10.

Il est assis dans son cabinet de travail aux Tuileries. Il n'a pas tourné la tête lorsque Molé est entré. Il continue de regarder ce ciel partagé qui hésite entre l'hiver et le printemps, bleu vif parfois, puis bas et sombre, avec des giboulées rageuses.

C'est ce qu'il ressent en lui, ce balancement entre une énergie enthousiaste, cette volonté plus forte qu'il ne l'a jamais eue, et brusquement cet accès de lassitude.

Il a présidé de grandes parades et des revues durant le mois de février 1813, dans la cour des Tuileries, au Carrousel. Il a vu défiler ces régiments provisoires composés de conscrits à peine incorporés. Il est passé dans les rangs de la Jeune Garde. Il a confiance en ces hommes mais, malgré leurs uniformes et leurs fusils neufs, sont-ils déjà des soldats ? Ils sont bien tendres pour affronter le feu.

Mais ce n'est pas cela qui, tout à coup, brise son élan, le fait s'interrompre de dicter alors qu'au milieu de la nuit il est là, dans ce cabinet de travail, avec un secrétaire. Il prépare la campagne à venir, il organise les plantations de betteraves qui vont permettre de se passer du sucre des colonies, ou bien il précise qu'il ne veut plus, en campagne, voir autant de cuisiniers autour de lui : « Moins de vaisselle, aucun grand nécessaire, et cela autant pour donner l'exemple que pour diminuer les embarras. »

Mais tout à coup la voix lui manque.

Tout cela, il l'a déjà vécu. Il l'a déjà dit. Il l'a déjà vu. Il a le sentiment qu'il répète, qu'il retrouve les traces de ses pas. Mais qu'il n'a plus la légèreté, la hargne et l'avidité d'autrefois. L'énergie lui reste, mais comme une habitude.

Il a chassé deux jours de suite au bois de Boulogne. Il a participé à un bal masqué chez Hortense, et c'est lui qui avait ordonné qu'il soit organisé. Et il n'a éprouvé aucune joie. Vivre, vaincre devient un recommencement. Il est une machine. Il tourne parce qu'il a tourné. Il fait des plans de campagne pour bousculer les troupes qui lui seront opposées, russes, prussiennes aussi, sans doute. Les itinéraires qu'il trace sur les cartes d'Allemagne surgissent de son esprit presque sans effort.

Il connaît ces collines, ces fleuves et ces villes. Il a déjà parcouru maintes fois ces chemins. Il a défait toutes les armées possibles. Pourra-t-il faire mieux qu'à Austerlitz, qu'à Iéna, qu'à Wagram ?

Il invite Molé à s'asseoir. Il apprécie cet homme ambitieux, descendant d'une des plus illustres familles de parlementaires de la monarchie. Molé est un flatteur. Napoléon le sait. Au Sénat, le 4 mars 1813, en présentant le budget, il a parlé des merveilles qui étonneraient un prince du temps des Médicis et qui ont été réalisées en « douze années de guerre et un seul homme ».

Moi !

Napoléon n'est pas dupe des flagorneurs. Il écarte les dépêches qui sont placées sur sa table.

Pas une qui n'annonce une mauvaise nouvelle. Les Russes sont entrés dans Varsovie. La Prusse s'exalte, se lève contre moi, signe un traité avec Alexandre Ier, déclare la guerre le 17 mars 1813. Bernadotte s'allie avec les Anglais contre moi, contre son pays ! Eugène, à qui j'ai confié l'armée, évacue Berlin, Hambourg et Dresde.

Il a écrit à Eugène. « Je ne vois pas ce qui vous obligeait à quitter Berlin... Il faut enfin commencer à faire la guerre. Nos opérations militaires sont l'objet des risées de nos alliés à Vienne et de nos ennemis à Londres, et à Saint-Pétersbourg parce que constamment l'armée s'en va huit jours avant que l'infanterie ennemie soit arrivée, à l'approche des troupes légères et sur de simples bruits. »

Mon armée ! Je peux redresser cette situation.

Il se lève, passe dans le cabinet des cartes, suivi par Molé.

- Mon intention est de prendre vigoureusement l'offensive du mois de mai, reprendre Dresde, dégager les places de l'Oder et, selon les circonstances, débloquer Dantzig et rejeter l'ennemi derrière la Vistule.

Il peut aussi attirer l'ennemi dans la haute vallée de la Saale, le tourner, le couper de l'Elbe.

Il voit ces mouvements de troupes. Il a dans les yeux les paysages de ces régions. Il a fait tout cela. Et il lui faut recommencer. Il le peut. Il le doit. C'est un rocher qu'il pousse au sommet de la pente. Il est Sisyphe.

Il retourne dans le cabinet de travail, reprend place à sa table. Molé sait-il que le pape, ce brave homme, murmure-t-il d'un ton sarcastique, a décidé de se rétracter, de retirer sa signature du Concordat signé il y a deux mois ?

Le pape a écrit que son infaillibilité ne l'a pas préservé d'une erreur que sa conscience lui reproche. Et naturellement, cette lettre pontificale va être répandue dans Paris par ces cardinaux noirs qui me sont hostiles, qui vont trouver tous les complices nécessaires chez les dévotes du faubourg Saint-Germain !

Mais demain, 25 mars, le Concordat sera malgré tout décrété. Et le 30 mars sera organisé le Conseil de régence, avec à sa tête l'Impératrice, que Cambacérès conseillera.

- Qu'en pensez-vous, Molé ?

- Votre Majesté a voulu préserver la France d'une surprise, d'un coup de main comme celui de Malet..., commence Molé.

Il hésite, reprend :

- Pendant qu'elle serait à la tête de ses armées. Le public s'attendait depuis longtemps à voir paraître cette loi importante.

Napoléon se lève.

- Tout cela est bien peu de chose, dit-il. Croyez que je ne me fais pas d'illusions. Si j'écris un testament, certainement, après moi, il sera cassé. Un sénatus-consulte serait-il plus respecté ?

Molé se récrie.

- En apprenant votre mort, murmure-t-il, les partis stupéfaits auront besoin de se recueillir, tout dépendra de la promptitude et de l'énergie avec lesquelles le gouvernement de la régence saura profiter de ce premier moment d'hésitation.

Tel est le moment de ma vie. On y parle de ma mort et de ma succession. Non plus pour assurer mon pouvoir, comme jadis, mais pour examiner réellement ce qui adviendra quand j'aurai disparu.

Napoléon a un geste de lassitude.

- Bah, dit-il, il faut que le roi de Rome ait vingt ans et soit un homme distingué, tout le reste n'est rien.

Mais pourrai-je vivre jusqu'au moment où mon fils aura l'âge d'homme ?

Il reste silencieux, puis il se met à marcher. Il faut faire face.

- Ce que cette régence a de bon, dit-il, c'est qu'elle est conforme à toutes nos traditions et à tous nos souvenirs historiques. Elle sera confiée à une impératrice d'un sang qui a déjà été placé sur le trône de France.

Il hausse les épaules.

- Il y a ce que j'appelle les tricoteuses, qui détestent l'Impératrice en se rappelant les outrages qu'elles ont prodigués à la malheureuse Marie-Antoinette. Tant que j'y serai, cette lie ne bougera pas, parce qu'elle a appris à me connaître au 13 Vendémiaire, et qu'elle me sait toujours prêt, si je la prends en faute, à l'écraser.

Il se souvient quand il a dû faire face, sous-lieutenant, à la foule. Il n'a jamais aimé le désordre, les cris de la canaille. Il est soldat. Il a partout rétabli une étiquette, un cérémonial précis. Et c'est un effort de chaque instant pour maintenir le respect de ces règles. Et il s'impose à lui-même cette rigueur qui forge le caractère.

- Sire, dit Molé, rien ne bouge en votre présence, et nul n'ose ; mais quand vous n'y êtes pas, vous ne l'avez que trop appris, tout est prêt à recommencer.

- Je le sais et j'en tiens grand compte. On est et on sera plus hardi depuis le désastre de Moscou.

Il soupire.

- Il faudra bien cependant faire encore une campagne et avoir raison de ces vilains Russes, en les forçant à regagner leurs frontières et à ne plus songer à en sortir.

Il baisse la tête. Ce devoir qu'il se donne, cette nécessité qu'il doit affronter ne lui procure plus aucun enthousiasme. Il faut. Il doit. C'est tout.

- Ne vous le dissimulez pas. Sire, dit Molé, pour la première fois on ne vous verra pas partir sans une profonde tristesse et beaucoup d'inquiétudes. On vout croit nécessaire à la tête de vos armées, mais on craint que vous ne sachiez pas à quel point vous l'êtes ici.

Il sait cela.

Napoléon soupire à nouveau.

- Que voulez-vous, mon cher, dit-il, au fond je n'ai personne à mettre à ma place nulle part, ni à l'armée ni ici. Sans doute je serais trop heureux si je pouvais faire la guerre par mes généraux, mais je les ai trop accoutumés à ne savoir qu'obéir ; il n'y en pas un qui puisse commander aux autres, et tous ils ne savent obéir qu'à moi.

Il va jusqu'à la fenêtre. Il pense à cette armée perdue à Vilna par la faute de Murat. Le roi de Naples n'a pas su se faire obéir, en imposer à personne, dit-il. L'indiscipline est arrivée à son comble, après mon départ. Douze millions ont été pillés dans la caisse de l'armée à Vilna, par mes troupes ! Et il n'a plus été possible de tirer parti du soldat.

Il revient vers Molé.

- Pauvre nature humaine, toujours incomplète, dit-il d'un ton las. Combien de fautes on est obligé de punir et qui ne tiennent qu'aux habitudes de la vie où à l'organisation de celui qui les commet. Croiriez-vous que Murat n'écrit jamais à ses enfants sans mouiller son papier de grosses larmes ? Les impressions sont plus fortes que lui ! Au lieu de les dominer, il en est bouleversé.

Il va à pas lents à la fenêtre.

- Ne croyez pas que je n'ai pas le cœur sensible comme les autres hommes. Il m'a fallu une grosse habitude d'empire sur moi-même pour ne pas laisser voir d'émotion. Dès ma plus grande jeunesse je me suis appliqué à rendre muette cette corde qui chez moi ne rend plus aucun son. Sans ce travail sur moi-même, croyez-vous que j'aurais fait tout ce que j'ai fait ? Les heures volent, et dans ma position, en perdant un moment, je pouvais tout perdre, même ce que j'avais acquis.

Il croise les mains dans son dos.

- Il faut que je marche, que j'agisse, que j'avance, dit-il.

- Sire, murmure Molé, il faut que Votre Majesté revienne le plus tôt qu'elle le pourra.

Napoléon tire sa montre, sourit.

- Allons, assez causé. Il est tard, je vais me coucher.

Dormir ? Comment ? Il sent naître l'orage qui peut tout emporter. Il est calme, mais il voit si clair que cela en devient douloureux. Les nuées s'accumulent. Il sait qu'il engagera cette campagne dans les conditions les plus difficiles, avec de jeunes recrues qui n'ont jamais été au feu. Et les rapports des préfets indiquent que le nouveau sénatus-consulte, qui prévoit la mobilisation de cent quatre-vingt mille hommes supplémentaires, a été accueilli dans les campagnes comme une malédiction. On ne se rebelle pas, mais on est accablé.

D'ailleurs, il lui suffit de participer à une cérémonie ou de se rendre à l'Opéra en compagnie de l'Impératrice pour mesurer qu'on l'acclame avec une sorte de frayeur. Il est « l'Ogre », disent les pamphlets qui circulent sous le manteau et qu'on imprime en Angleterre, l'Antéchrist assoiffé de sang !

Veut-on qu'il s'incline, qu'il laisse la place aux Bourbons ? Louis XVIII ne vient-il pas de rappeler ses droits au trône de France ? Mais qu'a-t-il fait pour avoir le droit de régner ? De quel pays serait-il le roi ? D'une France humiliée, vaincue, chassée de ses conquêtes, soumise à la loi d'un Alexandre Ier ou d'un roi de Prusse !

Est-ce pour cela que j'ai combattu ? Est-ce pour cette fin que tant d'hommes, depuis 1792, alors que je n'étais rien, sont morts ? Je n'ai fait que défendre et agrandir l'héritage que j'ai recueilli.

Croit-on que je sois prêt à l'abandonner maintenant, alors que les souverains d'Europe se coalisent à nouveau, utilisent contre moi le sentiment des peuples, alors que j'incarne cette Europe nouvelle dont ils sont les adversaires ?

Il se lève.

Cette année 1813 est celle de mon plus grand défi. Si je l'emporte, j'établis mon Empire. Et viendra le temps de ma succession, au bénéfice de mon fils.

Si je suis vaincu...

Il ne veut pas penser à cela.

S'il est vaincu, alors il lui faudra seulement faire face, utiliser chaque événement pour tenter de reprendre le terrain, comme un régiment qui doit reculer en bon ordre et sauver ce qui peut l'être.

Le 30 mars 1813, dans la salle du Conseil, il reçoit l'Impératrice au milieu des dignitaires en grand apparat, « le cordon par-dessus l'habit », et en présence des princesses en longues robes décolletées. Il fait asseoir Marie-Louise près de lui. Elle va prêter serment, puisqu'elle est investie des responsabilités de la régence.

Elle commence à parler, d'une voix monocorde, avec son accent guttural qu'elle n'a pas perdu.

- Je jure fidélité à l'Empereur, dit-elle, je jure de me conformer aux actes des constitutions faites ou à faire par l'Empereur mon époux, dans l'exercice de l'autorité qu'il lui plairait de me confier pendant son absence.

Pourrait-elle résister vraiment à ceux, moi battu, qui chercheraient à sauver leurs pouvoirs en me trahissant ?

Il n'a aucune illusion. Il dévisage ces dignitaires. Combien, parmi ceux-là, si obséquieux, qui baissent les yeux, lui resteraient fidèles, au point d'accepter que l'Impératrice et le roi de Rome gouvernent ?

Mais peut-être, grâce à cette désignation, l'Autriche n'entrera-t-elle pas dans la coalition, ou hésitera-t-elle à le faire, et lui laissera-t-elle ainsi le temps de vaincre ?

Il insiste pour que Marie-Louise écrive à son père. Il veille sur cette correspondance. « L'Empereur me charge de vous dire de jolies choses de sa part... L'Empereur se montre très affectueux pour vous », lui fait-il écrire.

Et Marie-Louise, avec une naïveté qui le touche, s'exécute.

« Il ne se passe de jour, ajoute-t-elle pour son père, où il ne me dise combien il vous aime... L'Empereur me dit de vous assurer de toute son amitié, et aussi de vous écrire souvent. Vous êtes bien sûr, mon cher papa, que je ne me laisserai pas dire cela deux fois ! »

Ce serait une « monstruosité » que de voir François Ier déclarer la guerre à l'Empire que régente sa fille !

Mais combien de temps ce « bon papa François » résistera-t-il à la tempête qui le pousse ?

Napoléon lit les dépêches, les rapports des agents français. L'Allemagne se soulève. Les troupes russes de Wittgenstein ont été accueillies à Berlin pour une foule en délire. Les professeurs, dans toutes les universités, ont suspendu leurs leçons. « Les cours reprendront, dans notre patrie libre, a dit le philosophe Fichte, ou bien nous serons morts pour reconquérir la liberté. »

Il se souvient de ce jeune homme, Staps, qui voulait le poignarder à Schönbrunn et dont la haine, le fanatisme fou l'avaient surpris. Il connaît les souverains.

La plupart sont lâches. Ils suivront et utiliseront les passions des foules. Et, si je ne peux vaincre leurs armées, ils se rallieront tous contre moi. Comme Bernadotte, et cette bête de Murat qui essaie maladroitement d'obtenir l'appui de Vienne ! Alors que les Autrichiens mettent sur pied deux armées, l'une en Italie, l'une en Allemagne, pour m'attaquer si le moment est favorable.

Combien de fois déjà n'ai-je pas dû ainsi battre leurs archiducs ? Me faudrait-il recommencer ?

Il reçoit le prince Schwarzenberg, redevenu ambassadeur à Paris. Ce mardi 13 avril, le parc de Saint-Cloud bruisse du printemps revenu. Les fenêtres du grand salon de réception sont ouvertes.

Napoléon entraîne Schwarzenberg vers une croisée. Il évoque les succès obtenus par le prince et son corps de troupes durant la campagne de Russie. Il ne dit rien de l'armistice conclu avec les Russes.

Le prince écoute, paraît gêné. Il n'ose répondre aux questions.

L'empereur François Ier accepterait-il, pour renforcer notre alliance, demande Napoléon, que je lui cède les provinces illyriennes ? L'Autriche atteindrait ainsi à nouveau aux rives de l'Adriatique.

Schwarzenberg continue de se taire, comme s'il craignait de me blesser en me transmettant les propos de Metternich, qui veut s'imposer en médiateur armé...

Que faire d'autre que paraître ignorer cela, qu'appeler le prince Schwarzenberg « mon cher ami », que le prendre par le bras, le raccompagner dans les longues galeries du château de Saint-Cloud ? Et se déclarer enchanté de cet entretien de près de quatre heures où rien n'a été tranché !

Il regarde le prince Schwarzenberg s'éloigner.

Peut-être s'est-il montré trop conciliant avec lui ?

Peut-être Schwarzenberg a-t-il imaginé que je craignais la guerre ?

Je ne crains que l'impuissance, l'incapacité où je serais de me battre. Mais cela ne se produira qu'au moment de ma mort !

Même seul, je me battrai.

Et je ne suis pas seul.

Il va partir pour rejoindre les armées en Allemagne. Si souvent déjà il a quitté la France par cette route qui passe par Sainte-Menehould et va vers Mayence.

Louis XVI en fuite avec sa reine autrichienne a pris cette route-là, où il devait être reconnu et arrêté.

Je laisse à mon impératrice autrichienne, la nièce de cette malheureuse reine décapitée, la régence, et je pars non pour fuir, mais pour combattre.

Il quitte le château de Saint-Cloud le jeudi 15 avril 1813 à quatre heures du matin.

À vingt heures, il dîne à Sainte-Menehould. Il passe à Metz à sept heures, le vendredi 16. Et il arrive à Mayence ce même jour à minuit.

Il a roulé plus de quarante heures.

Загрузка...