14.

Il se tient immobile sous la pluie fine et froide qui tombe depuis le début de la nuit de ce jeudi 14 octobre 1813.

Il regarde s'éloigner la voiture du roi de Saxe, Frédéric-Auguste Ier. Le souverain regagne Leipzig.

C'est mon dernier soutien allemand. Et que peut-il ? Il va, a juré le roi, exhorter ses soldats à demeurer fidèles à leurs alliés français, à respecter leur serment, à se battre avec honneur.

Napoléon hausse les épaules. Où est l'honneur ?

Il rentre dans ce pavillon cossu où est établi son quartier général. Il s'arrête devant les grands tableaux qui décorent le hall. Le luxe d'un banquier ! La demeure appartient en effet à un financier de Leipzig, M. Weister, qui venait ici, à quelques lieues de la ville, dans ce village de Reudnitz, recevoir ses amis.

Les banquiers aussi sont mes ennemis. La rente continue de baisser à Paris. On joue ma défaite. Les banquiers de Londres prêtent à tous ceux qui sont décidés à me combattre. Je suis seul.

Il va et vient dans la pièce mal éclairée où sont déployées les cartes et où l'on rassemble les dépêches.

Où est l'honneur ? Le roi de Bavière vient de trahir et il a écrit à son beau-fils, Eugène de Beauharnais, pour lui conseiller de rejoindre la coalition de mes ennemis ! Voilà leur morale ! Serviles quand je suis fort, maîtres si je m'affaiblis.

Il reste appuyé à la croisée. Derrière le rideau de pluie, il aperçoit les feux de bivouac des armées de Schwarzenberg, de Blücher, de Bernadotte, de Bennigsen. Ils forment presque un cercle, à peine entrouvert vers le sud-ouest, vers cette route qui conduit à Erfurt par Lindenau, vers la France. Mais il faut franchir des fossés, des marécages, la rivière Elster et ses affluents, la Pleisse et la Partha. Encore des ponts et des ponts. Il pense à ceux de la Bérézina.

Combien sont-ils autour de moi ? Trois cent cinquante mille hommes ? Je ne dispose même pas de la moitié ! Et que valent les dernières unités allemandes, wurtembergeoises ou saxonnes qui servent dans les corps français ?

Il ne peut détacher ses yeux de cette couronne de points lumineux vacillants qui dessinent les limites de l'échiquier où va se jouer la partie du tout ou rien. À peine une dizaine de kilomètres carrés où s'affronteront dans quelques heures cinquante mille hommes et trois mille canons.

Toute l'Europe contre moi ! Toutes les nations contre la Nation. On ne me pardonne pas d'être ce que je suis, un empereur français, on ne pardonne pas à la France d'avoir décapité un roi de droit divin et de m'avoir donné les moyens d'aller occuper Rome, Madrid, Moscou, Berlin, Vienne. On veut nous réduire, nous mettre à genoux.

Soit. Je jouerai cette partie jusqu'au bout.

Après, plus rien ne sera semblable.

Il ne dort que par saccades de quelques minutes. Et c'est déjà l'aube du vendredi 15 octobre 1813.

Il entend le canon, loin vers le sud. Ce sont sans doute les troupes de Schwarzenberg qui se rapprochent. Les éclaireurs expliquent que les colonnes autrichiennes avancent précédées par une centaine de canons. Des cosaques, des baskirs armés d'arcs et de flèches harcèlent les Français, s'éloignent, reviennent. Le terrain est difficile, fait de mamelons, de nombreux cours d'eau, de marécages.

Napoléon monte à cheval. Ce vendredi ne sera pas jour de bataille mais d'approche. Il le devine. Il parcourt en compagnie de Murat ces collines et ces vallées dont la terre sera demain gorgée de sang. On l'acclame. Il fait beau. Il descend de cheval dans le village de Wachau, il inspecte les environs. Ici sera le centre de l'armée. Le nœud de la bataille contre les troupes de Schwarzenberg.

Il repart, galope sur les plateaux.

Il choisit un emplacement derrière une bergerie non loin de Wachau. Là, demain, on dressera sa tente.

Il rentre à Reudnitz.

Il retient Murat, le fixe. Le roi de Naples baisse les yeux.

- Vous êtes un brave homme, lui murmure-t-il. Mais roi, vous songez à votre couronne plus qu'à la mienne. Vous êtes prêt à faire comme l'un quelconque de mes souverains alliés, le roi de Bavière.

Murat ne proteste même pas.

À quoi bon continuer de parler avec lui... Demain sera jour de bataille.

À neuf heures, le samedi 16 octobre 1813, la canonnade commence. Jamais il ne l'a entendue aussi forte. On se bat à Wachau, comme il l'a prévu. Il galope vers les avant-postes. Les boulets frappent de toutes parts.

Mourir ici, dans cette bataille des Nations, moi contre tous.

Il ne répond pas à Caulaincourt qui lui demande de se mettre à l'abri. Il reste immobile, dressé sur son cheval.

Dans sa lunette, il voit tomber les hommes et les chevaux. Des tirailleurs s'élancent vers les pièces ennemies. Les Autrichiens reculent. Il fait donner la Jeune Garde. Les Polonais de Poniatowski chargent, ouvrent à coups de sabre les escadrons autrichiens.

Napoléon lance un ordre, il élève Poniatowski à la dignité de maréchal.

Puis il continue à observer. Malgré la marée alliée, les Français tiennent. Et quand la nuit tombe, claire, lumineuse même, la bataille du premier jour est gagnée.

Il peut se diriger vers sa tente.

Il chevauche lentement. Demain, des dizaines de milliers d'hommes, peut-être cent mille hommes, vont venir renforcer les armées ennemies. Et lui, sur qui peut-il compter ? Quelques milliers de soldats, dont beaucoup de Saxons.

Il descend de cheval au milieu de sa Garde. Un officier autrichien en uniforme blanc est assis devant la tente. Il va vers lui. Il reconnaît le général Merveldt. Ils se sont rencontrés à Leoben, Merveldt était l'un des plénipotentiaires autrichiens. C'était il y a seize ans. Et il le fut à nouveau après Austerlitz. C'était il y a huit ans.

Mais qu'est-ce que le passé quand on essaie de peser sur l'avenir ?

- Vous vouliez cette fois enfin livrer bataille, dit Napoléon.

- Nous voulons terminer la longue lutte contre vous. Nous voulons, au prix de notre sang, conquérir notre indépendance, reprend le général Merveldt d'une voix forte.

Napoléon se met à marcher dans la tente, les mains derrière le dos. Merveldt oublie-t-il que l'empereur Français Ier est son beau-père ? Que le trône impérial français est lié par le sang à celui des Habsbourg ?

Il parle longuement au général autrichien. S'il pouvait faire comprendre à l'empereur d'Autriche que le péril pour Vienne est dans une victoire des Russes ou bien dans la domination des Anglais sur l'Europe continentale, peut-être dénouerait-il la coalition. Il faut aussi jouer cette carte.

Il s'arrête en face de Merveldt. Il ordonne qu'on reconduise l'Autrichien aux avant-postes afin qu'il aille témoigner auprès de l'empereur François du désir de paix et même d'alliance de l'empereur Napoléon, son beau-fils.

Puis Napoléon s'en va marcher au milieu des grenadiers de sa Garde rassemblés autour des bivouacs.

Le dimanche 17 octobre, le ciel est noir et bas. Le canon tonne. Napoléon se rend sur l'éminence de Thornberg d'où il aperçoit tout le champ de bataille. Aujourd'hui, on ne se battra pas, les ennemis attendent leurs renforts. Il voit les détrousseurs, les infirmiers avancer courbés sur le terrain couvert de morts et de blessés.

Il revient à sa tente, s'assied sur un siège pliant, adossé à la paroi. Il ne bouge pas. La sueur couvre son corps. Il voit dans le regard de Caulaincourt et des aides de camp la frayeur. Et tout à coup son estomac se contracte, la douleur le cisaille. Il se penche. Il vomit. La fatigue et la souffrance le terrassent.

Il porte la main à son estomac.

- Je me sens mal, dit-il, ma tête résiste, mon corps succombe.

Il ne veut pas mourir ainsi.

Il entend Caulaincourt qui veut appeler le chirurgien Yvan, qui implore pour qu'il se repose, se couche.

Se reposer la veille d'une bataille !

- La tente d'un souverain est transparente, Caulaincourt, murmure Napoléon. Il faut que je sois debout, pour que chacun demeure à son poste.

Il se dresse malgré Caulaincourt.

- Il faut que je demeure debout, moi.

Il fait quelques pas en s'appuyant sur le grand écuyer.

- Ce ne sera rien, veillez à ce que personne n'entre, dit-il.

Il faut que ce corps obéisse, que la douleur rentre dans sa caverne. Si la mort doit venir, qu'elle m'agresse en face, avec la gueule d'un canon, ou l'acier d'une lame, mais qu'elle ne s'insinue pas en moi, traîtresse.

Il respire plus calmement.

- Je me sens mieux, dit-il, je suis mieux.

La douleur recule. Il a moins froid.

Demain, il pourra conduire la bataille.

Il est à cheval à une heure du matin, le lundi 18 octobre 1813. Il inspecte les avant-postes, gagne la colline de Thornberg. C'est le troisième jour de cette bataille.

Ma Grande Armée résiste. Mais elle s'effrite sous les coups. Elle tue plus qu'elle n'a de tués, mais je n'ai pas de sang neuf à lui donner, et l'ennemi a derrière lui toute l'Europe.

C'est le troisième jour. Tout à coup, il tourne bride. Il veut se rendre à Lindenau, auprès du général Bertrand. Il traverse le pont sur l'Elster. Il faut qu'on le mine pour être prêt à le faire sauter si la retraite est décidée. Bertrand et ses troupes seront l'avant-garde de la Grande Armée qui marchera vers la France par cette route, de Lindenau à Erfurt.

La France !

S'il le faut, on se battra sur le sol national.

Il revient à Thornberg. Il est calme. Il est prêt à perdre cette partie pour en engager une autre.

Tant que la vie demeure, le « tout ou rien » recommence sans fin. Et le rien n'existe pas. La mort seule clôt le combat.

Et même... Il pense à Duroc. D'autres vivent qui continuent à se battre.

Un aide de camp se présente, l'uniforme déchiré, le visage en sang. Les unités saxonnes qui restaient en ligne sont passées en bon ordre à l'ennemi. Elles ont retourné leurs pièces de canon, fait feu sur les rangs qu'elles venaient de quitter. La cavalerie wurtembergeoise a fait de même. Les Saxons attaquent avec les Suédois de Bernadotte.

Il ne tressaille même pas. C'est la nature des choses. De l'infamie naît l'infamie. Il reste immobile, alors que la nuit tombe, puis, seulement à ce moment-là, il gagne Leipzig.

Les routes qui mènent à la ville sont pleines de soldats. Il se fraie difficilement un passage avec une escorte et son état-major. Il entre à l'auberge des Armes de Prusse sur les boulevards extérieurs, où l'on a établi son état-major. Au pied des escaliers, il reconnaît les généraux Sorbier et Dulauloy, qui commandent l'artillerie de l'armée et de la Garde.

Il lit sur leurs visages, avant même qu'ils parlent, ce qu'ils vont dire. Il les écoute, impassible.

Quatre-vingt-quinze mille coups de canon ont été tirés dans la journée, disent-ils. Ils ne disposent plus de munitions que pour seize mille coups, soit deux heures de feu. Ils doivent se réapprovisionner dans les entrepôts de l'armée, à Magdebourg ou à Erfurt.

- Erfurt, dit Napoléon.

Il lance aussitôt ses premiers ordres. Poniatowski assurera l'arrière-garde dans Leipzig, et tiendra les abords du pont sur l'Elster. Le mouvement de retraite doit commencer aussitôt.

Puis, lentement, calmement, il dicte le Bulletin de la Grande Armée.

On entend tirer dans les faubourgs de Leipzig, mais il parle d'une voix posée, rappelle la trahison des Saxons, le manque de munitions d'artillerie.

« Cette circonstance obligea l'armée française à renoncer aux fruits de deux victoires où elle avait avec tant de gloire battu des troupes de beaucoup supérieures en nombre, les armées de tout le continent. »

C'est déjà l'aube du mardi 19 octobre 1813. Il sort de l'auberge et, des boulevards extérieurs, entre en ville. Dans Leipzig, les unités s'entassent dans les ruelles, avancent lentement. Il passe sans qu'on l'acclame. Il veut rendre visite au roi de Saxe, mais après l'avoir salué il ne peut avancer vers les portes de la ville tant la foule est compacte.

Quand il rejoint enfin les boulevards, qu'il approche du pont de Lindenau, les aides de camp autour de lui proposent de mettre le feu à la ville dès que les troupes l'auront quittée, ainsi on retardera l'avance de l'ennemi. Ce ne serait que justice pour punir la trahison des Saxons.

Il secoue la tête avec fureur. Il vient de voir le roi de Saxe sur le balcon de son palais. Le souverain a refusé de quitter la ville. Il a pleuré en évoquant le comportement de ses troupes. Il a lui-même brûlé le drapeau de sa Garde. Et l'on détruirait sa cité ?

On n'incendiera pas Leipzig.

Il franchit le pont sur l'Elster.

Il descend de cheval, place lui-même des officiers le long de la route d'Erfurt. Ils doivent recueillir les isolés, les rassembler. Puis il regarde longuement le défilé des soldats. Ils sont si fourbus qu'ils ne lèvent même pas la tête.

Il s'éloigne lentement vers le grand moulin qui domine les rives de l'Elster. Il s'assied au premier étage, et tout à coup sa tête s'incline sur sa poitrine. Il dort.

Il se réveille en sursaut.

Murat est penché sur lui. Le pont sur l'Elster vient de sauter. N'a-t-il pas entendu l'explosion ? On l'a détruit trop tôt. Des milliers d'hommes sont encore dans Leipzig, d'autres se jettent à la nage pour traverser la rivière. Plusieurs dizaines de canons ne pourront passer le fleuve. Les premiers rescapés racontent que les soldats de la ville n'ont plus de munitions et que les Saxons, les Badois, les Prussiens les égorgent.

Il se tasse quelques minutes. Que des escadrons de cavalerie se rendent au bord de l'Elster pour recueillir ceux qui réussiront à le traverser, ordonne-t-il.

Le maréchal Macdonald, poursuit Murat, a pu nager jusqu'à l'autre rive. On l'a recueilli nu. Mais le général Lauriston se serait noyé. Des soldats criaient à Macdonald : « Monsieur le maréchal, sauvez vos soldats, sauvez vos enfants ! »

Le prince Poniatowski a disparu dans les flots de la rivière.

La mort prend autour de moi, et se refuse à saisir ma main !

Il faut donc continuer à se battre.

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