12.

Il avance au pas sur cette route qui va de Neumarkt à Dresde. Il tient distrairement les rênes. Il se laisse porter par le balancement du cheval. Ses pensées vont et viennent.

Il entend des cris. Des soldats descendent en courant des collines, glissent sur les pentes des talus. « Vive l'Empereur ! » lancent-ils.

Il ne répond pas à leurs acclamations. Elles sont comme une rumeur lointaine qui trouble ses pensées. Depuis que l'armistice est conclu, il hésite. Peut-être a-t-il eu tort de ne pas poursuivre l'ennemi jusqu'à la Vistule. Peut-être s'est-il laissé convaincre malgré lui par ces aboyeurs de la paix à n'importe quel prix que sont Berthier, Caulaincourt, et tous les autres qui chevauchent derrière lui.

Chaque soir, à l'étape, ils le pressent de rentrer le plus vite possible à Dresde, de prendre une voiture, de galoper avec un équipage et d'épargner ainsi sa fatigue. Ils n'aiment plus chevaucher de trois heures du matin à la nuit tombée, se retrouver dans des bivouacs de fortune et prendre encore plusieurs heures durant, sous la dictée, ses ordres.

Ils veulent tous la paix, pour leur repos. Et ils transforment leur fatigue en grande politique.

Il refuse. Il rentre à cheval. Les aubes sont fraîches. Les journées longues. Il voit les soldats et on le voit. Parfois, la population d'une ville l'entoure et l'acclame. Ainsi, ce mardi 8 juin à Görlitz, quand, à la pointe du jour, au moment où il allait partir, le feu a pris dans un faubourg et qu'il a donné des ordres aux troupes pour qu'elles luttent contre l'incendie. Et il a fait verser six mille francs de secours aux sinistrés.

Il s'arrête à Bautzen. Les maisons sont encore pleines de blessés. La ville tout entière semble geindre.

Dans la petite pièce où il a rétabli son cabinet de travail pour la nuit, on lui communique un rapport du maréchal Soult et du général Pradel, le grand prévôt de l'armée. On compterait plus de deux mille soldats blessés à la main droite, des mutilés volontaires selon le rapport. Pradel demande un châtiment exemplaire pour tous ces hommes.

Il a vu ces jeunes soldats, courageux mais souvent désemparés. Il imagine les pelotons d'exécution qu'on lui demande de réunir. La répression n'est juste que si elle est utile. Il convoque Larrey, le chirurgien en chef. Il connaît le dévouement et la franchise de l'homme. Il l'interroge.

- Sire, crie aussitôt Larrey, ces enfants sont innocents, on vous trompe !

Napoléon, le visage penché, écoute. Les soldats, selon Larrey, se blessent involontairement avec leur fusil et blessent souvent leurs camarades placés devant eux dans les formations en carré. Larrey parle avec conviction, avance des témoignages, des preuves.

Napoléon s'arrête devant lui.

- On vous portera mes ordres, dit-il.

Puis il fait quelques pas, ajoute :

- Un souverain est bien heureux d'avoir affaire à un homme tel que vous.

Il ordonne qu'on accorde à Larrey six mille francs en or, une pension de l'État de trois mille livres et une miniature sertie de diamants.

Tout voir. Tout savoir. Tout décider.

De combien d'hommes comme Larrey dispose-t-il encore ? Lannes, Bessières, Duroc, tant d'autres, morts. Et cette dépêche qu'il vient de recevoir et qui rapporte que, dans son gouvernement des provinces illyriennes, Junot a été saisi de crises de démence !

Il se souvient. C'était le siège de Toulon.

Il était capitaine. Junot, sergent.

Ce jeune homme inconnu avait dit en riant, quand un obus avait recouvert de terre l'ordre que je lui dictais : « Tant mieux, nous n'avions pas de sable pour sécher l'encre ! » Junot, dans les jours de misère à Paris, partageant avec moi ses ressources, Junot avec moi à Saint-Jean-d'Acre. Junot que j'assurais, en quittant l'Égypte, « de la tendre amitié que je lui ai vouée ».

C'étaient les mots que j'employais. Junot, fou, qui s'est présenté au grand bal qu'il a organisé à Raguse avec pour tout vêtement ses décorations ! Junot en grand uniforme de gouverneur et conduisant sa voiture à la place du cocher ! Junot qui délire, qu'on enferme, qu'on rapatrie chez lui en Bourgogne.

Junot, pire que mort. Dément.

Napoléon reste assis une partie de la nuit, puis il se redresse, regarde autour de lui, comme s'il sortait d'un long tunnel obscur. Il commence à dicter de sa voix nette les ordres, les dépêches.

« La guerre, écrit-il au général Bertrand, ne se fait qu'avec de la vigueur, de la décision et une volonté constante ; il ne faut ni tâtonner ni hésiter. Établissez une sévère discipline, et, dans les affaires, n'hésitez pas à avoir confiance en vos troupes. »

À cheval, maintenant. Voilà cinq jours que l'on est en route. À cheval, à cheval ! Le jeudi 10 juin 1813, il rentre enfin à Dresde.

« Ma bonne amie, écrit-il à Marie-Louise,

« Je suis arrivé à Dresde à quatre heures du matin. Je me suis logé dans une petite maison du comte Marcolini dans un faubourg qui a un très beau jardin, ce qui m'est très agréable. Tu sais combien le palais du roi est triste. Ma santé est fort bonne. Donne un baiser à mon fils. Tu sais combien je t'aime.

« Nap. »

Il dort plusieurs heures et il lui semble en se réveillant que voilà des jours et des jours qu'il somnole.

Il sort aussitôt dans ce faubourg de Friedrichstadt.

Des soldats vont et viennent, désœuvrés. Croit-on que c'est la paix ?

Il continue à avancer dans la ville. Des groupes de badauds se forment en l'apercevant. Il n'y a pas d'acclamations, mais les gens paraissent saisis, le regardant passer avec un étonnement mêlé d'effroi.

Il se rend auprès du roi de Saxe, qui se précipite vers lui.

« Les bruits les plus fous ont couru, dit le souverain. On a cru Votre Majesté morte. On a assuré que l'on avait placé un mannequin à votre image dans une voiture pour dissimuler votre mort. »

Napoléon sourit. Mort ? Parfois il lui semble en effet qu'une partie de sa vie est morte et qu'il regarde l'autre continuer de chevaucher, d'ordonner, de combattre, d'espérer. Et quelquefois tout lui échappe, et il est absorbé par une sorte de rêverie, comme s'il somnolait, absent à la vie.

Il fait quelques pas dans le salon, tournant le dos au roi de Saxe qui continue de parler, évoquant ces bruits de négociations entre Russes, Prussiens, Autrichiens, Anglais.

Les informateurs du roi, en Autriche et en Prusse, assurent que Londres s'apprête à verser plus d'un million de livres à la Russie, et plus de six cent mille à la Prusse, pour les lier par un traité qui les empêcherait de cesser les combats contre l'empereur sans l'autorisation de Londres. L'Angleterre s'arroge ainsi le droit de dicter ses conditions et de choisir le moment de la paix. L'Autriche serait prête à signer ce traité, mais Metternich voudrait jouer sa propre carte, éviter de livrer l'Europe à l'Angleterre ou à la Russie. Il se présente donc en médiateur. Mais à quoi servent ces négociations de paix ouvertes à Prague, si l'Angleterre dicte sa loi ?

Napoléon se retourne. Il faudrait dire : « C'est une comédie que l'on joue pour me berner ! Et croit-on que je suis dupe ! J'entre dans le jeu pour gagner du temps ! »

Et ce temps, il ne faut pas le perdre. Chaque jour, il inspecte, il dirige des parades, des revues. Dresde doit devenir la place forte de mes armées. Que les grenadiers déboisent les abords de la ville. Qu'on crée des camps militaires sur les collines. Qu'on fortifie les portes. Qu'on élève des palissades.

Il est à cheval de l'aube à la nuit.

« Je suis monté hier à cheval depuis midi à quatre heures. Je suis revenu tout frappé de soleil », écrit-il à Marie-Louise.

Quand il rentre dans son cabinet de travail, les dépêches et les lettres sont déposées sur la table.

Il les lit tout en marchant, parfois il pousse un rugissement de fureur. Il dicte une lettre officielle à la régente, l'impératrice Marie-Louise.

« Madame et chère amie, j'ai reçu la lettre par laquelle vous m'avez fait connaître que vous avez reçu l'archichancelier étant au lit : mon intention est que, dans aucune circonstance et sous aucun prétexte, vous ne receviez qui que ce soit étant au lit. Cela n'est permis que passé l'âge de trente ans ! »

La colère ne le quitte plus. Toutes ces dépêches l'irritent.

Savary, le ministre de la Police, multiplie les rapports sur l'état d'esprit de l'opinion. Elle voudrait la paix, selon lui. On compterait des dizaines de milliers de réfractaires, et ce serait dans l'Ouest et dans le Midi une menace pour l'ordre et la sécurité. Des bandes hostiles se constitueraient dans les forêts. Savary craint les jacobins. Mais mes espions signalent les activités des Chevaliers de la Foi, des royalistes qui complotent ici et là, créent des sociétés secrètes.

Seulement Savary, comme tous les repus, veut que je dépose les armes ! Il veut la paix, comme tous les ventres ronds, peu importe les conditions !

« Le ton de votre correspondance ne me plaît pas, écrit-il à Savary. Vous m'ennuyez toujours du besoin de la paix. Je connais mieux que vous la situation de mon Empire... Je veux la paix et j'y suis plus intéressé que personne : vos discours là-dessus sont donc inutiles ; mais je ne ferai pas une paix qui serait déshonorante ou qui nous ramènerait une guerre plus acharnée dans six mois. »

Savary va vouloir me convaincre comme essaient de le faire Caulaincourt et Berthier.

« Ne répondez pas à cela, reprend-il pour Savary. Ces matières ne vous regardent pas, ne vous en mêlez pas ! »

Il s'exclame, levant les bras dans un mouvement de colère :

- Le ministre de la Police paraît chercher à me rendre pacifique. Cela ne peut avoir aucun résultat et me blesse, parce que cela supposerait que je ne suis pas pacifique.

Il ajoute, plus haut encore :

- Je ne suis pas un rodomont, je ne fais pas de la guerre un métier, et personne n'est plus pacifique que moi !

Il sort presque chaque soir, quelques heures. Il faut qu'il se montre. Il préside un grand dîner, conduit ses invités au théâtre, ouvrant le cortège, la reine de Saxe à son bras. Quelquefois il se rend à l'Opéra, ou bien au petit théâtre qu'il a fait aménager dans son palais, cette « petite maison » Marcolini, comme il aime à dire.

Il a demandé qu'on invite quelques comédiens français à se rendre à Dresde.

« Je désire assez que cela fasse du bruit dans Paris, et donc à Londres et en Espagne, en y faisant croire que nous nous amusons à Dresde. La saison est peu propre à la comédie, ajoute-t-il d'une voix amère, il ne faut donc envoyer que six ou sept acteurs tout au plus. »

Parmi eux, Mlles Georges, Mars, Bourgoing. Il les a connues si jeunes et si belles. Il reçoit quelquefois, après la représentation, Mlle Georges. Il bavarde avec elle, plaisante, rit, et durant quelques minutes l'insouciance l'emporte loin de Dresde. Puis tout retombe. Elle a le visage et le corps lourds. Et il est las.

Au théâtre, d'ailleurs, souvent, il somnole, se réveillant en sursaut, regardant autour de lui si on l'a surpris.

Mais une fois dans ses appartements, dans l'aile droite du palais du comte Marcolini, il ne dort pas. Les fenêtres sont ouvertes. Il fait chaud. Parfois on entend les voix de soldats qui chantent, et les pas des chevaux d'une patrouille qui résonnent sur les pavés. Souvent un orage éclate.

Il retourne à son cabinet de travail, se penche sur les cartes préparées par Bacler d'Albe.

Si l'Autriche entre dans le conflit, elle déversera sur les champs de bataille plusieurs centaines de milliers d'hommes. Il faudra tenir Dresde et la ligne de l'Elbe.

Il se redresse.

Au sud, il y aura les Autrichiens, les Russes et les Prussiens seront au centre, et Bernadotte au nord. Car toutes les dépêches confirment que Bernadotte a débarqué en Poméranie avec vingt-cinq mille Suédois. Il est accompagné de Moreau, revenu des États-Unis, pour aider à ma perte, lui qui n'avait pu m'abattre du temps de Cadoudal. Et aux côtés d'Alexandre, à son service, se trouve Pozzo di Borgo, mon ennemi du temps d'Ajaccio. C'est lui que le tsar a envoyé auprès de Bernadotte pour l'acheter, lui promettre le trône, mon trône, une fois que j'en serai tombé ! Ils sont tous là, mes ennemis depuis mes origines !

Et c'est l'Angleterre qui paie en livres sterling comme hier elle payait les assassins chargés de me poignarder ! Comme aujourd'hui elle offre à Murat le pouvoir en Italie et de l'argent s'il m'abandonne. Et la bonne bête est tentée !

Et l'on voudrait que je croie à la possibilité de la paix !

Comment pourrait-il dormir ? Alors qu'on prépare son exécution ! Et imagine-t-on qu'il va se laisser étrangler ? Jusqu'au dernier moment il fera ce qu'il doit ! Et d'ailleurs, rien n'est joué, même si jamais il n'a eu à affronter une situation aussi difficile.

Mais voilà un défi digne de ma vie !

Tout ou rien. Telle est la mise.

Il se détend, s'assied. C'est le moment où il peut écrire :

« Il fait très chaud ici, tous les soirs un orage. Donne deux baisers à mon fils. Je voudrais bien que tu fusses ici, mais cela n'est pas convenable. Addio, mio amore.

« Nap. »

Mais il se reprend. Il ne peut jamais s'abandonner longtemps. Il est celui qui doit aussi réprimander, flatter, diriger. Même Marie-Louise. Et elle se plaint des lettres officielles sévères qu'il lui a adressées. Il faut donc la consoler.

« Tu ne dois pas avoir de chagrin de ce que je t'écris, parce que c'est pour te former et pour l'avenir, car tu sais que je suis content de toi et que même tu ferais quelque chose qui ne me conviendrait pas, je le trouverais tout simple. Tu ne peux jamais rien faire qui me fâche, tu es trop bonne et trop parfaite pour cela, mais je continue, car je vois quelque chose qui n'est pas mon opinion, à te le dire, sans que tu en aies de la peine. »

Il pose la plume.

Peut-être était-ce une faute que d'épouser la descendante des Habsbourg, cette Autrichienne ?

Demain il reçoit Metternich, l'ennemi, le conseiller écouté de l'empereur d'Autriche, père de ma femme.

Quel destin que ma vie !

Il a posé sur la table la lettre de l'empereur François Ier, que Metternich vient de lui remettre. Il dévisage le diplomate autrichien, cet homme au maintien plein de morgue qui fut le principal artisan du mariage avec Marie-Louise. Il a eu de l'estime pour l'intelligence et l'habileté de ce prince.

Mais peut-être Metternich n'est-il qu'un de ces hommes qui confondent mensonge et grande politique.

Napoléon va vers lui d'un pas lent.

- Ainsi, vous voulez la guerre, dit-il d'une voix calme. C'est bien, vous l'aurez. J'ai anéanti l'armée prussienne à Lützen ; j'ai battu les Russes à Bautzen ; vous voulez avoir votre tour. Je vous donne rendez-vous à Vienne.

Il s'immobilise en face de Metternich.

- Les hommes sont incorrigibles, reprend-il, les leçons de l'expérience sont perdues pour eux. Trois fois, j'ai rétabli l'empereur François sur son trône ; je lui ai promis de rester avec lui tant que je vivrais ; j'ai épousé sa fille ; je me disais alors : « tu fais une folie » ; mais elle est faite.

Il élève la voix.

- Je la regrette aujourd'hui.

Il ne regarde pas Metternich, qui parle de la paix dont le sort serait entre mes mains.

- Pour assurer cette paix, poursuit Metternich, il faut que vous rentriez dans les limites qui seront compatibles avec le repos commun ou que vous succombiez dans la lutte.

- Eh bien, qu'est-ce donc qu'on veut de moi, que je me déshonore ? reprend-il d'une voix forte. Jamais ! Je saurai mourir. Vos souverains, nés sur le trône, peuvent se laisser battre vingt fois et rentrer toujours dans leurs capitales, moi, je ne le peux pas ! J'ai conscience de ce que je dois à un brave peuple qui, après des revers inouïs, m'a donné de nouvelles preuves de son dévouement et la conviction qu'il a que moi seul, je puis le gouverner. J'ai réparé les pertes de l'année dernière ; voyez donc mon armée.

- C'est précisément l'armée qui désire la paix, murmure Metternich.

- Non, ce n'est pas l'armée, ce sont mes généraux qui veulent la paix. Je n'ai plus de généraux. Le froid de Moscou les a démoralisés !

Il a un geste de mépris. Il rit.

- Mais je puis vous assurer qu'au mois d'octobre prochain, nous nous verrons à Vienne.

Il marche dans la pièce. Il faut que cette certitude l'habite, mais il doit se contraindre pour rire avec assurance.

- La fortune peut vous trahir, dit Metternich, comme elle l'a fait en 1812. J'ai vu vos soldats, ce sont des enfants. Quand cette armée d'adolescents que vous appelez sous les armes aura disparu, que ferez-vous ?

Napoléon baisse la tête, marche vers Metternich, les dents serrées.

- Vous n'êtes pas un soldat ! crie-t-il. Et vous ne savez pas ce qui se passe dans l'âme d'un soldat. J'ai grandi sur les champs de bataille. Vous n'avez pas appris à mépriser la vie d'autrui et la vôtre quand il le faut.

Il pense à Lannes, à Bessières, à Duroc. Il a mal, à ce souvenir de la mort de ses proches, de tous ces morts qui tendaient leurs bras sous la neige de la Moskova.

- Un homme comme moi se soucie peu de la vie..., commence-t-il.

Il s'interrompt. Il jette son chapeau dans un coin du salon avec violence. Il méprise Metternich qui fait mine de se préoccuper du sort des hommes et qui, derrière son masque hypocrite et ses propos miséricordieux, les envoie par centaines de milliers à la mort, et calcule les profits qu'il peut en tirer.

- Un homme comme moi, crie Napoléon, se soucie peu de la mort de deux cent mille hommes !

Voilà la vérité des chefs de guerre, sans mensonge, la vérité inhumaine de ce que sont ceux qui gouvernent, et qu'un Metternich n'avouera jamais.

Il ramasse son chapeau.

Je n'ai rien de commun avec ces gens-là. J'ai cru m'en faire des alliés. Ce ne sont que des rapaces.

- Oui, dit-il en marchant dans le salon, j'ai fait une bien grande sottise en épousant une archiduchesse d'Autriche.

- Puisque Votre Majesté veut connaître mon opinion, dit Metternich, je dirai très franchement que Napoléon « le conquérant » a commis une faute.

- Ainsi l'empereur François veut détrôner sa fille ?

- L'Empereur ne connaît que ses devoirs, dit Metternich.

Voilà ce que sont les princes bien-nés. Ils livrent leurs filles à un conquérant, puis l'abandonnent !

Napoléon arrête Metternich qui continue de parler.

- En épousant une archiduchesse, dit-il, j'ai voulu unir le présent et le passé, les préjugés gothiques et les institutions de mon siècle, je me suis trompé et je sens aujourd'hui toute l'étendue de mon erreur.

Il reconduit Metternich.

- Je n'ai pas l'espoir d'atteindre le but de ma mission, murmure Metternich.

Napoléon lui tape l'épaule.

- Eh bien, savez-vous ce qui arrivera ? Vous ne me ferez pas la guerre.

- Vous êtes perdu, Sire, reprend Metternich, j'en avais le pressentiment en venant ici ; maintenant que je m'en vais, j'en ai la certitude.

Napoléon est seul dans le salon. Il a passé toute l'après-midi de ce samedi 26 juin 1813 en compagnie de Metternich.

Il y aura la guerre, bien sûr. Comment un Metternich pourrait-il accepter que j'existe dès lors que je suis affaibli ? Passé, présent, l'un ou l'autre. J'ai cru marier les deux, c'est une faute.

Il appelle Caulaincourt. Il fait prolonger l'armistice jusqu'au 10 août afin de retarder l'engagement de l'Autriche.

Caulaincourt plaide une fois encore pour l'acceptation de toutes les exigences autrichiennes. Céder le grand-duché de Varsovie, abandonner l'Allemagne et même l'Italie. Et ce ne serait pas assez, puisque l'Angleterre est maîtresse du moment et des conditions de la paix. Mais Caulaincourt et les autres sont si désireux de traiter qu'ils ne voient plus rien.

- Vous exigez que je défasse moi-même mes culottes pour recevoir le fouet ! crie Napoléon. C'est par trop fort, vous voudriez me mener à la baguette ! Croyez-vous donc que je n'aime pas le repos autant que vous ? que je sente moins que vous le besoin de la paix ? Je ne me refuse à rien de raisonnable pour arriver à la paix, mais ne me proposez rien de honteux, puisque vous êtes français !

Mais le sont-ils encore ? On m'assure que Caulaincourt a commencé ses discussions avec les plénipotentiaires ennemis en leur disant : « Je suis tout aussi européen que vous pouvez l'être, ramenez-nous en France par la paix ou par la guerre et vous serez bénis par trente millions de Français. »

Traître !

Mais qui d'autre puis-je utiliser ? Et quelle importance, puisque tout se décidera sur le champ de bataille ? Que Caulaincourt parle, négocie, me vende. Tant que j'aurai une armée, qu'on vienne me prendre !

Allez, Caulaincourt, armistice jusqu'au 10 août, cherchez à savoir ce qu'ils veulent de moi !

Il écrit à Marie-Louise.

« Ma bonne amie, j'ai causé bien longtemps avec Metternich, cela m'a fatigué. Metternich me paraît fort intrigant et fort mal conduire Papa François. Cet homme n'a pas assez de tête pour sa position.

« Mille choses aimables.

« Nap. »

Tout est calme en apparence. Il parcourt la campagne à cheval. Les journées sont chaudes et orageuses. Il visite les bivouacs des troupes, les places fortes. Il passe en revue les troupes saxonnes.

Qui peut dire si elles ne retourneront pas leurs fusils contre moi ?

Dans cette partie du tout ou rien, je dispose de cartes mais leur valeur réelle dans le jeu est incertaine. Où est l'enthousiasme de ceux qui m'entourent ?

Voici Fouché, que j'ai convoqué à Dresde pour lui confier le gouvernement des provinces illyriennes en lieu et place de ce pauvre fou de Junot.

Je le reçois le 2 juillet 1813. Il sait depuis hier, comme moi, que Wellington a remporté il y a dix jours une victoire éclatante à Vitoria, et qu'il ne s'agit plus de conserver l'Espagne mais de défendre la frontière des Pyrénées.

J'ai demandé au maréchal Soult d'aller prendre le commandement, et j'ai retiré à mon frère Joseph tous les pouvoirs. Et voilà que la maréchale Soult, qui s'imaginait pavaner à Dresde en grand équipage, vient protester. Son mari est fatigué de guerroyer en Espagne, dit-elle.

« Madame, je ne vous ai point demandée pour entendre vos algarades. Je ne suis point votre mari, et si je l'étais vous vous comporteriez autrement. Songez que les femmes doivent obéir ; retournez à votre mari et ne le tourmentez plus ! »

Voilà ce qu'il me faut dire aussi ! Voilà l'état d'esprit de mes maréchaux et de leurs femmes !

Et maintenant, Fouché qui me conseille comme Berthier ou Caulaincourt de céder. Comment ne comprend-il pas, lui, qu'on ne veut pas obtenir de moi certains territoires de l'Empire mais tout ce qui fait l'Empire, et ma personne, ma dynastie en sus ?

- Il s'agit pour moi du salut de l'Empire, explique-t-il à Fouché. Il est fâcheux, monsieur le duc d'Otrante, qu'une fatale disposition au découragement domine ainsi les meilleurs esprits. La question n'est plus dans l'abandon de telle ou telle province. Il s'agit de notre suprématie politique, et pour nous l'existence en dépend.

Mais sans doute Fouché et la plupart de mes proches pensent-ils déjà qu'en en finissant avec moi, ils sauveront leurs biens, leurs titres et même leurs fonctions ? Qui sait jusqu'où est allée leur agile pensée ? Ces hommes de la Révolution ont tant vu rouler de trônes, pourquoi pas le mien ? Mais je n'ai qu'eux pour gouverner, conduire l'armée, négocier.

L'attente de la guerre est toujours longue. Napoléon passe la plupart de ses soirées au théâtre. Mais ni la fatalité qui pèse sur œdipe, ni Les Jeux de l'amour et du hasard, ni les conversations tardives avec Mlle Georges, ne le distraient longtemps.

Il ne veut négliger aucun atout.

Il veut ainsi la présence de Marie-Louise près de lui, introduire un grain de sable de plus dans les conversations qui se déroulent à Prague et dont il n'attend rien, dont il ne veut rien, sinon gagner du temps.

« Mon amie, lui écrit-il, je désire te voir. Tu partiras le 22, tu iras coucher à Châlons, le 23 à Metz, le 24 à Mayence où je viendrai te voir. Tu voyages avec quatre voitures au premier service, quatre voitures au second, quatre au troisième. Tu mènes la duchesse, deux dames, un préfet du Palais, deux chambellans, deux pages, un médecin... Prépare tout cela. Le comte Gafarelly commandera les escortes et prendra la route. Tu instruiras l'archichancelier de tout cela. Adieu, mon amie. Tu auras le temps de recevoir de mes nouvelles encore avant ton départ. Tout à toi.

« Nap. »

Il arrive à Mayence le lundi 26 juillet, à vingt-trois heures. Il est parti la veille à trois heures du matin. Il a roulé jour et nuit.

Il surprend Marie-Louise. Elle peut à peine ouvrir les yeux dans un visage gonflé par la fatigue et le rhume. En quatre jours, explique-t-elle en s'excusant, à peine si elle a pu dormir dix heures. Elle a la migraine. Il lui prend le bras et s'enferme avec elle pour ce qui reste de la nuit.

Il est au travail dès l'aube du lendemain. Il dicte des dizaines de lettres et d'ordres. Et puis il faut recevoir les petits princes de la Confédération qui viennent constituer une Cour curieuse, à laquelle il faut donner le change, offrir des dîners et des spectacles.

Souvent, à table, le silence tout à coup le fait sursauter. Il reprend conscience qu'il est assis là, en face de Marie-Louise, et qu'on attend respectueusement qu'il parle, alors qu'il a dans la tête des mouvements de troupes, des phrases qu'il doit dicter.

Il dit quelques mots. Il n'entend pas la réponse. Il s'enfonce à nouveau en lui-même.

Il s'éloigne au bras de l'Impératrice. Il ne veut pas l'inquiéter. Elle n'est pas responsable de la politique de son père et de Metternich. Il l'accompagne en promenade sur le Rhin, à Wiesbaden, à Cassel, à Biberich. Il fait chaud. Il écoute ces voix de femmes, joyeuses, aiguës. Et il a dans sa tête le roulement sourd des tambours et le grondement des canons.

Mais il sourit. Il doit paraître insouciant, sûr de lui.

La veille de son départ pour Dresde, le samedi 31 juillet, il dit à Marie-Louise :

- La paix se ferait si l'Autriche ne voulait pêcher en eau trouble. L'Empereur est trompé par Metternich, qui s'est vendu pour de l'argent aux Russes, c'est d'ailleurs un homme qui croit que la politique consiste à mentir.

Elle paraît accablée. Elle va écrire à l'Empereur une nouvelle fois.

- S'ils veulent me prescrire des conditions honteuses, je leur ferai la guerre, dit-il. L'Autriche paiera le tout. J'en serai fâché par la peine que je te ferai mais il faut bien repousser l'injustice !

Mais tout à coup, il change de ton. Il faut, dit-il d'une voix pressante, qu'une fois rentrée en France, elle visite l'arsenal de Cherbourg. Il veillera à l'organisation de son voyage.

Il faut qu'on sache à Paris, à Londres, qu'une fois la coalition continentale vaincue, il en terminera avec l'Angleterre et qu'il s'en donne déjà les moyens maritimes. Il voit les yeux effarés de Marie-Louise.

Il faut croire, il faut croire que tout cela est possible.

Il se laisse aller dans la berline qui roule vers Dresde. Il pleut à verse ce dimanche 1er août. Il fait une halte à Würzburg, chez le général Augereau, qui parle aussi de paix, de repli des troupes sur le Rhin, d'abandon, donc, des places fortes de l'Elbe !

Où trouverai-je un général résolu ?

Dans la berline, il écrit.

« Ma bonne Louise,

« J'ai été bien triste toute la nuit, je m'étais accoutumé à être avec toi, cela est si doux ! Et je me suis trouvé tout seul. Espérons que sous un mois nous nous rejoindrons pour longtemps.

« Adieu, ma bonne amie, aime-moi, et aie bien soin de toi. Ton fidèle époux,

« Nap. »

Il arrive à Dresde le mercredi 4 août 1813. Il est neuf heures. La pluie a cessé. Il s'installe dans le cabinet de travail. Du jardin du palais Marcolini montent les bruits de l'été et l'odeur de la terre et des feuilles mouillées par l'orage de la nuit.

Il lit la première lettre. Il se lève. Il va à la fenêtre. Au-dessous de lui, il y a la voûte brillante des arbres dont chaque feuille est couverte de gouttelettes. Il reste longuement ainsi penché, puis il retourne à la table, relit la nouvelle.

Junot s'est jeté de la fenêtre de son château de Bourgogne où il s'était retiré. Il est mort.

Lannes, Bessières, Duroc, Junot, et tant d'autres avant eux. Il se souvient de Muiron, tombé il y a si longtemps pour lui sauver la vie sur le pont d'Arcole, recevant les balles à sa place.

Il avait vingt-deux ans. J'en ai quarante-quatre dans quelques jours.

Il reste toute cette journée dans le palais Marcolini.

Il ne dort pas. Il est debout à l'aube. Il veut savoir où en sont les négociations de Prague. Les plénipotentiaires français, explique Maret, le ministre des Relations extérieures, n'ont même pas été reçus. Caulaincourt se traîne aux pieds de Metternich, en vain. On ne peut savoir ce qu'ils exigent de nous.

Napoléon murmure : « Tout. »

Il faut donc les prendre à leur propre piège, leur demander la notification officielle de leurs propositions.

Et les accepter. Pourquoi pas ? Que risque-t-on ? De discuter longtemps.

Il n'a aucune illusion. L'Angleterre exigerait davantage encore. Les traités qu'elle a signés avec la Prusse et la Russie, les sommes qu'elle leur a versées la font maîtresse du jeu. Quant à l'Autriche, elle s'est liée avec eux.

Alors ? Attendre et préparer la guerre.

Il visite les fortifications de Dresde. Il préside le 10 août à une grande revue de quarante mille hommes pour la célébration de sa fête. Parce qu'il en est sûr, le 15 août, il ne sera déjà plus question de défiler mais de se battre.

« Ma bonne amie. L'armée a célébré aujourd'hui ma fête, j'ai eu une très belle parade de quarante mille hommes. Le roi et les princes de Saxe y ont assisté. Ce soir, je vais au banquet de la Cour, et après au feu d'artifice. Le temps est heureusement au beau. Ma santé est fort bonne. Je suppose que tu partiras le 17 pour Cherbourg. Je désire que tu t'amuses bien. Tu me diras ce que tu as vu. Adieu, mon amie. Tout à toi.

« Nap. »

Et ce qu'il a prévu survient.

Un envoyé de Caulaincourt, hors d'haleine, annonce que Metternich a déclaré clos le congrès de Prague, le mercredi 11 août à zéro heure. Et Metternich a refusé de prendre connaissance des réponses de Napoléon à ses propositions.

Messieurs de la paix à tout prix, vous faut-il une autre preuve ?

Il se tourne vers Maret.

- Ce n'est pas à la cession d'une portion quelconque de notre territoire ne portant pas atteinte à la force de l'Empire qu'a tenu la question de la paix ou de la guerre. Mais à la jalousie des puissances, à la haine des sociétés secrètes, aux passions fomentées par les artifices de l'Angleterre.

Il fait quelques pas dans le salon.

- Je n'ai pas la nouvelle que l'Autriche m'ait déclaré la guerre, mais je suppose que j'en recevrai la nouvelle dans la journée.

Elle n'arrive que le jeudi 12 août 1813.

Il fustige d'une voix dure mais sans passion les folles prétentions. de l'Autriche et son infâme trahison.

Je suis pourtant l'époux de la fille de l'Empereur, et le roi de Rome est son petit-fils, mais qu'importe à ces gens-là !

Il dicte quelques lignes à Cambacérès : « Je désire que l'Impératrice fasse son voyage à Cherbourg et que ce ne soit qu'à son retour qu'elle apprenne tout cela. »

Puis il prend la plume, ce 12 août, et il dit à Marie-Louise :

« Ne te fatigue pas et va doucement. Tu sais combien ta santé m'est précieuse. Écris-moi en détail. Ma santé est bonne. Le temps est très beau. La chaleur a repris le dessus. Addio, mio bene, deux baisers à ton fils. Tout à toi,

« Nap. »

Ils sauront tous bien assez tôt, tous, elle, mon fils, les Français, que la guerre a recommencé !

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