11.

Il est assis, il écrit. Il est six heures du soir, ce samedi 17 avril 1813.

« Ma bonne Louise,

« Je suis arrivé le 16 à minuit à Mayence. Je n'ai pas reçu de lettres de toi aujourd'hui. Il me tarde d'apprendre comment tu te portes et ce que tu fais. Dis-moi que tu as été sage et que tu as du courage. J'ai comme tu le peux penser beaucoup d'ouvrage. Le grand maréchal Duroc n'est pas encore arrivé. »

Il se lève, va jusqu'à la croisée. Sur la place de Mayence, de jeunes soldats manœuvrent, et tout à coup l'un d'eux a dû l'apercevoir. Ils dressent leurs fusils, crient : « Vive l'Empereur. » Il se recule, attendant que les acclamations cessent. Les tambours battent, leurs roulements s'approchent et s'éloignent avec ces coups de vent qui, toute cette journée du 17 avril, se sont succédé.

Il n'est pas sorti depuis son arrivée hier à minuit. Il a écouté les aides de camp, lu les dépêches de Ney, d'Eugène de Beauharnais. Puis il a consulté les cartes avec Bacler d'Albe. Les Russes et les Prussiens ont avancé partout. Torgau est tombée. Ils ont été accueillis en triomphateurs et en libérateurs à Dresde.

Et mon allié le roi de Saxe Frédéric-Auguste s'est enfui, se rapprochant de l'Autriche qui attend, l'arme au pied, que je sois blessé pour m'achever.

Il reprend la plume.

« Il fait ici bien du vent.

« Embrasse mon fils sur les deux yeux. Écris à Papa François tous les huit jours, donne-lui des détails militaires et parle-lui de mon attachement pour sa personne. »

Cela peut faire hésiter un moment l'Autriche, quelques jours ou quelques semaines, le temps pour moi de battre les Russes et les Prussiens.

Il va vers les cartes. La nuit commence à tomber. Roustam entre et allume les chandeliers.

Les ombres s'allongent sur les parquets. D'un geste, il demande qu'on approche les bougies de la table. Bacler d'Albe a placé les unités ennemies sur la carte.

Si j'avais quelques milliers de cavaliers de plus, la partie serait plus simple.

Mais il n'a pas d'autre atout, et c'est avec le peu qu'il tient qu'il doit jouer.

Il marche dans la grande pièce, les mains derrière le dos. Cette campagne, cette partie, c'est celle du tout ou rien. S'il gagne, il rafle toute la mise, tous les enjeux qui sont sur la table depuis qu'il règne. S'il perd, on lui prend tout. L'Angleterre remportera la guerre qu'elle mène depuis 1792 contre la France.

Tout ou rien. Voilà l'enjeu de cette année 1813.

Il se rassied.

« Je ne veux plus que tu aies mal à l'estomac, écrit-il encore à Marie-Louise, sois gaie et tu seras bien portante. Les affaires te donneront un peu d'occupation.

« L'habitude de te voir et de passer ma vie avec toi m'est bien douce.

« Adieu, ma chère Louise, aime-moi comme je t'aime, si toutefois cela est possible à la légèreté de votre sexe. Tout à toi. Ton époux.

« Nap. »

Les tambours se sont tus, le vent est tombé. Il ne va pas dormir. Trop d'ordres à dicter, trop de pensées qui tournent en lui, de décisions à prendre. Il appelle Fain, son secrétaire. Il montre la lettre qu'il a reçue de Frédéric-Auguste, le roi de Saxe, l'allié qui ne veut pas fournir de troupes, qui abandonne sa capitale, Dresde.

« Monsieur mon frère, la lettre de Votre Majesté m'a fait de la peine, commence-t-il. Elle n'a plus d'amitié pour moi ; j'en accuse les ennemis de notre cause qui peuvent être dans son cabinet. J'ai besoin de toute sa cavalerie et de tous ses officiers. J'ai dit ce que je pensais avec cette franchise que Votre Majesté me connaît. Mais quel que soit l'événement, que Votre Majesté compte sur l'estime qu'elle m'a inspirée et qui est à l'abri de tout. »

Voilà ce que je peux écrire. Il me faut retenir mes paroles. Ordonner à l'ambassadeur de France à Vienne, le comte de Narbonne, de ne rien faire qui pût déplaire à la Cour de François Ier. Mais je sais bien ce que veulent Metternich et « Papa François » : me dépouiller sans prendre de risque. Tirer les marrons du feu. Préparer et attendre ma défaite.

Tout ou rien.

Ce sont les armes qui décideront une fois de plus, du tout ou du rien.

Le mercredi 28 avril 1813, il a installé son quartier général dans un hôtel situé sur la place de la ville d'Eckartsberg ; à peu de distance d'Erfurt et de Weimar. Plus de deux cent mille hommes sont concentrés là, dans cette vallée de la Saale, où tombent des pluies torrentielles qui traversent les uniformes.

Napoléon se tient dans une petite pièce. Il est penché sur les cartes. Il s'agit de déboucher de la vallée de la Saale, afin d'atteindre Leipzig, puis Dresde, et de repousser les Russes et les Prussiens vers l'est, vers la Vistule. Et l'on pourra en même temps descendre l'Elbe vers Hambourg, et menacer Berlin.

Ce pays de Saxe est un carrefour qui, lorsqu'on le contrôle, permet de dominer toute l'Allemagne, celle du Nord et de l'Est. Leipzig, Dresde sont les deux verrous que Napoléon entoure d'un cercle.

Tout ou rien.

Le canon commence à tonner, se mêlant au bruit du tonnerre, de l'orage qui ne cesse pas. On se bat à Weissenfels.

Les troupes, dit-il, doivent avancer le long des deux rives de la Saale. Ce sont de jeunes recrues qui n'ont jamais vu le feu qui composent la division du général Souham. Tiendront-elles devant les cavaliers et les canons russes ?

Le vendredi 30 avril, lorsque à cheval il parcourt leurs lignes dans Weissenfels conquis, il sait qu'ils ont enlevé à la baïonnette les haies, les maisons.

« Ils en ont remontré aux vieilles moustaches, dit le maréchal Ney en s'approchant. Donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes gens-là, je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en savent autant que nous, ils réfléchissent. Ils ont trop de sang-froid. Tandis que ces enfants intrépides ne connaissent pas les difficultés. Ils regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche. »

Il est parmi eux. Il entend le cri de « Vive l'Empereur » qui roule. Il voit ces visages imberbes, rouges d'avoir couru, combattu, crié, tremblé, qui se tournent vers lui. Ces jeunes hommes lèvent leurs fusils. Ces jeunes hommes vont se faire tuer. Car la partie ne fait que commencer.

Tout ou rien. Il ne peut pas la perdre.

Il faut avancer vers Leipzig. Il passera par Lützen : « Si vous entendez le canon près de cette ville, écrit-il à Eugène de Beauharnais qui se trouve plus au nord, le long de l'Elbe, marchez sur la droite de l'ennemi. »

Jamais il n'a eu les pensées aussi claires. Les mouvements des troupes se dessinent devant ses yeux sur la carte. S'il avait des cavaliers, il pourrait détruire les armées russes et prussiennes, celles de Barclay de Tolly, de Wittgenstein et de Blücher.

Mais il faut jouer avec ce que l'on a.

Et, d'abord, empêcher les Autrichiens d'entrer dans le jeu. Dans la nuit, il écrit une nouvelle fois à Marie-Louise :

« Je suis surpris que Papa François dise que la paix dépend de moi. Or, il y a trois mois que je lui ai dit que j'étais prêt là-dessus et l'on n'a rien répondu. Laisse-lui voir que ce pays-ci ne se laissera pas maltraiter ni imposer des conditions honteuses par la Russie ni l'Angleterre, et que si j'ai actuellement un million d'hommes sous les armes, j'en aurai autant que je voudrai...

« Fais passer ta lettre par les Autrichiens afin qu'elle ne soit pas suspecte.

« Ma santé est fort bonne. Il a plu beaucoup hier, cela ne m'a pas fait de mal, il fait dans ce moment du soleil. Je monte à cheval. Donne deux baisers à mon fils. Addio, mio bene. Tout à toi.

« Nap. »

Il galope sur les crêtes des collines, entouré de son état-major. Il veut être à l'avant-garde. Il faut que ces jeunes soldats le voient, apprennent qui il est, comment il brave le danger. Et comment les boulets ne l'atteignent pas.

Et s'ils le frappent ? Pourquoi pas ? C'est un défi qu'il lance au destin. Il le regarde comme ces batteries ennemies qui tirent dans sa direction.

Rien ne tremble en moi. Qu'on me frappe si l'on veut. Je l'accepte. Mais si je ne meurs pas, alors je continue, sans jamais plier.

Il entend le sifflement d'un boulet, la terre jaillit au milieu de l'état-major. Quand la fumée est dissipée, il voit qu'on enveloppe dans son manteau le corps d'un homme.

Bessières ! Maréchal, duc d'Istrie, l'un de ceux que j'aimais, à qui j'avais confié le commandement de la cavalerie de la Garde.

- La mort s'approche de nous, dit Napoléon en s'éloignant.

Il s'arrête, après quelques minutes de galop, dans la maison du baillage de Lützen. La nuit tombe. C'est le samedi 1er mai 1813. Demain, on se battra. Avant de s'allonger, il prend la plume.

« Ma bonne amie,

« Écris à Papa François qu'il ne se laisse pas entraîner par la haine que nous porte sa femme, que cela lui serait funeste et ferait bien des malheurs. J'ai éprouvé bien de la peine de la mort du duc d'Istrie ; c'est un coup bien sensible pour moi. Il était allé aux tirailleurs sans bonne raison, un peu par curiosité. Le premier boulet l'a tué raide. Fais dire quelque chose à sa pauvre femme. Ma santé est fort bonne. Fais dire à la vice-reine que le vice-roi Eugène se porte bien.

« Adieu, mon amie, tout à toi.

« Nap. »

Bessières est tombé près de lui, à quelques pas.

Mais pourquoi inquiéter Marie-Louise ? Toute la Cour, tout Paris saurait que l'Impératrice tremble pour moi, que je suis donc en danger, et dans l'ombre quelque général Malet ourdirait un complot.

Il dicte quelques lignes pour l'archichancelier Cambacérès.

« J'ai porté aujourd'hui mon quartier général à Lützen. Le premier coup de canon de cette journée nous a causé une perte sensible : le duc d'Istrie a été frappé d'un boulet au travers du corps et est tombé raide mort.

« Je vous écris en toute hâte pour que vous en préveniez l'Impératrice et que vous le fassiez savoir à sa femme, pour éviter qu'elle ne l'apprenne par les journaux. Faites comprendre à l'Impératrice que le duc d'Istrie était fort loin de moi quand il a été tué. »

Mourir ?

Ce dimanche 2 mai 1813, alors que les combats ont commencé dans les villages situés au sud de Lützen, il s'interroge. Mourir ? Pourquoi pas, puisque cette partie est celle du tout ou rien. Et qu'il doive jouer avec toutes ses cartes, et sa vie quand il la jette à l'avant-garde, au milieu des jeunes recrues qui commencent à se débander, est un atout.

Il est à cheval, au milieu des soldats, sous les boulets et dans le sifflement des balles. Il crie aux conscrits qui s'égaillent en courant dans les ruelles du village de Kaja, déjà pris, perdu, repris, perdu plusieurs fois : « Ralliez-vous, soldats, la bataille est gagnée, en avant ! »

En même temps, il lance des ordres à ses aides de camp. Il faut faire pivoter toute l'aile droite de l'armée, avec comme axe ce village de Kaja. On tournera ainsi l'armée ennemie. Il ordonne à l'artillerie de suivre le mouvement, d'écraser les Russes qui reculent sous les salves ! Il observe, toujours sous le feu, la retraite des unités ennemies. Elles sont battues, mais elles ne sont pas détruites.

- Je me trouverais en position de finir très promptement les affaires si j'avais seize mille cavaliers de plus ! lance-t-il.

Mais la victoire est là, et la route de Dresde ouverte.

Il parcourt les avant-postes alors que la nuit est tombée, que le feu a cessé. Les soldats l'acclament. Le cri de « Vive l'Empereur » roule le long des lignes.

Il se tourne vers ses aides de camp.

- Rien n'égale la valeur, la bonne volonté et l'amour que portent tous ces jeunes soldats, dit-il, ils sont pleins d'enthousiasme.

À la lueur des feux de bivouac, il dévisage les officiers qui l'entourent. Eux sont mornes, alors que la victoire est acquise, que Lützen restera, il en est convaincu, comme un modèle de bataille.

Il s'arrête, met pied à terre près d'un feu de bivouac. Il dicte sa proclamation à l'armée. C'est maintenant, ici, qu'il trouvera les mots qui toucheront ces jeunes troupes.

« Soldats, je suis content de vous ! commence-t-il. Vous avez rempli mon attente ! Vous avez suppléé à tout par votre bonne volonté et par votre bravoure. Vous avez ajouté un nouveau lustre à la gloire de mes aigles ; vous avez montré tout ce dont est capable le sang français. La bataille de Lützen sera mise au-dessus des batailles d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland et de la Moskova. »

Il remonte à cheval. Il entend les plaintes des blessés. La bataille a été meurtrière. Combien ? Mille, dix mille, vingt mille morts et blessés dans chaque camp ?

Tout à coup, la fatigue le saisit. Toutes ces victoires, et aucune ne termine la partie !

Il arrive à Lützen, entre dans la maison du baillage.

Les estafettes de Paris sont arrivées. Il feuillette les journaux. Il s'emporte. Est-ce ainsi que l'on rend compte de la guerre ? Il dicte une lettre pour Savary, ministre de la Police. « Comme tous les articles de journaux qui parlent de l'armée sont faits sans tact, je crois qu'il vaut beaucoup mieux qu'ils n'en parlent pas ! C'est une grande erreur de s'imaginer qu'en France on puisse faire entrer les idées de cette façon ; il vaut mieux laisser aller les choses leur train... C'est vérité et simplicité qu'il faut. Un mot, telle chose est vraie, n'est pas vraie, suffit ! »

Il est épuisé. Tout tenir entre ses mains. Tout. Ne rien lâcher, car il suffit d'un fil abandonné pour que tout cède. Il doit sommeiller quelques heures. Il soupire. Une dernière tâche. Il se fait apporter une feuille, une plume.

« Ma bonne amie,

« Il est onze heures du soir, je suis bien fatigué. J'ai remporté une victoire complète sur l'armée russe et prussienne commandée par l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. J'ai perdu dix mille hommes, tués ou blessés. Mes troupes se sont couvertes de gloire et m'ont donné des preuves d'amour qui me touchent le cœur. Embrasse mon fils. Je me porte fort bien. Adieu, ma bonne Louise. Tout à toi.

« Nap. »

Combien a-t-il dormi ? Il ne sait plus à quel moment il s'est remis au travail, étudiant les cartes, dictant des ordres aux aides de camp.

Toute la rive gauche de l'Elbe est maintenant aux mains des troupes françaises. Le général Lauriston a occupé Leipzig. Dresde ne peut que tomber dans les jours qui viennent. Après, on pourra, selon l'attitude des Russes et des Prussiens, soit remonter vers Pseilein, soit poursuivre vers l'est.

Il souligne sur la carte les noms de Bautzen, de Würschen, de Görlitz, de Breslau.

Ce qui l'inquiète, c'est qu'en avançant ainsi vers la Vistule il a tout son flanc droit à découvert. Il longera les frontières de l'Empire d'Autriche, et comment faire confiance à Metternich et à l'empereur François Ier ?

Il écrit au comte de Narbonne. L'ambassadeur a été reçu froidement par l'Empereur. La Cour de Vienne n'espère qu'en la défaite française. Et Metternich s'imagine qu'il pourra imposer ses vues aux Russes et aux Prussiens.

Il faudra donc aussi se battre contre l'Autriche.

Il sort. Les feux de bivouac brûlent encore dans l'aube qui se lève. Le temps est clair mais il fait froid. Il galope sur le champ de bataille. Il s'arrête un instant, apercevant ces grandes fosses dans lesquelles des paysans entourés par des soldats jettent les corps des morts.

Il lance son cheval d'un coup d'éperon. Il passe le long des colonnes en marche. Les soldats l'acclament.

Ils sont en vie. Leurs camarades sont morts. Le maréchal Bessières est mort. Je suis en vie.

La mort n'a pas voulu de moi. Je ne la crains pas. Je la défie. Que m'importe de vivre si je ne me bats pas ?

À la nuit tombante, dans la petite ville de Borna, il fait halte, s'installe à la table de travail que les fourriers ont dressée.

« Ma bonne amie, commence-t-il à écrire,

« J'ai reçu ta lettre du 30 avril. Je vois avec plaisir ce que tu me dis de mon fils et de ta santé. La mienne est fort bonne. Le temps est très beau. Je continue à poursuivre l'ennemi qui se sauve partout et en toute hâte. »

Il pourrait s'arrêter là, écrire comme il en a envie, comme il l'a déjà fait hier : « Je crois que le petit roi m'a tout à fait oublié. Donne-lui deux baisers sur les yeux pour moi. » Mais il faut qu'il tente tout ce qui est encore possible pour éviter la guerre avec Vienne.

« Papa François ne se conduit pas trop bien, reprend-il. On veut l'entraîner contre moi. Fais appeler M. Floret, le chargé d'affaires d'Autriche, dis-lui : "L'on veut entraîner mon père contre nous. Je vous ai envoyé chercher pour vous prier de lui écrire que l'Empereur est en mesure, il a un million d'hommes sous les armes, et je prévois, si mon père écoute les caquets de l'Impératrice, qu'il se prépare bien des malheurs. Il ne connaît pas cette nation, son attachement à l'Empereur et son énergie. Dites à mon père de ma part, comme sa fille bien-aimée, et qui prend tant d'intérêt à lui et à mon pays de naissance, que si mon père se laisse entraîner, les Français seront à Vienne avant septembre et qu'il aura perdu l'amitié d'un homme qui lui est bien attaché."

« Écris-lui dans le même sens pour son intérêt plus que pour le mien, car je les vois venir depuis longtemps et je suis prêt.

« Addio, mio dolce amore.

« Ton Nap. »

Il a fait ce qu'il devait.

Il entre à Dresde le samedi 8 mai à huit heures du matin, alors que le soleil inonde la ville d'une lumière légère. On entend au loin la canonnade, et des fumées s'élèvent au-dessus de l'Elbe. Les Russes et les Prussiens ont brûlé les ponts dans leur retraite vers Breslau, le long de la frontière autrichienne. Ils reculent en ordre.

Tout à coup, au milieu de la rue, à quelques mètres des portes de la ville, il voit s'avancer une députation solennelle, portant les clés de la cité. Il regarde ces hommes avec mépris.

Il y a quelques jours encore, ils fêtaient Frédéric-Guillaume de Prusse et le tsar Alexandre. Ils offraient avec enthousiasme à ceux qu'ils imaginaient être leurs vainqueurs l'hospitalité et des tributs. Et maintenant, les voici penauds et tremblants devant moi.

- Vous mériteriez que je vous traitasse en pays conquis ! lance-t-il. J'ai l'état des volontaires que vous avez armés, habillés et équipés contre moi. Vos jeunes filles ont semé des fleurs sous le pas des monarques, mes ennemis.

Que reste-t-il de ces guirlandes et de ces pétales ? Le fumier sur les pavés de la rue !

Son cheval piaffe. Ces notables tremblent. Mais il faut aussi se servir de la lâcheté des hommes.

- Cependant, je veux tout pardonner, reprend-il. Bénissez votre roi, car il est votre sauveur. Qu'une députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. Je ne pardonne que pour l'amour de lui. Je veillerai à ce que la guerre vous cause le moins de maux qu'il sera possible.

J'ai besoin de Frédéric-Auguste, roi de Saxe. J'ai besoin de ses cavaliers et de ses soldats. Qu'il rentre triomphalement à Dresde, sa capitale. Je dînerai avec lui. J'oublierai qu'il a fui la ville, m'a refusé l'appui de ses troupes et a attendu ma défaite. Et qu'il ne se rallie comme les habitants de Dresde que parce que je suis vainqueur.

Il s'installe au palais royal, au cœur de cette ville cossue et belle, dans la douceur d'un printemps qui ressemble déjà à l'été.

« On dit que tu es fraîche comme le printemps, écrit-il à Marie-Louise. Je voudrais bien être près de toi. Je t'aime comme la plus chérie des femmes.

« Addio, mio bene.

« Nap. »

Il parcourt les rives de l'Elbe. Il passe en revue les pontonniers qui, dans ces journées chaudes, jettent un pont sur le fleuve. Il voit les hommes travailler à demi nus. Il reste immobile. Il pense à ces ponts sur la Bérézina, à tous ces hommes morts. Le général Éblé et presque tous les pontonniers n'ont survécu que quelques jours à leurs efforts surhumains.

Parfois, ainsi, des images du passé reviennent le trouver avec tant de précision qu'il ne peut s'en arracher que difficilement. À ces moments-là, il aimerait qu'un boulet vienne brusquement faire éclater sa tête.

Il passe le fleuve dès que le pont est jeté. Les Prussiens et les Russes se sont retranchés à Bautzen, sur les rives de la Spree. Il observe de loin leur position, puis il rentre à Dresde.

Ce dimanche 16 mai 1813, il reçoit le comte de Bubna, un général diplomate, envoyé de Metternich. Il l'écoute, tout en marchant à pas lents dans le grand salon du palais royal qu'éclaire le soleil. Mais peu à peu les ombres s'allongent. La nuit vient.

Il laisse parler Bubna, qui expose longuement les conditions de Metternich pour que la paix soit établie. Vienne veut être un médiateur.

Armé ? demande Napoléon.

Il s'arrête devant le comte de Bubna, dont le visage est maintenant éclairé par les chandeliers.

Cet homme est sans mystère, comme les propositions qu'il présente. Il s'agit de me dépouiller et, en fait, de m'acculer à la soumission. On ne veut pas la paix. On veut mon abdication.

Il devine cela. Mais peut-il se soustraire à une négociation ?

- J'estime mon beau-père depuis que je le connais, dit-il. Il a fait le mariage avec moi de la manière la plus noble. Je lui en sais gré de bien bon cœur. Mais si l'empereur d'Autriche veut changer de système, il aurait mieux valu ne pas faire ce mariage, dont je dois me repentir dans ce moment-ci.

Il a osé dire cela, remettre en cause son union avec Marie-Louise. Il s'éloigne du comte de Bubna.

- Ce qui me tient le plus à cœur, reprend-il, c'est le sort du roi de Rome. Je ne veux pas rendre le sang autrichien plus odieux à la France. Les longues guerres entre la France et l'Autriche ont fait germer des ressentiments. Vous savez...

Il revient vers Bubna.

-... que l'Impératrice, comme princesse autrichienne, n'était point aimée à son arrivée en France. À peine commence-t-elle à gagner l'opinion publique par son amabilité, ses vertus, que vous voulez me forcer à donner des manifestes qui irriteront la nation. Certes, on ne me reproche pas d'avoir le cœur trop aimant, mais si j'aime quelqu'un au monde, c'est ma femme. Quelle que soit l'issue que prenne cette guerre, elle influera sur le sort du roi de Rome. C'est sous ce rapport-là qu'une guerre contre l'Autriche m'est odieuse.

Au moment où le comte Bubna quitte le salon, Napoléon s'approche de lui.

Cet homme a-t-il compris ma détermination ?

- Je suis décidé à mourir, s'il le faut, à la tête de ce que la France a d'hommes généreux, plutôt que de devenir la risée des Anglais et de faire triompher mes ennemis.

Mourir ?

Ce mot lui revient, cette année 1813. C'est la partie du tout ou rien.

Il reste longuement debout dans le grand salon éclairé par des dizaines de chandeliers, puis, appuyé à une petite table, il écrit quelques lignes à Marie-Louise : « J'ai vu ce soir le général Bubna et lui ai dit ce que je pensais. J'espère qu'ils y songeront à deux fois. Dans tous les cas, tu ne dois pas trop t'en affecter. Ils se feront rosser en règle, tous. Adieu, mon amie. Aime-moi comme je t'aime. Tout à toi.

« Napoléon. »

Il faut quitter Dresde, aller là où sont les avant-postes, traverser les villages et les villes en cendres, incendiés par les boulets. Tout en chevauchant, il demande à son grand écuyer Caulaincourt de le rejoindre sur cette éminence qui domine les bords de la Spree. Les Prussiens et les Russes sont retranchés à l'est de Bautzen, dans ces ravins et ces collines verdoyantes.

Il se tourne vers Caulaincourt.

- Voyez Alexandre, dit-il. En connaissant ses vues, on finira par s'entendre.

Il tire sur les rênes afin que son cheval ne s'écarte pas de celui de Caulaincourt. Il observe ces collines que les hommes devront gravir sous la mitraille. Et il sera avec eux.

Si cela pouvait s'interrompre !

- Mon intention, au surplus, est de faire à Alexandre un pont d'or pour le délivrer des intrigues de Metternich, ajoute-t-il. Si j'ai des sacrifices à faire, j'aime mieux que ce soit au profit de l'empereur Alexandre, qui me fait bonne guerre, et du roi de Prusse auquel la Russie s'intéresse, qu'au profit de l'Autriche, qui a trahi l'alliance et qui, sous le titre de médiateur, veut s'arroger le droit de disposer de tout, après avoir la part de ce qui lui convient.

Caulaincourt s'incline. Il a le visage épanoui de l'homme qui a entendu ce qu'il souhaitait. Ils sont tous comme lui autour de moi. Berthier, les généraux, et peut-être même Duroc, mon grand maréchal du Palais, le plus fidèle. Ils sont las. Ils veulent la paix. Ils veulent jouir de leurs biens. Peut-être à n'importe quel prix. Ils craignent de mourir sans avoir profité de leurs richesses accumulées.

- J'attends, dit Napoléon.

Caulaincourt s'élance.

Le temps change, ce mercredi 19 mai 1813. La pluie tombe quand Caulaincourt arrive, apportant la réponse d'Alexandre. Il n'y aura ni armistice ni paix. Le tsar la refuse.

- Tous ces gens-là seront plus accommodants lorsque j'aurai remporté une nouvelle victoire, dit Napoléon.

Il donne des ordres toute la nuit. On contraindra l'ennemi à dégarnir sa droite en l'attaquant à gauche. Mais l'assaut principal sera porté à droite, cependant que le maréchal Ney passera la Spree et se rabattra sur les arrières de l'ennemi.

La pluie est torrentielle maintenant. Il se réveille. On se battra ce jeudi 20 mai 1813 sous l'orage. Il est avec l'avant-garde, dans la mitraille et les boulets. Il entre dans Bautzen. Il dort à même la terre, quelques dizaines de minutes, en plein cœur de la bataille. Il passe la nuit devant ses cartes. Et, le matin du vendredi 21 mai, il est à nouveau à cheval, galopant vers Würschen. Il ne quitte pas l'avant-garde. Il a besoin d'être là, avec les hommes les plus exposés. Il se souvient d'avoir dit souvent à ses généraux qu'un chef ne devait prendre de risques que lorsqu'ils étaient nécessaires à la conduite de ses hommes, et que dans toutes les autres circonstances l'officier devait protéger sa vie.

Risquer la sienne, en ce moment, lui est nécessaire.

Lorsqu'il regarde son escorte, son état-major, il voit sur leurs visages l'incompréhension. Pourquoi court-il ainsi au-devant des boulets ? se demande-t-on.

Il faut qu'il sache ce que veut le destin.

Les batailles de Bautzen et de Würschen sont gagnées. Il est dix-huit heures. Il fait dresser sa tente devant une auberge isolée, pleine encore des traces de l'empereur Alexandre qui y a séjourné toute la journée.

La musique de la Garde impériale joue pendant que la nuit tombe.

Il écrit :

« Mon amie, j'ai eu aujourd'hui une bataille. Je me suis emparé de Bautzen. J'ai dispersé l'armée russe et prussienne qui avait été jointe par tous ses renforts et ses réserves de la Vistule, et qui avait une superbe position. Cela a été une belle journée. Je suis un peu fatigué. J'ai été mouillé deux ou trois fois dans la journée. Je t'embrasse et te prie de baiser mon fils pour moi. Ma santé est bonne. Je n'ai perdu personne de marque. J'estime ma perte à trois mille hommes tués ou blessés.

« Addio, mio bene.

« Nap. »

Mais ce n'est pas fini. Sera-ce jamais fini ?

Il faut poursuivre les Russes et les Prussiens qui ne se débandent pas. Et je n'ai pas de cavalerie !

Il galope jusqu'à l'avant-garde, grimpe les collines avec les voltigeurs. Des boulets tombent. Ce groupe de cavaliers chamarrés attire l'attention des artilleurs ennemis. Un chasseur de l'escorte est tué.

- La fortune nous en veut bien, aujourd'hui, lance Napoléon.

Mais il continue d'avancer, suivi à quelques pas par Caulaincourt, le grand maréchal du Palais Duroc, le général du génie Kirgener, et le maréchal Mortier.

Il se retourne. Ils ne caracolent pas comme des vainqueurs, mais comme des hommes qui subissent la loi qu'on leur impose. Il avance encore.

Tout à coup, un boulet siffle, frappe un arbre. C'est comme si le destin venait dessiner autour de lui une ligne menaçante. Il attend que la terre retombe avec un bruit de grêle, pendant que son cheval se cabre. Il reconnaît la voix de Caulaincourt, qui semble venir de très loin.

- Sire, le grand maréchal du Palais vient d'être tué.

Ces quelques mots ouvrent une plaie d'où surgissent à grands bouillons rouges les souvenirs.

Duroc au siège de Toulon, près de moi. Duroc qui, quand nous étions seuls, me tutoyait. Duroc qui me présenta Marie Walewska. Duroc auquel je ne cachais rien, Duroc en qui j'avais une absolue confiance. Duroc, mort après Bessières, après Lannes.

Le destin me laissera-t-il seul, comme une île, vivant au milieu de l'océan des morts ?

Il descend de cheval.

Le boulet a frappé l'arbre, ricoché, tué le général Kirgener, puis déchiré les entrailles de Duroc, qui vient d'être transporté dans une maison du village de Makersdorf.

Duroc est livide. Napoléon s'assied près de lui, lui saisit la main droite. Elle est déjà glacée. Il reste ainsi plus d'un quart d'heure, la tête appuyée sur sa main gauche.

Duroc balbutie :

- Ah, Sire ! allez-vous-en, ce spectacle vous peine.

Napoléon se lève lourdement, s'appuie sur le bras de Caulaincourt, murmure une dernière fois, penché vers Duroc :

- Adieu donc, mon ami, nous nous reverrons peut-être bientôt.

Il reste assis, immobile, devant sa tente dressée dans un champ. Le général Drouot lui demande des ordres pour l'artillerie. Ney annonce que l'ennemi est défait.

- À demain, tout, dit-il.

Il veut revoir Duroc. Il rentre dans la maison. Il embrasse le visage du mort.

C'est tout un pan de ma vie qui meurt avec lui.

Il ne dort pas. Cette disparition l'accable comme un signe fatal. Comme un châtiment aussi. « On » ne veut pas qu'il meure, lui ! Il doit aller au bout et voir tous ses proches mourir. « On » veut qu'il ne connaisse pas le repos d'une mort brutale sur le champ de bataille.

Soit.

Il est à nouveau aux avant-postes, entrant dans Görlitz. Il est même en avant de l'infanterie. Sur la route, brusquement, des cavaliers russes surgissent. Ils ne sont qu'à quelques centaines de mètres. Napoléon leur tourne le dos calmement. Il dirige le mouvement d'une unité d'artillerie qui approche, fait mettre les canons en position. Berthier crie que les Russes avancent.

- Eh bien, nous avancerons aussi, répond calmement Napoléon.

Que risque-t-il ? La mort ?

Qu'est-ce donc ? La fin d'une partie.

Le soir, il s'installe dans une petite ferme qui a été pillée. Il ne dispose que d'une pièce sombre, minuscule. Quelle importance ? Il ne peut penser à autre chose qu'à la mort de Duroc. Il faut qu'il partage sa peine, qu'il se confie un peu.

« Ma bonne amie, tu auras appris le fatal boulet qui m'a tué d'un seul coup le grand maréchal et le général Kirgener. Juge de ma douleur ! Tu connais mon amitié pour le duc de Frioul. Le grand maréchal Duroc est mon ami depuis vingt ans. Jamais je n'ai eu à me plaindre de lui, il ne m'a jamais donné que des sujets de consolation. C'est une perte irréparable, la plus grande que je pouvais faire à l'armée. J'ai ordonné que jusqu'à ce que je le remplace le grand écuyer en ferait fonction. Addio, mio bene. Mes affaires vont très bien. Tout à toi.

« Nap. »

Il s'est installé à Neumarkt, entre l'Oder et la Neisse. Il regarde ces grands ciels de l'Europe de l'Est qui déroulent leurs longues traînées blanches au-dessus des espaces sans limites. Il fait doux. Il marche devant la maison cossue qui lui sert de quartier général.

Il a, en moins d'un mois, fait reculer les Russes et les Prussiens de trois cent cinquante kilomètres. Il les a toujours battus, mais il ne les a pas détruits. Il manque de cavalerie pour les poursuivre. Eux sont défaits, aux abois. Koutousov est mort, vient-il d'apprendre, et la maladie a empêché le maréchal russe de conduire ses armées.

Que faire maintenant, alors qu'on entre dans l'été ? et que je connais les déserts de Pologne !

Il regarde autour de lui : il voit Caulaincourt, Berthier. Il les entend.

Ils veulent la paix. Peut-être Caulaincourt est-il même prêt à souhaiter la défaite, pour que la guerre cesse. Et c'est lui que j'envoie à la rencontre de ces plénipotentiaires russes et prussiens qui viennent demander un armistice sous la médiation de Metternich. Je pourrais tenter de détruire leurs armées. Mais où sont mes dragons, mes cuirassiers, mes lanciers polonais ? Ensevelis sous la neige de Russie !

Il fait apporter par Berthier les états des différentes unités. Les pertes ont été lourdes. Les conscrits ne résistent pas aux marches continuelles. Sur un effectif de quarante-sept mille hommes, le 3e corps ne compte plus que vingt-quatre mille soldats ! Les munitions se font rares.

Il convoque Caulaincourt. Je suis prêt, dit-il, à signer une convention d'armistice, valable jusqu'au 20 juillet. Des négociations de paix doivent durant cette période s'ouvrir à Prague.

Caulaincourt est joyeux, enthousiaste même. Et c'est cet homme-là qui remplace Duroc ! Voilà les hommes qui maintenant m'entourent. Les meilleurs sont morts. Restent les Caulaincourt.

Le 4 juin 1813, l'armistice est signé à Pleiswitz.

Avant de quitter Neumarkt pour rejoindre Dresde, il dicte une lettre pour Clarke, le ministre de la Guerre.

« Cet armistice arrête le cours de mes victoires. Je m'y suis décidé pour deux raisons : mon défaut de cavalerie qui m'empêche de frapper de grands coups, et la position hostile de l'Autriche. Cette Cour, sous les couleurs les plus aimables, les plus tendres, je dirais même les plus sentimentales, ne veut rien moins que me forcer par la crainte de son armée réunie à Prague, et ainsi obtenir des avantages par cette seule présence d'une centaine de mille hommes et sans hostilités réelles.

« Si je le puis, j'attendrai le mois de septembre pour frapper de grands coups. »

Il ne croit pas à la paix.

Qui la veut vraiment ? Elle ne se bâtira que sur la défaite de mes ennemis ou sur ma capitulation.

Mais il faut faire comme si la paix était possible. Tant de gens la souhaitent, et le désir les aveugle.

Un dernier mot pour Marie-Louise avant de quitter Neumarkt.

« Ma bonne amie,

« J'ai reçu ta lettre du 28 où je vois que tu es fort affligée. J'espère que la nouvelle de l'armistice pour deux mois que le télégraphe de Mayence t'aura apprise t'aura fait plaisir.

« Mes affaires vont bien. Ma santé est bonne. Ménage-toi. Donne deux baisers sur les yeux de mon fils, et aime bien ton fidèle

« Nap. »

« Je me rendrai pendant le temps de l'armistice à Dresde pour être plus près de toi. »

Загрузка...