16.
Il fait quelques pas dans le vestibule du château de Saint-Cloud, que la pénombre, en cette fin de journée du mardi 9 novembre 1813, envahit déjà.
Il voit cette jeune femme et cet enfant qui avancent vers lui. Il s'arrête. Il pourrait s'élancer vers eux, leur tendre les bras. Mais il reste immobile. Il ne doit pas se laisser attendrir. Il n'est pas une personne privée. Il incarne le destin de millions d'hommes. Il doit rester inflexible. Si une faille s'ouvre en lui, qui pourra arrêter cette émotion qui l'envahit, qui submergera sa volonté ?
Marie-Louise s'appuie contre lui, éplorée. Il la rassure. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas serré un corps de femme. C'est la douceur et la chaleur après tant de jours, de mois d'amertume et de froid. La vie après la mort. Il se penche. L'enfant le regarde, puis sourit, s'accroche à son cou. Il le soulève, l'emporte vers son cabinet de travail sans regarder les dignitaires qui s'approchent. Il devine Mme de Montesquiou, la gouvernante, la duchesse de Montebello, la plus empressée des dames de compagnie de l'Impératrice. Il a hâte de se retrouver seul avec sa femme et son fils pour échapper à ces yeux qui l'observent, l'épient.
Ce château est glacé. Ces gens guettent, espèrent. Quoi ? Que je succombe ou qu'une fois de plus je triomphe ?
Il entend le bruit des portes qu'on ferme derrière lui.
Il voit les dépêches sur la table, les cartes, les registres.
Demain, il sera à la tâche. Il présidera un Conseil privé et un Conseil des ministres.
Mais cette nuit est à lui, à lui seul, jusqu'à l'aube.
Ils sont là, autour de lui, à cette cérémonie de son lever, dès ce mercredi 10 novembre.
Même Talleyrand le Blafard est présent, ce vénal, ce traître qui est en relation avec les Bourbons, qui attend ma chute.
Il s'arrête devant lui.
- Que venez-vous faire ici ? Je sais que vous vous imaginez que, si je venais à manquer, vous seriez le chef du Conseil de régence.
Napoléon secoue la tête, poursuit :
- Prenez-y garde, monsieur. On ne gagne rien à lutter contre ma puissance. Je vous déclare que si j'étais dangereusement malade, vous seriez mort avant moi.
Talleyrand, à son habitude, ne tressaille pas.
- Sire, murmure-t-il, je n'avais pas besoin d'un pareil avertissement pour que mes vœux ardents demandent au Ciel la conservation des jours de Votre Majesté.
Napoléon lui tourne le dos. Chaque phrase de Talleyrand est une grimace hypocrite.
Mais à qui peut-il encore faire confiance ? Il dit d'une voix cassante :
- Les coalisés se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais c'est à qui n'y arrivera pas le premier. Ils croient que le moment de leur rendez-vous est arrivé. Ils regardent le lion comme mort ; c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne.
Il baisse la tête, les mâchoires serrées.
- Si la France m'abandonne, dit-il, je ne puis rien, mais l'on ne tardera pas à se repentir de ce que l'on aura fait.
Il se dirige vers les dignitaires, qui s'écartent. Il reconnaît parmi eux ce vieil homme tout vêtu de noir, Laplace, qui était examinateur à l'École militaire. Le savant lui avait, il y a seulement quelques mois, envoyé son dernier livre, un Traité des probabilités. Napoléon se souvient : il l'avait reçu à Vitebsk et il l'avait feuilleté là-bas sous la neige, là-bas où a disparu la Grande Armée.
- Vous êtes changé et très amaigri, dit Napoléon.
- Sire, j'ai perdu ma fille, murmure Laplace.
Tous ces hommes enfouis, morts, là-bas. Napoléon se détourne.
- Vous êtes géomètre, Laplace, dit-il d'une voix dure, soumettez cet événement au calcul et vous verrez qu'il égale zéro.
Personne n'ose parler. Mais il lit les questions et les angoisses sur leurs visages.
- Attendez, attendez, dit-il tout à coup. Vous apprendrez sous peu que mes soldats et moi n'avons pas oublié notre métier ! On nous a trahis entre l'Elbe et le Rhin, mais il n'y aura pas de traîtres entre le Rhin et Paris...
Mais ce n'est pas ici, parmi ces dignitaires chamarrés, ces ministres, qu'il trouvera un appui enthousiaste. Ceux-là obéiront et suivront, seulement s'ils estiment qu'il peut vaincre, qu'ils y ont intérêt.
Il faut donc reconstituer l'armée, une fois de plus. Il a besoin d'hommes. Il va exiger du Sénat une levée de trois cent mille conscrits. Il faut aussi constituer des gardes nationales. Pourra-t-on, avec ce dont il dispose, faire face aux soixante-dix mille Prussiens et Russes de Blücher, qui s'avancent vers le Rhin, et aux douze mille Autrichiens de Schwarzenberg qui, plus au sud, semblent vouloir passer par la Suisse pour tourner les places fortes françaises qui défendent le Rhin ?
Mais s'il avait les hommes, aurait-il les armes nécessaires ?
« Rien n'est moins satisfaisant que notre situation en fusils », dit-il au ministre de la Guerre dès ces premières heures à Saint-Cloud.
Le général Clarke bredouille des réponses. Il y a des réserves dans les arsenaux de Brest et de La Rochelle, dit-il.
- Bien loin, murmure Napoléon. Ils ne seront pas arrivés avant plusieurs semaines. Et si vous n'avez pas d'autres mesures, toutes les troupes qui vont se rassembler pourraient se trouver sans utilité, par défaut de fusils !
Mais il faut faire avec ce que l'on a. Il ne veut pas céder au découragement, aux mauvaises nouvelles qui, à chaque heure, s'ajoutent les unes aux autres : les places fortes allemandes, Dresde, Torgau, Dantzig, se sont rendues. Leurs garnisons ne pourront constituer une armée venant de l'Allemagne du Nord comme il l'avait prévu. Il ne peut pas compter non plus sur les troupes d'Eugène. Elles vont rester en Italie. Et les renforts que Murat devait rassembler pour me porter secours iront sans doute grossir la coalition.
Et chacun, ici, autour de moi, connaît la situation.
Le dimanche 14 novembre 1813, aux Tuileries, il reçoit les sénateurs. Il les écoute affirmer leur fidélité. Et il est vrai qu'ils votent les levées de conscrits, mais dans leur tête ils doutent. Ils supputent.
Certains se retrouvent autour de Talleyrand, beaux esprits, qui célèbrent avec ironie ma « dernière victoire ». Ils manœuvrent une « armée de femmes », la duchesse de Dalberg, la duchesse de Courlande, Mme de Vaudémont, bavardes conspiratrices qui infestent les salons de Paris. Tous ceux-là attendent le retour des Bourbons. Je le sais. Mais les choses sont ainsi. Puis-je faire appel au peuple ? Pour qu'il recommence cette Révolution à laquelle j'ai mis fin ?
- Sénateurs, dit-il, j'agrée les sentiments que vous m'exprimez. Toute l'Europe marchait avec nous il y a un an. Toute l'Europe marche aujourd'hui contre nous. C'est que l'opinion du monde entier est faite par la France ou par l'Angleterre. Nous aurions donc tout à redouter sans l'énergie et la puissance de la nation.
Il veut croire à cette énergie, à cette puissance.
- La postérité dira, reprend-il, que si de grandes et critiques circonstances se sont présentées, elles n'étaient pas au-dessus de la France et de moi.
Il faut que l'on sache qu'il se battra, qu'il n'acceptera pas une paix de capitulation. Il se retire dans son cabinet de travail. Une nouvelle dépêche. Les Anglais marchent sur Bayonne.
Il froisse le feuillet, dicte :
« Ordre que, si jamais les Anglais arrivent au château de Marracq, on brûle le château et toutes les maisons qui m'appartiennent, afin qu'ils ne couchent pas dans mon lit. On en retirera tous les meubles, si l'on veut, qu'on placera dans une maison de Bayonne. »
Ils vont voir si le lion est mort.
D'abord se montrer, faire croire, faire savoir que rien n'a changé.
Il préside des Conseils quotidiens. Il parcourt les rues de Paris, visite les travaux du Louvre, de la nouvelle halle aux vins. Il se promène sur les quais de la Seine, au marché aux fleurs. On l'acclame. Il décide de se rendre au faubourg Saint-Antoine. Il voit les ouvriers et les artisans qui, en l'apercevant, sortent des ateliers, des entrepôts, qui crient « Vive Napoléon », et il entend les paroles des chants qu'ils entonnent : « Les aristocrates à la lanterne ».
Il se souvient de ces journées de 1792, de l'assaut donné aux Tuileries, de cette barbarie de la foule et de l'impuissance du roi Bourbon. Il ne veut pas revoir cela. Toute sa vie, il a cherché à construire autre chose, à ne pas céder à la rage des faubourgs et à échapper à la lâcheté des rois.
Dans la foule qui se presse autour de lui, il sent l'angoisse. Il faut qu'il rassure.
Il se rend plusieurs soirées de suite au théâtre, à l'Opéra. Il organise des revues au Carrousel. Il veut que défilent des milliers d'hommes, pour que Paris sache que la Grande Armée est reconstituée. Après les parades, il rentre à Saint-Cloud. Il s'enferme dans son cabinet de travail. Là, point de décors, de faux-semblants. L'ennemi qui avance. Schwarzenberg a pénétré en Suisse, franchi le Rhin à Schaffhouse et, après avoir débouché sur Bâle, marche sur Belfort. Il va maintenant remonter vers le nord-est, vers Dijon, Chalon-sur-Saône, pendant que Blücher, ses Prussiens et ses Russes vont attaquer frontalement le Rhin. Les coalisés se sont encore renforcés, et ils alignent près de quatre cent mille hommes.
Que puis-je leur opposer ?
Il a besoin d'échapper à ces questions qui l'habitent. Il part chasser, galopant dans le bois de Satory, éperonnant sa monture pour se retrouver seul, marchant alors au pas dans la bruine qui enveloppe la forêt. Il revient lentement vers le château de Saint-Cloud. Il traverse les galeries, retrouve quelques instants Marie-Louise. Il la rejoindra cette nuit. Elle l'attend. Mais souvent, dès qu'elle est endormie, il la quitte pour retourner à ses appartements, où il ne dort pas mais travaille.
Il a reçu ainsi au milieu de la nuit le comte de Saint-Aignan, le beau-frère de Caulaincourt. L'homme, bien sûr, est du parti de la paix à tout prix. Napoléon l'observe. C'est un officier valeureux qu'il a nommé écuyer et utilisé souvent comme plénipotentiaire. Il a été fait prisonnier. Il est porteur, dit-il, de propositions de Metternich et des coalisés.
Napoléon lui fait signe de parler, puis marche autour de lui, les bras croisés. Saint-Aignan s'exprime d'une voix exaltée. Les puissances reconnaîtraient à la France les frontières naturelles, « une étendue de territoire que n'a jamais connue la France sous les rois ».
Napoléon l'arrête. Qu'est-ce que cela signifie ? Quels territoires ? Qui ne voit que c'est une manière de faire croire au peuple que les Alliés veulent accorder une paix honorable, qu'ils ne font point la guerre à la France, mais seulement à l'empereur Napoléon !
Il renvoie Saint-Aignan.
Metternich est habile. On propose même un Congrès de la Paix. Et l'on m'empêche de mobiliser le peuple, on crée l'espoir de la fin des combats, on utilise contre moi tous ceux, ministres, maréchaux, qui ne veulent plus se battre. On m'isole. Voilà le but.
Mais je peux les démasquer.
Le 20 novembre, il convoque aux Tuileries Caulaincourt, Maret et le général Bertrand. Il a décidé, dit-il, de nommer Caulaincourt, l'homme de la paix, ministre des Relations extérieures à la place de Maret, qui reprend la secrétairerie d'État. Quant au général Bertrand, il sera grand maréchal du Palais.
Il fait quelques pas aux côtés de Caulaincourt.
- À vous de négocier, dit-il.
Caulaincourt est l'un de ceux qui croient que l'on peut conclure un traité avec les coalisés. L'un de ceux qui s'imaginent que les puissances ne veulent pas ma perte, mais seulement me rendre raisonnable ! Qu'elles ne désirent pas mutiler la France mais la respecter ! Alors que Metternich ne rêve que de ma chute pour laisser sur le trône un descendant des Habsbourg. Que les Anglais, avec Castelreagh, poussent vers Paris les Bourbons. Et qu'Alexandre hésite entre l'intronisation de Louis XVIII à Paris ou celle de Bernadotte !
Comment ne voient-ils pas cela, les Caulaincourt, les Saint-Aignan ?
Il trouve sur sa table de travail un exemplaire d'une déclaration des puissances coalisées qui est distribuée dans toute la France par les armées ennemies ou par les bandes royalistes qui commencent à s'organiser dans le Sud. Des milliers de copies de cette Déclaration de Francfort commencent à circuler. Voilà la preuve de la manœuvre politique, s'exclame-t-il en lisant le texte :
« Les puissances alliées ne font point la guerre à la France mais à cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son Empire. Les souverains désirent que la France soit grande, forte et heureuse. »
Il jette à terre cette feuille.
- Quel est l'homme qui convient mieux que moi à la France ? s'exclame-t-il.
Il prend connaissance des propositions dont les Alliés accompagnent cette déclaration. Ils ne parlent déjà plus de frontières naturelles. Ils arrachent la Belgique, la rive gauche du Rhin, la Savoie. C'est la France de 1790, sans aucune des conquêtes de la Révolution, qu'ils proposent.
Il dicte une dépêche à Caulaincourt. Celui-ci, qui va négocier avec les représentants des coalisés, est humilié. Les Alliés l'ignorent même, ne répondant pas aux questions qu'il pose afin de gagner ainsi des jours pendant lesquels, on l'espère, les armées coalisées auront avancé en France.
« Je suis si ému de l'infâme projet que vous m'envoyez que je me crois déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on vous l'ait proposé, lui écrit Napoléon. Vous parlez toujours des Bourbons. J'aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables que de subir les infâmes propositions que vous m'envoyez. »
Comme il l'avait pensé, il ne reste qu'à se battre.
Il me faut « des éperons et des bottes ».
Il va et vient à pas rapides, mains derrière son dos, dans son cabinet de travail des Tuileries. Il reçoit une dépêche du télégraphe. Il a une expression de mépris et de colère : « La populace d'Amsterdam s'est insurgée », dit-il, Guillaume d'Orange vient d'arriver dans la ville. Il a été acclamé par la foule.
Ce sont les mêmes Hollandais qui m'avaient crié leur admiration ! Pourquoi, comment faire confiance aux hommes ?
Les Anglais débarquent en Toscane, et Murat signe un traité avec l'Autriche, lance à ses soldats une proclamation où il me calomnie, m'insulte, lui, l'époux de ma sœur, lui que j'ai fait roi. « L'Empereur ne veut que la guerre, écrit Murat. Je sais qu'on cherche à égarer le patriotisme des Français qui servent dans mon armée, comme s'il y avait encore de l'honneur à servir la folle ambition de l'empereur Napoléon à lui assujettir le monde ! »
Voilà ce que dit Murat !
Et à Paris, les députés du Corps législatif votent par 223 voix contre 51 l'impression d'un rapport qui exprime les mêmes opinions. Eux qui, comme Murat, ont tiré profit de l'Empire ! Murat a au moins l'excuse d'avoir risqué sa vie, mais eux, rats dans le fromage, ils osent approuver un texte qui condamne une « guerre barbare... Il est temps, disent-ils, que l'on cesse de reprocher à la France de vouloir porter dans le monde entier les torches révolutionnaires ».
Moi ! moi, qui ai mis fin ici aux incendies, moi qui ai tenté d'apporter partout le code civil, moi qui ai refusé de déchaîner la guerre paysanne en Russie.
Il s'écrie :
« Le Corps législatif, au lieu d'aider à sauver la France, concourt à précipiter sa ruine, il trahit ses devoirs ; je remplis les miens, je le dissous. »
Il se calme, reprend la phrase, dicte :
« Tel est le décret que je rends, et si l'on m'assurait qu'il doit, dans la journée, porter le peuple de Paris à venir en masse me massacrer aux Tuileries, je le rendrais encore : car tel est mon devoir. Quand le peuple français me confia ses destinées, je considérai les lois qu'il me donnait pour le régir : si je les eusse crues insuffisantes, je n'aurais pas accepté. Qu'on ne pense pas que je suis un Louis XVI. »
Mais ces députés qui me rejettent, les voici, ce 1er janvier 1814, devant moi, pour me présenter servilement leurs vœux ! Je leur avais dit, en m'adressant à eux dès mon retour : « Tout a tourné contre nous, la France serait en danger sans l'énergie et l'union des Français ! » Mais peu leur importe ! Ils tremblent. Ils m'accusent. Dans leur rapport, l'un d'eux, Lainé, parle de ma « fatale ambition qui depuis vingt ans nuit à l'Europe ». Et il loue « la royale couronne des lys ».
Tout à coup, Napoléon se dirige vers eux, se place au milieu du groupe qu'ils forment.
- Que voulez-vous ? Vous emparer du pouvoir ? Mais qu'en feriez-vous ? Et d'ailleurs, que faut-il à la France en ce moment ? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est un général.
Il passe devant chacun d'eux, le visage méprisant, les yeux étincelants.
- Y en a-t-il un parmi vous ? Et puis, où est votre mandat ? Je cherche donc vos titres et je ne les trouve pas.
Il hausse les épaules, montre le siège impérial placé sur une estrade.
- Le trône lui-même n'est qu'un assemblage de quatre morceaux de bois doré recouvert de velours. Le trône est un homme, et cet homme, c'est moi, avec ma volonté, mon caractère, ma renommée.
D'un pas vif, il regagne l'estrade.
- C'est moi qui puis sauver la France, ce n'est pas vous !
Puis, brusquement, il revient vers eux.
- Si vous avez des plaintes à élever, il fallait attendre une autre occasion, que je vous aurais offerte moi-même... L'explication aurait eu lieu entre nous, car c'est en famille, ce n'est pas en public, qu'on lave son linge sale. Loin de là, vous avez voulu me jeter de la boue au visage. Comment pouvez-vous me reprocher mes malheurs ? Je les ai supportés avec honneur parce que j'ai reçu de la nature un caractère fort et fier et si je n'avais pas cette fierté dans l'âme, je ne me serais pas élevé au premier trône de l'univers.
Il crie :
- Je suis, sachez-le, un homme qu'on tue mais qu'on n'outrage pas !
Puis il ajoute, d'une voix tout à coup calme :
- La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin de la France. Retournez dans vos départements. Allez dire à la France que, bien qu'on lui en dise, c'est à elle que l'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende non pas ma personne, mais son existence nationale. Bientôt, je vais me mettre à la tête de l'armée, je rejetterai l'ennemi, je conclurai la paix quoi qu'il puisse coûter à ce que vous appelez mon ambition...
Ils se taisent tous. Ils ont les visages lugubres de ceux qui subissent. Ils n'acceptent pas mon énergie, ma détermination. Que puis-je faire avec eux ?
Mais comment ne pas agir ?
Les Autrichiens s'approchent de Dijon, les Russes de Toul. Ils s'apprêtent à franchir la Marne.
- Il me manque deux mois, dit-il à Pasquier, le préfet de Police de Paris. Si je les avais eus, ils n'auraient pas passé le Rhin. Cela peut devenir sérieux, mais je ne puis rien seul. Si l'on ne m'aide pas, je succomberai, on verra alors si c'est à moi que l'on en veut.
Il pense à Talleyrand, qui continue de rassembler tous ceux qui s'apprêtent à rejoindre la coalition. Arrêter le « Blafard », le faire enfermer au château de Vincennes ou même fusiller ? Il a un geste d'indifférence. Que faudrait-il faire alors de ces préfets qui n'appliquent pas les consignes que je leur transmets ? De tous ceux qui répandent le Manifeste que vient de lancer Louis XVIII ?
Il le montre à Pasquier. Voilà ce que dit le Bourbon :
« Recevez en amis ces généreux Alliés, ouvrez-leur les portes de vos villes, prévenez les coups qu'une résistance criminelle et inutile ne manquerait pas d'attirer sur vous, et que leur entrée en France soit accueillie avec les accents de la joie ! »
Ils osent écrire cela. Et certains applaudissent.
Il regarde longuement Pasquier.
- Celui qui me refuse ses services aujourd'hui, dit-il, est nécessairement mon ennemi.
Puis, changeant de ton, il questionne :
- Eh bien, monsieur le Préfet, que dit-on dans cette ville ? Sait-on que les armées ennemies ont décidément passé le Rhin, qu'elles comptent de trois cent mille à quatre cent mille hommes ?
- On ne doute pas que Votre Majesté ne parte incessamment pour se mettre à la tête de ses troupes et ne marche à la rencontre de l'ennemi.
- Mes troupes, mes troupes ! s'exclame-t-il. Est-ce qu'on croit que j'ai encore une armée ? La presque totalité de ce que j'avais ramené d'Allemagne n'a-t-elle pas péri de cette affreuse maladie qui est venue mettre le comble à mes désastres ? Une armée ! Je serai bien heureux si dans trois semaines d'ici je parviens à réunir trente ou quarante mille hommes ! Mais...
Il s'interrompt, secoue la tête.
- Mais les chances les plus malheureuses de la guerre ne me feraient jamais consentir à ratifier ce que je regarderais comme un déshonneur et la France comme une opprobre.
Il répète à voix basse : « des éperons, des bottes », lorsqu'il se présente le dimanche 2 janvier devant le Sénat.
Il veut, dit-il, que les sénateurs deviennent des commissaires extraordinaires envoyés dans les départements. Il se souvient de ces représentants en mission qu'il avait connus à Toulon, à Nice, à l'armée d'Italie, et qui ranimaient le courage des soldats. Car il faut décréter une « levée générale populaire » et, puisque les Russes et les Prussiens sont entrés en Alsace, il faut nommer « un général de l'insurrection alsacienne ».
Les sénateurs l'écoutent avec émotion. Il descend de la tribune, continue sur un ton familier :
- Je ne crains pas de l'avouer, dit-il, j'ai trop fait la guerre, j'avais formé d'immenses projets, je voulais assurer à la France l'Empire du monde. Je me trompais. Il aurait fallu appeler la nation tout entière aux armes et, je le reconnais, l'adoucissement des mœurs ne permet pas de convertir toute une nation en un peuple de soldats !
Il s'assied familièrement parmi les sénateurs.
- Je dois expier le tort d'avoir compté sur ma fortune, continue-t-il, et je l'expierai, c'est moi qui me suis trompé, c'est à moi de souffrir, ce n'est point à la France. Elle n'a pas commis d'erreurs, elle m'a prodigué son sang, elle ne m'a refusé aucun sacrifice...
On l'entoure, on l'acclame.
Il conclut d'une voix forte que, puisque certains départements sont déjà occupés : « J'appelle les Français au secours des Français. Les abandonnerons-nous dans leur malheur ? Paix et délivrance de notre territoire doit être notre cri de ralliement. »
A-t-il convaincu ? Les rapports de police indiquent que « la consternation est à Paris ». Et il ressent la même atmosphère aux Tuileries.
Il entre dans l'appartement de Marie-Louise. Elle vient vers lui, les yeux pleins de larmes. La reine Hortense est tout aussi éplorée, les traits tirés.
Il faut bien rassurer encore :
- Eh bien, Hortense, on a donc bien peur à Paris ? demande-t-il. On y voit déjà les cosaques. Ah, ils n'y sont pas encore et nous n'avons pas oublié notre métier.
Il se tourne vers Marie-Louise.
- Sois tranquille, ajoute-t-il en riant, nous irons encore à Vienne battre Papa François.
Il s'installe à table, prend le roi de Rome sur ses genoux.
- Allons battre Papa François, chantonne-t-il.
L'enfant répète avec détermination la phrase. Napoléon rit aux éclats.
Puis il convoque Berthier, demande au maréchal, prince de Neuchâtel, de prendre note. Il commence à dicter un plan de concentration des troupes en Champagne pour faire face aux armées de la coalition.
- Il nous faut recommencer la bataille d'Italie, dit-il.
Puis il se tourne vers l'Impératrice et Hortense qui sont restées silencieuses, attentives.
- Eh bien, mesdames, êtes-vous contentes ? Croyez-vous qu'on nous prenne si facilement ?
Mais les Alliés sont à Montbéliard, à Dijon, à Langres. Les maréchaux battent partout en retraite, saisis, semblent-ils, par la panique.
Que font-ils donc ? Où est passé leur courage, leur héroïsme ? Victor abandonne les Vosges, Marmont a déjà évacué la Sarre, Ney livre, sans combat, Nancy à Blücher, Augereau affirme que Lyon ne peut être défendu. Et pourtant, partout les paysans se rebellent contre les troupes étrangères. La guérilla commence, parce que les cosaques violent, pillent, brûlent.
Il dicte des ordres. Il faut se battre.
« Vous sentez combien il est important de retarder la marche de l'ennemi. Employez les gardes forestiers, les gardes nationales, pour faire le plus de mal possible à l'ennemi. »
Il martèle : « Il ne faut jamais faire aucun préparatif pour abandonner Paris, et s'ensevelir sous ses ruines s'il le faut. »
Il ajoute à voix basse : « Si l'ennemi arrive à Paris, il n'y a plus d'Empire. »
Il faut donc tout faire pour qu'il n'y parvienne jamais.
Lui seul peut l'en empêcher. Il doit partir.
Derniers jours, ici, aux Tuileries.
Reviendra-t-il ? Il est dans son cabinet de travail en compagnie du roi de Rome. L'enfant joue. Quel sera son destin ?
J'ai cru qu'avec lui l'avenir de ma dynastie serait assuré. Et me voici, jetant dans la cheminée mes lettres et mes papiers secrets.
Il regarde les flammes réduire en cendres ces documents qui jalonnent l'histoire de sa vie.
Qui peut dire si, demain, l'un de ces souverains étrangers ou un de leurs généraux ne sera pas ici dans mon cabinet, fouillant dans mes portefeuilles, comme je l'ai fait dans le château de la reine Louise de Prusse lorsque je m'apprêtais à entrer dans Berlin ?
C'est le dimanche 23 janvier 1814, il prend par la main le roi de Rome. Marie-Louise tient l'autre main de l'enfant. Ils entrent tous trois dans la salle des maréchaux, où sont rassemblés les officiers des douze légions de la garde nationale de Paris. Ces hommes forment un cercle au centre duquel Napoléon s'avance.
- Messieurs les officiers de la garde nationale, commence-t-il, je compte partir cette nuit pour aller me mettre à la tête de l'armée.
Il perçoit la tension des regards qui convergent vers lui.
- En quittant la capitale, je laisse avec confiance au milieu de vous ma femme et mon fils sur lesquels sont placées tant d'espérances. Je partirai avec l'esprit dégagé d'inquiétude lorsqu'ils seront sous votre garde.
Il les dévisage les uns après les autres.
- Je vous laisse, reprend-il, ce que j'ai au monde de plus cher après la France et le remets à vos soins.
Il sent l'émotion qui le gagne.
- Il pourrait arriver toutefois que par les manœuvres que je vais être obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos murailles. Souvenez-vous que ce ne pourra être l'affaire que de quelques jours et que j'arriverai bientôt à votre secours. Je vous recommande d'être unis entre vous. On ne manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations.
Il soulève son fils, le prend dans ses bras et le promène devant les officiers.
Les cris résonnent dans la salle, font trembler les vitres :
« Vive l'Empereur ! Vive l'Impératrice ! Vive le roi de Rome ! »
Plus tard, il s'est assis près de l'Impératrice. Il fixe l'enfant qui joue à quelques pas.
Quand le reverra-t-il ?
Il se tourne vers Marie-Louise. Elle semble hébétée. Elle a failli s'évanouir quand les officiers de la garde nationale ont lancé leurs cris. Maintenant, elle balbutie :
- Le retour ? demande-t-elle.
- Ma chère amie, dit-il, c'est le secret de Dieu.
Il faudrait qu'il se lève, regagne son cabinet de travail où il doit encore trier des papiers, brûler ce qui reste de sa correspondance secrète, ainsi que les rapports de certains de ses espions. Mais il ne peut bouger. Il voudrait que le temps s'immobilise. Il voudrait fixer dans son regard chaque expression de son fils.
Des dignitaires viennent présenter leurs hommages. Il se ressaisit, se dresse.
- Au revoir, Messieurs, dit-il, nous nous reverrons peut-être.
Peut-être.
S'il perd la partie, il ne reverra plus tous ceux qu'il laisse ici, sa femme, son fils.
Il ne lui restera que la mort.
Et s'il gagne ?
Il ne peut imaginer ce qui adviendra. Mais il ne pourra pas reconquérir l'Europe, reconstituer ce Grand Empire, redevenir l'Empereur des rois. Il le sait. Il n'entrera plus dans Vienne, Moscou, Madrid, Berlin, Varsovie. Cela a eu lieu. Et ne pourra plus être.
Il va se battre le dos au gouffre.
Il jette une poignée de lettres dans la cheminée. Il écrit à Joseph. « Mon aîné. Aîné, lui ! Pour la vigne de mon père, sans doute ! » « C'est une de mes fautes d'avoir cru mes frères nécessaires pour assurer ma dynastie. »
Mais il écrit quelques lignes pour désigner Joseph comme lieutenant général de l'Empire, aux côtés de l'Impératrice, régente.
Joseph, même s'il est incapable, s'il a perdu l'Espagne, Joseph ne m'a pas trahi.
Peut-être.
Mais combien sont les hommes sur qui il peut encore compter ? Ceux du peuple. Mais un peuple qui n'est pas dirigé devient une populace.
Il appelle son secrétaire, dicte une première consigne : faire partir avant cinq heures du matin le pape, et le conduire de Fontainebleau à Rome.
Puis, d'un geste, il indique qu'il veut rester seul.
Quelques papiers encore à détruire. Et voilà qu'il est déjà deux heures du matin.
Il sort de son cabinet, traverse les galeries des Tuileries désertes.
Quand reviendra-t-il ici ? Qui reverra-t-il ?
Il entre dans la chambre de son fils à pas de loup. Dans la pénombre, il aperçoit Mme de Montesquiou. Elle sursaute. Il fait signe à la gouvernante de ne pas bouger, de se taire.
Il s'approche du lit où dort l'enfant.
Il le regarde longuement dans la faible lumière de la veilleuse.
Il se baisse, effleure des lèvres le front de son fils. Puis il s'éloigne.
Dans la cour, la berline et cinq voitures de poste sont alignées. Des généraux et des officiers d'ordonnance forment un groupe sombre.
Il est trois heures du matin, ce mardi 25 janvier 1814.