rivière, à cet endroit, a cent mètres de large, le fond n'est qu'à deux mètres. Un paysan qu'ils ont arrêté a révélé le passage en face du village à Studianka.

Tout à coup, Napoléon se souvient. C'est là que, le 29 juin 1708, le roi de Suède Charles XII, après sa campagne d'Ukraine, a traversé la Bérézina.

Tel est le destin.

Il se rend au galop jusqu'au gué. Il faut lancer deux ponts, l'un pour l'infanterie, l'autre pour l'artillerie. Il sent qu'il va réussir à échapper au piège. Qu'il ne se laissera pas encercler par quatre armées russes.

Mais c'est l'instant décisif, celui où toute l'énergie doit se concentrer sur l'action à laquelle, depuis des jours, on pense.

Il faut, dit-il, tromper les Russes, se porter sur Borissov, leur faire croire que l'armée va passer là, et pendant ce temps il faut construire les ponts.

Il convoque le général Éblé.

Il connaît ce vieil officier, artilleur d'origine, comme moi, et qui commande le train des pontonniers de la Grande Armée. Il s'est distingué en Allemagne, au Portugal. Jérôme l'avait nommé ministre de la Guerre de son royaume de Westphalie. Il a préféré rejoindre la Grande Armée. Je l'ai vu à l'œuvre lors de l'attaque de Smolensk.

Tout, maintenant, dépend de lui et de ses hommes. L'eau est glacée. Il le sait. Les pontonniers ont faim. Mais ils doivent construire ces ponts. Ils ont entre leurs mains le sort de ce qui reste de la Grande Armée.

Il les passe en revue. Ce sont encore des soldats.

Il les voit commencer à travailler, le corps plongé dans la rivière, puis glissant sur de petits radeaux, les bras dans l'eau, enfonçant les piles, les chevalets.

Il reste sur le pont tout le jour. Il leur parle. Il leur distribue lui-même du vin. À deux heures de l'après-midi, le jeudi 26 novembre 1812, le premier pont est achevé.

Napoléon est à l'entrée du pont. D'abord doivent passer les troupes d'Oudinot, qui sont encore en formation militaire. Elles crient : « Vive l'Empereur ! » Elles vont refouler sur la rive droite les Russes de Tchitchakov afin de permettre le passage des autres corps. Celui de Davout traverse, musique en tête. Le maréchal Victor doit rester sur la rive est pour contenir Koutousov, et la division du général Partouneaux doit se sacrifier à Borissov pour empêcher Wittgenstein d'avancer vers Studianka.

Napoléon est calme. Il ne sera pas fait prisonnier. Il demeure à l'entrée du pont pendant que, ce vendredi 27 novembre 1812, la Garde passe sur la rive droite.

Il voit s'avancer la voiture du maréchal Lefebvre, mais à l'intérieur il reconnaît une femme, la comédienne française Louise Fusil, qui n'a pas voulu demeurer à Moscou où elle vivait.

- N'ayez pas peur, dit-il d'une voix posée, allez, allez, n'ayez pas peur.

Il sait pourtant que tout peut changer en quelques minutes. Déjà, le pont sur lequel passe l'artillerie s'est brisé, a été reconstruit, s'est brisé à nouveau, a été réparé une nouvelle fois. Les troupes russes attaquent. Elles vont bombarder les ponts. Comment ces quinze mille traînards, ces isolés, ces rôtisseurs qui ne se pressent pas de passer, même quand les ponts sont vides, et qui préfèrent rôtir leur morceau de cheval en campant sur la rive est, passeront-ils ?

Il voit ce qui reste de la cavalerie franchir le fleuve près du pont avec, sur chaque cheval, un fantassin en croupe.

Il reste un long moment ainsi, cependant que la nuit tombe tout à coup et que le vent se lève. L'obscurité est d'encre, le froid n'a jamais été aussi vif, peut-être - 30°. La Bérézina va être à nouveau prise par les glaces. Et les Russes traverseront même si les ponts sautent.

Il se retire lentement, passe sur la rive ouest.

J'ai fait mon devoir.

J'ai fait sortir de Russie ceux qui étaient restés des soldats.

Maintenant que ce qui reste de l'armée a échappé au pire, a franchi le fleuve, j'ai d'autres devoirs. Reconstituer une armée, préparer la prochaine campagne.

Il dit à Caulaincourt, en s'installant dans une cabane à Zapiwski, à une demi-lieue de la Bérézina :

- Dans l'état actuel des choses, je ne peux m'imposer à l'Europe que du palais des Tuileries.

Il doit rentrer à Paris.

Il ne doit plus penser à cette rive est de la Bérézina, où la cohue des traînards et des isolés, de tous ceux qui ne peuvent plus ou ne veulent plus marcher en rang va se précipiter sur les ponts. Les obus russes ont commencé à tomber. Il les entend.

Il ne veut pas les entendre. Il doit regarder devant, vers Paris, organiser son départ.

Dans quelques jours, il pourra à nouveau communiquer avec Vilna, avec Mayence, avec Paris.

Il écrit à Marie-Louise :

« Ma bonne amie,

« Je sais que quinze estafettes m'attendent à trois journées d'ici. J'y trouverai donc quinze lettres de toi. Je suis bien chagrin de penser de la peine que tu vas avoir d'être tant de jours sans mes nouvelles, mais je sais que dans les occasions extraordinaires je dois compter sur ton courage et ton caractère. Ma santé est parfaite. Le temps, bien mauvais et très froid. Adieu, ma douce amie, deux baisers au petit roi pour moi. Tu connais toute la tendresse des sentiments de ton époux.

« Nap. »

Il ne peut rien dire d'autre pour l'instant à l'Impératrice. Mais il faudra qu'il frappe l'opinion, pour empêcher que des rumeurs ne la troublent, ne la révoltent, ne l'égarent. Et il devra surgir, comme le sauveur, rassemblant toutes les énergies autour de lui.

Il doit préparer cela. Avertir Maret, qui se trouve à Vilna, de l'état de l'armée. Pas de faux-fuyant avec ce ministre qui doit agir !

« L'armée, lui écrit-il, est nombreuse, mais débandée d'une manière affreuse. Il faut quinze jours pour les remettre aux drapeaux, et quinze jours, où pourra-t-on les avoir ? Le froid, les privations ont débandé cette armée. Nous serons sur Vilna. Pourrons-nous y tenir ? Si l'on est attaqués les huit premiers jours, il est douteux que nous puissions rester là. Des vivres, des vivres, des vivres, sans cela il n'y a pas d'horreurs auxquelles cette masse indisciplinée ne se porte contre cette ville... Si l'on ne peut nous donner cent mille rations de pain à Vilna, je plains cette ville. »

Il ne sera plus là.

Il doit partir dans les heures qui viennent. Mais il faut le secret.

Le mercredi 2 décembre 1812, il convoque l'un de ses aides de camp, Anatole de Montesquiou. Il apprécie ce jeune homme dévoué, qui s'est bien battu à Wagram et dont la mère est la gouvernante du roi de Rome. Il lui tend une lettre. Elle est pour l'Impératrice.

- Vous partirez sur-le-champ à Paris. Vous remettrez cette lettre à l'Impératrice.

Napoléon marche à petits pas dans le réduit qui lui sert de chambre. Mais on n'a trouvé que cela dans ce bourg de Sedlicz.

- Vous annoncerez partout l'arrivée de dix mille prisonniers russes, reprend-il, et la victoire remportée sur la Bérézina, dans laquelle on a pris six mille prisonniers russes, huit drapeaux et douze pièces de canon.

Napoléon se tait longuement. Ce sont les troupes d'Oudinot, puis celles de Victor qui ont connu ces succès. Les soldats de Victor ont traversé les derniers les ponts, écartant la foule des traînards. Puis Éblé, le dimanche 29 novembre, à neuf heures du matin, a mis le feu aux ponts. La Bérézina charriait déjà des centaines de cadavres, et les cosaques envahissaient la rive est, couverte d'une douzaine de milliers d'hommes abandonnés. C'est ainsi.

Il demande maintenant à Montesquiou d'attendre. Il va dicter le 29e Bulletin de la Grande Armée, que Montesquiou devra remettre à l'archichancelier Cambacérès afin qu'il soit imprimé et publié dans Le Moniteur.

- Je vais tout dire, murmure Napoléon. Il vaut mieux qu'on sache les détails par moi que par des lettres particulières.

Il commence à dicter.

« Le mouvement de l'armée s'est d'abord exécuté parfaitement, mais le froid s'accrut subitement ; les chemins furent couverts de verglas, plus de trente mille chevaux périrent en peu de jours... Il fallait marcher pour ne pas être contraint à une bataille que le défaut de munitions nous empêchait de désirer. L'ennemi, qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse calamité qui frappait l'armée française, chercha à en profiter. Il enveloppait toutes les colonnes par ses cosaques, cette méprisable cavalerie, qui enlevaient comme les Arabes dans les déserts les trains et les voitures qui s'écartaient... Des hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus des chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté et leur bonne humeur et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes... L'armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie... L'Empereur a toujours marché au milieu de sa Garde... On a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former un escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples. Il ne perdait pas de vue l'Empereur dans tous les mouvements. »

Il s'arrête de dicter quelques instants.

Cela, c'est le passé. Il faut que tous sachent que je vais reprendre en main toutes les affaires de l'Empire.

« La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure », ajoute-t-il.

Quelques misérables fous, comme Malet, ont annoncé ma mort. Certains l'ont cru.

Me voilà.

Il tend le texte du Bulletin à Montesquiou. Que l'aide de camp parte aussitôt avec une escorte.

Il le regarde s'éloigner.

Montesquiou arrivera à Paris quelques jours avant moi. Les journaux publieront le 29e Bulletin de la Grande Armée. On sera accablé. On murmurera. J'apparaîtrai tout à coup, et l'on se regroupera autour de moi. Cet effet effacera l'autre.

Le jeudi 3 décembre, à Molodetchno, le froid est si vif qu'il voit, installés près de la maison où il va passer la nuit, les forgerons les mains emmaillotées, car même au feu de la forge les doigts risquent de geler au moment où ils ferrent les chevaux.

Les dépêches de quatorze estafettes sont là. Il les parcourt rapidement. La France est calme. L'opinion fait confiance à l'Empereur. Mais il faut rejoindre vite Paris, devancer la vague des mauvaises nouvelles, celles des deuils, des disparitions. Il se tourne vers Caulaincourt. Il a la main posée sur les lettres de l'Impératrice.

- Ces circonstances difficiles, dit-il, forment son jugement, lui donnent de l'aplomb et une considération qui lui attachera la nation. C'est la femme qu'il me fallait, douce, bonne, aimante, comme sont les Allemandes. Elle ne s'occupe point d'intrigues ; elle a de l'ordre et ne s'occupe que de moi et de son fils.

Il se penche, commence à écrire :

« Ma bonne amie, je t'ai envoyé hier Anatole de Montesquiou, qui te donnera des nouvelles de ce pays-ci. J'ai pensé que tu serais bien aise de voir quelqu'un que tu peux entretenir de ce qui t'intéresse. Voilà le courrier régulier des estafettes qui va partir dans une heure. Je répondrai à vingt de tes lettres, car j'attends dans une heure vingt estafettes. Addio, mio bene.

« Ton Nap. »

Il ne faut rien lui dire de mon départ, de mon arrivée prochaine. Il faut que je traverse sans ennui la Pologne, la Prusse, l'Allemagne, que je tombe sur Paris comme la foudre.

Il appelle Berthier, ce vieux compagnon d'armes, efficace chef d'état-major, si souvent malmené mais indispensable.

Il va rester ici aux côtés de Murat, que je désigne pour commander l'armée à ma place.

Berthier se met à pleurer. Il n'a jamais quitté l'Empereur, jamais, répète-t-il.

C'est ainsi. Murat aura besoin de lui.

Napoléon rassemble les maréchaux. Murat, Ney, Mortier, Davout, Lefebvre, Bessières. Berthier, pâle, renifle et baisse la tête.

Caulaincourt croise les bras.

Ils vont tous accepter mon départ, quoi qu'ils pensent.

Ils savent que je ne m'éloigne pas pour de basses raisons. Ils m'ont vu sous les boulets et au milieu des cosaques. Ils m'ont accompagné dans le désert et dans la neige. Ils m'ont vu marcher et coucher comme un soldat, et ici, dans ce hameau de Smorgon ce 5 décembre 1812, je suis logé comme eux, à peine mieux qu'un grenadier.

Je ne pars pas pour fuir la guerre, par désertion devant le danger.

On m'accusera de tout, mais pas de lâcheté ou de manque de courage !

Je pars pour reconstituer une armée de trois cent mille soldats. Ce ne sont pas les armées russes qui nous ont vaincus. Nous les avons défaites à la Moskova, à Krasnœ, sur la Bérézina, comme nous les avions vaincues à Austerlitz, à Eylau et à Friedland. Le froid, l'hiver qui a surpris par sa précocité et sa dureté même les paysans, qui a causé de lourdes pertes aux armées russes, les prisonniers en ont témoigné, nous ont seuls contraints à faire retraite.

Au printemps, nous soutiendrons une autre campagne. Victorieuse.

Il entraîne Berthier à l'écart.

- On fera courir le bruit que je me suis porté sur Varsovie avec le corps autrichien et le 7e corps, murmure-t-il. Cinq à six jours après, suivant les circonstances, le roi de Naples fera un ordre du jour pour faire connaître à l'armée qu'ayant dû me porter à Paris je lui ai confié le commandement.

Puis il appelle l'un après l'autre les aides de camp, les maréchaux. À chacun sa mission. Ainsi, Lauriston à Varsovie, et Rapp à Dantzig. Il les regarde fixement. Il ne veut pas de trouble, d'hésitation. Il les surveillera de Paris.

Puis il vérifie avec Caulaincourt que tout est près pour le départ à vingt-deux heures, ce samedi 5 décembre 1812.

Caulaincourt montera avec Napoléon dans la voiture traînée par les six meilleurs chevaux des écuries impériales. Le comte Wonsowicz, qui servira d'interprète, Roustam et deux piqueurs seront à cheval aux côtés de la voiture.

Il veut que suivent dans une calèche le grand maréchal Duroc, le comte Lobau, un valet de pied et un ouvrier.

Le secrétaire, le baron Fain, le ministre d'État Daru, mon chirurgien Yvan, Constant mon valet, Bacler d'Albe suivront dans une autre voiture. Je serai accompagné de deux cents hommes de la Garde. Qu'on prépare les relais et les chevaux.

Il faut le secret absolu.

Quelques heures avant de partir, ce samedi 5 décembre, il écrit à Marie-Louise.

« Mon amie,

« Je reçois ta lettre du 24. Je suis bien affligé de toutes les inquiétudes que tu as et qui dureront au moins quinze jours ; cependant ma santé n'a jamais été meilleure. Tu auras vu par les bulletins que, sans aller aussi bien que j'aurais voulu, cependant les affaires ne vont pas mal actuellement.

« Il fait un froid très violent. Dans quelques jours, je prendrai un parti pour ton voyage, afin de nous revoir bientôt. Conçois-en de l'espérance, et ne t'inquiète pas.

« Addio, mio bene, tout à toi.

« Nap. »

Dans quinze jours tout au plus, il ouvrira la porte de sa chambre.

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