17.
Combattre. Vaincre.
Il répète ces deux mots aux maréchaux rassemblés dans le grand salon de la préfecture de Châlons où il vient d'arriver. Il les regarde avec insistance : Berthier, Kellermann, Ney, Marmont, Oudinot, Mortier. Ils sont grâce à lui prince de Neuchâtel, duc de Valmy, prince de la Moskova, duc de Raguse, duc de Reggio, duc de Trévise - titres flamboyants qu'ils veulent conserver et dont ils veulent jouir. Mais sont-ils encore prêts à conduire des troupes à l'assaut, à charger à la tête de leurs escadrons, à risquer leur vie ? Ney et Berthier font une triste figure. Victor, duc de Bellune, parle des fuyards qui encombrent déjà les routes, de ces conscrits qu'on a à peine vêtus d'uniformes disparates, qui ne savent pas se servir d'un fusil, qui n'ont jamais subi un tir d'artillerie ou une charge de cavalerie et qui ne sont d'ailleurs que quelques milliers, face à des centaines de mille.
Combattre, vaincre, dit à nouveau Napoléon.
Il entraîne les maréchaux jusqu'aux cartes déroulées sur une table devant la cheminée. Il dit que tout au long de la route entre Paris et Châlons, à chaque étape, à Château-Thierry, à Dormans, à Épernay où il a déjeuné, la foule s'est rassemblée, a crié : « Vive l'Empereur ! » Il a vu les hommes de la garde nationale prendre partout les armes. Et déjà, les paysans se soulèvent ici et là dans les départements occupés par l'ennemi. Les pillages, les viols commis par les cosaques et les Prussiens vont entraîner une guérilla des « blouses bleues ».
Il s'arrête, le dos à la table, faisant face aux maréchaux. Que ceux qui étaient avec lui en Italie ou en Égypte se souviennent, dit-il. Ils avaient peu d'hommes. Mais ils ont battu l'ennemi à chaque fois. Qu'ils se rappellent ce principe : « La stratégie, martèle-t-il d'une voix lente, est la science de l'emploi du temps et de l'espace. Je suis pour mon compte moins avare de l'espace que du temps. Pour l'espace, nous pouvons toujours le regagner. Le temps perdu, jamais ! »
Il se tourne, se penche sur les cartes. Voilà la faute ennemie. Les armées coalisées ne se sont pas rassemblées. L'une, l'armée de Silésie, commandée par Blücher, débouche de Saint-Dizier et descend la Marne. L'autre, l'armée de Bohême, aux ordres de Schwarzenberg, avance sur Troyes en longeant la Seine.
Napoléon pointe le doigt entre les deux armées. Il faut battre successivement l'armée de Blücher puis celle de Schwarzenberg ; aller de l'une à l'autre. Des « vieilles moustaches » vont arriver d'Espagne, d'autres des places fortes du Nord et de l'Est ; le maréchal Augereau, duc de Castiglione, va avancer à partir de Lyon. Nous allons vaincre.
Il se sent aussi agile qu'il l'était au temps de la campagne d'Italie, quand il fallait courir d'une bataille à l'autre et écraser successivement les armées ennemies dix fois plus nombreuses.
Il se tourne vers Berthier.
- Faites prendre à Vitry deux cent à trois cent mille bouteilles de vin et d'eau-de-vie, afin qu'on en fasse la distribution à l'armée aujourd'hui et demain. S'il n'y a pas d'autre vin que du vin de Champagne en bouteilles, prenez-le toujours ; il vaut mieux que nous le prenions que l'ennemi !
Il lance encore quelques ordres, puis il trace un mot rapide pour Marie-Louise :
« Mon amie,
« Je suis arrivé à Châlons. Il fait froid. Au lieu de douze heures, je suis resté dix-huit heures en route. Ma santé est fort bonne. Je vais me rendre à Vitry, à six lieues d'ici. Adieu, mon amie. Tout à toi.
« Nap. »
C'est tôt le matin.
Il monte à cheval. Le vent est glacial. La terre, gelée.
« On annoncera à l'armée que l'intention est d'attaquer demain, dit-il. Cinquante mille hommes et moi, cela fait cent cinquante mille. »
Il galope le long de ces soldats aux visages d'enfant. Il sait que les vieilles moustaches aux traits burinés les appellent les « Marie-Louise », puisque c'est la régente qui a signé le sénatus-consulte décidant de leur incorporation. Que pourra-t-il faire avec ces jeunes recrues ? Mais il a confiance. Ces soldats, chaque fois qu'ils le voient, l'acclament.
À Vitry-le-François, la population manifeste le même enthousiasme. Il étudie les cartes en présence des notables et même d'une foule de paysans arrivés des campagnes environnantes. Ils donnent des renseignements, racontent comment ils ont tué des cosaques et des Prussiens. Des femmes sanglotent en évoquant les violences subies.
Il faut vaincre.
Il lance des ordres, écoute les rapports des aides de camp qui annoncent que les troupes russes ont été chassées de Saint-Dizier.
Ces « Marie-Louise », dit-il, se battent bien.
Il faut se rendre à Saint-Dizier.
Les rues de la ville sont remplies d'une foule qui se presse autour de son cheval, le conduit jusqu'à la maison du maire.
Il écoute, assis sur un rebord de table, interroge avec soin les habitants des villages.
- Il est possible qu'il y ait une affaire demain à Brienne, dit-il.
Il se penche sur une carte, mais il ne voit pas les épingles que les aides de camp ont plantées ici et là pour indiquer la présence des troupes de Blücher et des cosaques. Il revoit le château de Brienne. Le destin le reconduit donc là, dans cette ville, dans cette région où il passa tant d'années de son enfance. C'est sans doute là qu'il va livrer le premier combat de cette campagne de France, où se joue toute sa vie ! Là, à Brienne, où ont commencé à se nouer son destin, ses liens avec cette nation devenue sienne, avec ce métier des armes.
Brienne, où le destin va me soumettre à une nouvelle épreuve.
- Nous allons faire jouer trois cents pièces d'artillerie, dit-il.
Puis il va et vient devant ses officiers. Il faut qu'ils comprennent ce qui est en train de se passer ici, dans cette campagne qui commence :
- Les troupes ennemies se comportent partout horriblement, reprend-il. Tous les habitants se réfugient dans les bois. On ne trouve plus de paysans dans les villages. L'ennemi mange tout, prend tous les chevaux, tous les bestiaux, tous les effets d'habillement, toutes les guenilles des paysans. Ils battent tout le monde, hommes et femmes, et commettent un grand nombre de viols.
Il baisse la tête, les mâchoires serrées, l'expression résolue.
- Je désire promptement tirer mes peuples de cet état de misère et de souffrance qui est véritablement horrible. Cela doit aussi donner fort à penser aux ennemis, le Français n'est pas patient, il est naturellement brave, et je m'attends à les voir s'organiser eux-mêmes en bandes.
Il se souvient des tumultes révolutionnaires, de ceux qu'il a réprimés comme lieutenant, de ceux dont il a été le témoin.
Il dicte une note pour le ministre de la Guerre, le général Clarke.
« Vous m'avez fait connaître que l'artillerie avait une grande quantité de piques : il faut en donner aux gardes nationales qui se rassemblent dans les environs de Paris. Ce sera pour le troisième rang. Faites imprimer une instruction sur la manière de s'en servir. Il faut aussi envoyer des piques dans les départements, cela est préférable aux fourches, et d'ailleurs, dans les villes, on manque même de fourches ! »
On repart. La pluie et le dégel transforment les chemins forestiers en bourbiers. À Mézières, il voit s'avancer dans le brouillard qui a succédé à l'averse un curé qui s'approche à grands pas et répète d'une voix haletante son nom :
- L'abbé Henriot, me reconnaissez-vous, Sire ?
Ce visage sorti du passé, celui d'un ancien maître de quartier du collège de Brienne. Le temps s'efface. Tout se rejoint. L'abbé se propose pour guider les colonnes à travers bois.
Tout à coup, dans la nuit, ces hurlements, cette chevauchée, ces coups de feu. Des cosaques.
Mourir ici ? Peut-être un signe. Là où tout a commencé pour moi.
Il voit la lance d'un cosaque, elle effleure sa poitrine. Le général Gourgaud la détourne violemment, tire un coup de feu. Le cosaque s'abat, mais le général est blessé. La lance, heureusement, a glissé sur sa croix de la Légion d'honneur.
Tout pour moi ne finira pas ici, à Brienne.
Il entend les cris de Ney.
- En avant, les Marie-Louise ! crie Ney, qui conduit les grenadiers de la Vieille Garde encadrant les jeunes recrues. En avant, les Marie-Louise !
Napoléon les suit, les voit s'engager dans les ruelles en pente qui conduisent au château. Il entre derrière elles dans le bâtiment saccagé. Il le parcourt. Il se souvient qu'en 1805, alors qu'il se rendait en Italie afin d'être couronné roi, il avait fait halte et dormi ici. Et déjà, il avait pensé que son destin le ramenait sur les lieux de son enfance. Et pour la troisième fois, le voici en ces lieux, victorieux de Blücher.
Mais pour combien de temps ? Il est anxieux. Il lui suffit de lire quelques lignes des rapports qu'il reçoit pour comprendre que Blücher et Schwarzenberg ont réuni leurs troupes. Et il ne peut rien contre une armée aussi puissante. Il faut se replier dans une tourmente de neige après un combat à Rothières, brûler ce village pour permettre à l'infanterie de regagner Brienne. Et, de là, dans la nuit, donner l'ordre de marcher sur Troyes.
Napoléon est sombre. Six mille hommes sont tombés. Si l'ennemi reste rassemblé, que faire ?
Et si les coalisés attaquent, comment éviter la panique parmi les jeunes troupes ? Napoléon est resté au château de Brienne. Il dicte ses ordres. Il va vers la fenêtre, regardant vers le champ de bataille signalé par la ligne de feux de bivouac des soldats ennemis. Les heures passent. Blücher ne bouge pas.
À quatre heures du matin, ce mercredi 2 février, Napoléon quitte enfin le château de Brienne.
Il traverse l'Aube et, le jeudi 3 février 1814 à quinze heures, il arrive à Troyes.
Dans le petit logement où il s'installe, rue du Temple, les nouvelles commencent à arriver. Il les parcourt.
À quoi bon lire avec attention ces plaintes que Cambacérès et Joseph lui adressent ? On veut qu'il traite avec les coalisés qui ont réuni un congrès à Châtillon. Il y envoie Caulaincourt. Mais il sait ce que désirent les Alliés : l'amputation de la France, et la chute de sa dynastie. Pourquoi feraient-ils des concessions alors qu'ils peuvent imaginer être les maîtres sur le terrain ?
Mais, malgré ces exigences, mes proches sont tous autour de moi à me harceler. Maret, influencé par Caulaincourt, me supplie de céder aux demandes alliées.
Il prend un livre, le montre à Maret.
- Lisez, lisez tout haut, lui dit-il en lui indiquant un passage de ces Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadences des Romains de Montesquieu.
Maret commence à lire d'une voix hésitante :
« Je ne sache rien de plus magnanime que la résolution que prit un monarque de s'ensevelir sous les débris du trône plutôt que d'accepter des propositions qu'un roi ne doit pas entendre. Il avait l'âme trop fière pour descendre plus bas que ne l'avaient mis ses malheurs ; et il savait bien que le courage peut raffermir une couronne et que l'infamie ne le fait jamais. »
Il arrache le livre des mains de Maret. Voilà ce que pense Montesquieu. Voilà ce que je pense.
- Et moi, Sire, s'écrie Maret, je sais quelque chose de plus magnanime, c'est de jeter votre gloire pour combler l'abîme où la France tomberait avec vous.
Napoléon marche vers lui, le dévisage.
- Eh bien, messieurs, faites la paix ! Que Caulaincourt la fasse ! qu'il signe tout ce qu'il faut pour l'obtenir, je pourrai en supporter la honte ; mais n'attendez pas que je dicte ma propre humiliation.
Il reste seul. Qu'ils essaient de conclure la paix ! Ils découvriront les intentions de l'ennemi ! Mais pourquoi n'ont-ils ni énergie ni détermination, ni même intelligence ? Ils veulent tout accepter plutôt que de se battre !
On lui apporte les dépêches de Paris. La capitale grouille d'intrigues. Le blafard Talleyrand prépare l'arrivée des Bourbons, s'étonne et s'indigne de la lenteur de l'avance des coalisés ! Quant aux autres, Cambacérès, Joseph, ils font dire des messes et des prières de quarante heures !
Mais qu'est-ce donc que ces gens-là ?
« Je vois qu'au lieu de soutenir l'Impératrice, écrit-il à Cambacérès, vous la découragez. Pourquoi perdre ainsi la tête ? Qu'est-ce que ces Miserere et ces prières de quarante heures à la chapelle ? Est-ce qu'on devient fou à Paris ? Le ministre de la Police dit et fait des sottises au lieu de s'instruire des mouvements de l'ennemi. »
Il s'interrompt. Un aide de camp lui rapporte que, selon des paysans, les deux armées ennemies sont en train de se séparer à nouveau, Blücher marchant sur Châlons et au-delà sur Paris, donc, et Schwarzenberg sur Troyes.
C'est peut-être une chance qui se présente. Il quitte Troyes, s'installe à Nogent-sur-Seine, pour protéger Paris.
Il lui semble qu'il n'a jamais eu autant de vigueur, de volonté de vaincre, d'agilité depuis la guerre d'Italie. S'il peut tendre toutes les énergies, si on ne le trahit pas, si on ne s'abandonne pas à la peur, si on l'aide, alors il pourra vaincre, renverser la situation.
Il faut qu'il écrive à Marie-Louise, qu'il la rassure.
« Mon amie. Je reçois ta lettre du 4 février. Je vois avec peine que tu te chagrines. Aie bon courage et sois gaie. Ma santé est parfaite, mes affaires, quoique difficiles, ne vont pas mal, elles se sont améliorées depuis huit jours et j'espère, avec l'aide de Dieu, les mener à bien.
« Addio mio bene, tout à toi.
« Nap. »
« Un baiser au petit roi. »
C'est la nuit du lundi 7 au mardi 8 février 1814. Berthier entre dans le logement que Napoléon occupe, en face de l'église de Nogent-sur-Seine. Napoléon détourne les yeux. Il ne peut voir ce visage qui exprime l'abattement.
Le maréchal Macdonald, qui devait résister à Châlons, s'est retiré sur Épernay, commence Berthier. Toute l'aile gauche de l'armée est ainsi à découvert. Les cosaques sont entrés à Sens et avancent vers Fontainebleau.
Napoléon se lève mais, avant même qu'il ait pu répondre, un envoyé de Caulaincourt apporte les propositions faites par les coalisés au congrès de Châtillon.
Il lit, s'assied. C'est comme si la lettre tirait le bras, qu'il laisse tomber le long du corps cependant que de l'autre main il soutient son front.
Est-ce possible ? Cela, des conditions de paix ! Et l'on voudrait que je les accepte !
Il tend la lettre à Berthier et à Maret, qu'ils la lisent ! Mais l'un et l'autre répètent qu'il faudrait laisser carte blanche à Caulaincourt.
- Quoi ! Vous voulez que je signe un traité pareil ! Et que je foule aux pieds mon serment !
Il se lève, gesticule.
- Des revers inouïs ont pu m'arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j'ai faites, crie-t-il, mais que j'abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi, que je viole le dépôt qui m'a été remis avec tant de confiance, que pour prix de tant d'efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l'ai trouvée : jamais ! Le pourrais-je sans trahison et lâcheté ? Vous êtes effrayés de la continuation de la guerre, et moi je le suis de dangers plus certains que vous ne voyez pas !.. Répondez à Caulaincourt, puisque vous le voulez, mais dites-lui que je regrette ce traité, que je préfère courir les chances les plus rigoureuses de la guerre.
Il ne peut plus parler. Il se jette sur un lit de camp. Mais il ne réussit pas à y demeurer. Il se lève, se recouche, demande qu'on retire toutes les bougies, puis qu'on redonne de la lumière.
Il commence à dicter une lettre à Joseph.
« J'ai le droit d'être aidé par les hommes qui m'entourent, par ceux-là mêmes que j'ai moi-même aidés.
« Ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l'ennemi.
« Je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le savoir jamais à Vienne, comme prince autrichien, et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent l'être.
« Je n'ai jamais vu représenter Andromaque que je n'aie plaint le sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie point regardé comme un bonheur pour lui de ne pas survivre à son ère.
« Dans les circonstances bien difficiles de la crise des événements, on fait ce qu'on doit et on laisse aller le reste. »
Il est sept heures du matin, ce mardi 8 février. Il n'a pas dormi. Un officier de l'état-major de Marmont entre dans la chambre, donne un pli. Marmont annonce que la cavalerie prussienne est arrivée à Montmirail, et son infanterie à Champaubert. Ces troupes sont commandées par le général Sacken.
Napoléon bouscule l'officier et commence à étudier les cartes, mesurant les distances avec un compas.
Maret s'approche, lui apporte à signer les dépêches pour Caulaincourt, qui accordent à ce dernier le droit d'approuver les propositions alliées.
- Ah, vous voilà ! lance Napoléon sans lever la tête. Il s'agit maintenant de bien autre chose ! Je suis en ce moment à battre Blücher de l'œil, il s'avance par la route de Montmirail : je pars, je le battrai demain, je le battrai après-demain ; si ce mouvement a le succès qu'il doit avoir, l'état des affaires va entièrement changer, et nous verrons, alors ! Il sera toujours temps de faire une paix comme celle qu'on nous propose.
En avant, sans attendre, malgré la pluie et la neige, malgré les chemins boueux, les marais ! En avant ! Il faut aller vite, tomber avec quelques dizaines de milliers d'hommes sur les Russes et les Prussiens de Blücher commandés par Sacken, Olsufieff, Yorck, puis, cela fait, se retourner, à marches forcées, contre les cent cinquante mille hommes de Schwarzenberg.
Folie ? Il lit ce mot dans les yeux de ses maréchaux. Mais c'est ainsi qu'il a gagné la campagne d'Italie, et cette campagne de France, il veut la conduire de la même manière. Il n'a qu'une cinquantaine de milliers d'hommes alors que les coalisés en alignent trois cent mille ! Il faut simplement les surprendre, et être plus fort là où l'on frappe.
En avant, vers Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps.
Temps de chien, chemins où l'on s'enlise. Il est à cheval. Il y a, écrit-il à Joseph, « six pieds de boue ». Mais il donne de la voix le long des colonnes pour qu'on pousse les caissons d'artillerie. Il se rend dans les villages pour demander aux paysans qu'ils prêtent leurs chevaux, aident à tirer et à pousser. Et, arrivé sur le champ de bataille de Champaubert, les Marie-Louise subissent sans se débander le feu, les charges, et partent à l'assaut, culbutant l'ennemi.
Il est au centre de l'affrontement, et il ne s'installe dans une ferme au coin de la grand-rue de Champaubert et de la route de Sézanne qu'à la nuit tombée, ce jeudi 10 février 1814.
Jamais, depuis ses premières victoires d'Italie, il n'a éprouvé une telle joie.
Il voit entrer le général Olsufieff, qui a été fait prisonnier avec plusieurs de ses généraux. Il l'invite à dîner, dit aux maréchaux, qui paraissent épuisés, sans entrain :
- À quoi tient le destin des Empires ! Si demain nous avons sur le général Sacken un succès pareil à celui que nous avons aujourd'hui sur Olsufieff, l'ennemi repassera le Rhin plus vite qu'il ne l'a passé, et je suis encore sur la Vistule !
Il regarde les maréchaux, aux visages sombres. Il ajoute :
- Et puis, je ferai la paix aux frontières naturelles du Rhin !
Il dîne en quelques minutes, se lève, consulte les cartes.
- On marche sur Montmirail, où nous serons ce soir à dix heures, dit-il, montrant aux maréchaux les itinéraires à suivre. J'y serai de ma personne demain matin avant le jour, pour marcher sur Sacken avec vingt mille hommes. Si la fortune nous seconde comme aujourd'hui, les affaires seront changées en un clin d'œil.
Puis, debout, il trace quelques lignes pour Marie-Louise.
« Ma bonne Louise,
« Victoire ! J'ai détruit douze régiments russes, fait six mille prisonniers, quarante pièces de canon, deux cents caissons, pris le général en chef et tous les généraux, plusieurs colonels ; je n'ai pas perdu deux cents hommes. Fais tirer le canon des Invalides et publier cette nouvelle à tous les spectacles. Je serai à minuit à Montmirail et le serrerai de près.
« Nap. »
Le vendredi 11 février, il est à Montmirail. Il n'a que vingt-quatre mille hommes. Il faut qu'ils fassent des miracles. Victoire à nouveau. Les troupes russes du général Sacken sont balayées.
En entrant dans la ferme des Grénaux où il doit bivouaquer, il voit des cadavres entassés dans les deux pièces où il doit s'installer. On s'est battu ici toute la journée.
Il faut qu'on sache à Paris, aux Tuileries, quelle est ma victoire.
« Pas un homme de cette armée en débâcle ne se sauvera », écrit-il à Marie-Louise. « Je meurs de fatigue. Tout à toi, poursuit-il. Donne un baiser à mon fils. Fais tirer soixante coups de canon et donner cette nouvelle à tous les spectacles. Le général Sacken a été tué. »
Malgré l'épuisement, il ne peut dormir.
« Ces deux journées changent entièrement la situation des affaires », dit-il.
Tant de fois dans sa vie il en a été ainsi, au bord d'un abîme où il pouvait rouler et tout perdre. Et en se cambrant, en s'agrippant, en repoussant l'ennemi, en l'écrasant, il s'est à chaque fois éloigné du gouffre, et a consolidé son pouvoir
Il peut, il doit en être ainsi maintenant.
Il avance vers Château-Thierry ce samedi 12 février 1814. Des paysans marchent près de lui. Ils sont armés de fourches et de vieux fusils. Ils fuient les villages où, disent-ils, les cosaques violent, battent, tuent, pillent. Ils racontent comment ils tendent des embuscades aux soldats ennemis, égorgent les traînards, les isolés.
Si ces « blouses bleues » se lèvent en masse, les coalisés sont perdus. Il combat avec les troupes toute la journée. Les Russes sont à nouveau battus.
Napoléon arrive ainsi sur les bords de la Marne. Les coalisés ont fait sauter le pont de Château-Thierry. Il s'avance malgré les tirailleurs ennemis. Il faut commencer à le réparer, dit-il. Mais la poursuite est ralentie.
Il surveille les travaux des pontonniers, et la bataille reprend à Vauchamps. Nouvelle victoire.
Il fait allumer un feu au bord de la route et regarde défiler les prisonniers, puis il interroge les grenadiers, les Marie-Louise qui passent et montrent les trophées pris à l'ennemi. Il remet des croix de la Légion d'honneur, distribue des récompenses. Voilà des hommes qui changent le cours du destin.
« Ce qu'ils ont fait, dit-il, ne peut se comparer qu'aux romans de chevalerie et aux hommes d'armes de ces temps où, par l'effet de leurs armures et l'adresse de leurs chevaux, un en battait trois cents ou quatre cents. L'ennemi doit être frappé d'une singulière terreur. La Vieille Garde a de beaucoup surpassé tout ce que je pouvais attendre d'une troupe d'élite. C'était absolument la tête de Méduse. »
Il écrit à Marie-Louise. Qu'on répète cela à Paris. Qu'on fasse défiler les prisonniers dans les rues de la capitale.
Mais alors que mes soldats se surpassent, Murat me déclare la guerre ! C'est un fou et un ingrat !
« La conduite du roi de Naples est infâme et celle de la reine, ma sœur Caroline, n'a pas de nom. J'espère vivre assez pour venger moi et la France d'un tel outrage et d'une ingratitude aussi affreuse. »
Il donne l'ordre de marcher sur Montereau pour arrêter l'avance des troupes de Schwarzenberg, qui profitent des combats contre les armées de Blücher pour progresser.
Sur la route, il apprend que le général Guyot, qui commande la deuxième division de cavalerie de la Garde, a abandonné deux pièces à l'ennemi.
Napoléon s'arrête dès qu'il aperçoit Guyot, hurle, saute de cheval, jette son chapeau à terre. Il se laisse emporter par la fureur, puis remonte à cheval, mais la colère s'incruste en lui.
Il avance malgré les obus qui commencent à tomber autour de lui, dans cette bataille qui se déroule autour de Montereau. Il rejoint les canons en batterie, descend de cheval, pointe lui-même une pièce. L'ennemi réplique mais Napoléon paraît ne pas entendre ces explosions, ces boulets qui sifflent. Il lance, en se tournant vers les artilleurs :
- Allez, mes amis, ne craignez rien, le boulet qui me tuera n'est pas encore fondu !
Il s'expose ainsi toute la journée. Il se sent invulnérable, comme au cours de toutes ces batailles qu'il a commandées.
« Ma bonne Louise, écrit-il le soir, je suis fatigué. J'ai eu une journée superbe. J'ai défait les corps de Bianchi, forts de deux divisions, et les Wurtembergeois... Mais ce qui est meilleur que tout cela, je leur ai pris le pont de Montereau, sans qu'ils aient pu le couper. J'ai débouché sur l'ennemi, j'ai pris deux drapeaux autrichiens, un général et plusieurs colonels. Adieu mon amie, tout à toi.
« Nap. »
Mais le soir, au château de Surville, la colère est encore là en lui.
Que valent ses maréchaux ? Victor ? Oudinot ? Ils ont reculé. Le général Montbrun a laissé les cosaques envahir la forêt de Fontainebleau. Le général Digeon a laissé ses canons manquer de munitions. Le maréchal Augereau, à Lyon, n'avance pas, alors qu'il a des soldats aguerris et qu'il pourrait menacer les arrières ennemis.
Napoléon s'emporte.
« Partout, lance-t-il, j'ai des plaintes du peuple contre les maires et les bourgeois qui les empêchent de se défendre. Je vois la même chose à Paris. Le peuple a de l'énergie et de l'honneur. Je crains bien que ce ne soit certains chefs qui ne veulent pas se battre et qui seront tous sots, après l'événement, de ce qui leur sera arrivé à eux-mêmes. »
Voilà le maréchal Victor, duc de Bellune, qui, au bord des larmes, se présente, se justifie, déclare ne pouvoir accepter d'être éloigné du champ de bataille, lui, l'un des plus anciens compagnons d'armes de l'Empereur.
Ce n'est pas le passé qui excuse les actes présents. Victor insiste. Il a perdu son gendre, le général Chataux, tué au combat. Il est resté au milieu de ses soldats.
- Je vais prendre un fusil, dit-il, je n'ai pas oublié mon ancien métier : Victor se placera dans les rangs de la Garde.
Napoléon, tout à coup, lui tend la main.
- Eh bien, restez, dit-il. Je ne puis vous rendre votre corps d'armée, puisque je l'ai donné à Gérard, mais je vous donne deux divisions de la Garde, allez en prendre le commandement, et qu'il ne soit plus question de rien entre nous !
Il tourne le dos à Victor. Ces chefs sont fatigués. Et lui, ne l'est-il pas ?
La colère le reprend.
Il dicte une lettre pour Augereau :
« Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l'Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux. La patrie est menacée et en danger : elle ne peut être sauvée que par l'audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations. Vous devez avoir un noyau de plus de six mille hommes de troupes d'élite : je n'en ai pas autant, et j'ai pourtant détruit trois armées et sauvé trois fois la capitale. Soyez le premier aux balles.
« Il n'est plus question d'agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93 !
« Quand les Français verront votre panache aux avant-postes et qu'ils vous verront vous exposer aux coups de fusil, vous en ferez ce que vous voudrez ! »
Tout à coup, une fatigue immense l'envahit.
Voilà des jours et des jours qu'il chevauche, qu'il est en première ligne à chaque bataille, qu'il imagine sa stratégie, dicte des centaines d'ordres, qu'il déjeune et dîne en quelques minutes, qu'il affronte le froid, la pluie, la boue, et qu'il tente de tenir hors du découragement tous ceux qui l'entourent et qui, sinon, il le sait bien, se laisseraient aller, couleraient, entraînant avec eux le pays.
Et maintenant, ce samedi 19 février, il ne peut plus. Il lui semble qu'il a accompli la tâche qu'il s'était fixée. Il a successivement battu les Prussiens et les Russes de Blücher, et les Autrichiens de Schwarzenberg. Il peut dormir. Il s'allonge cependant que son valet lui retire les bottes. Le feu brûle dans la cheminée de cette petite chambre du château de Surville.
Il ferme les yeux.
« Ma bonne amie, écrit-il le lendemain à l'aube,
« J'étais si fatigué hier au soir que j'ai dormi huit heures de suite. Fais tirer trente coups de canon pour le combat de Montereau. Il est nécessaire, lorsque je t'écris de faire tirer le canon, que tu écrives au ministre de la Guerre, signé de toi et que tu dises : "en conséquence de tel avantage remporté tel jour par l'Empereur", le ministre de la Guerre devant toujours être instruit des événements militaires directement.
« Adieu, ma bonne Louise, tout à toi.
« Nap. »
Il sort. « Le froid est horrible. » Le sol est gelé, ce qui facilite les déplacements de l'ennemi.
Allons, en selle, vers Nogent-sur-Seine, vers Troyes. Les estafettes apportent, à la halte, les dépêches et les journaux de Paris. Dans la pièce où il s'est installé, à Nogent-sur-Seine, il s'indigne. Il faudrait aussi qu'il écrive les journaux ! Comment ne comprennent-ils pas que l'un « des premiers principes de la guerre est d'exagérer les forces et non de les diminuer » ? Pourquoi ne relèvent-ils pas les crimes commis par l'ennemi, et dont le récit « me fait dresser les cheveux sur la tête » ? D'un mouvement du bras, il balaie les dépêches et les journaux qu'on avait posés devant lui.
- En vérité, crie-t-il, je n'ai jamais été plus mal servi !
Il fait quelques pas dans la pièce, lance :
- On ne peut pas être plus mal secondé que je le suis !
Il se calme. Il contemple une bonbonnière, un envoi de Marie-Louise, sur laquelle est peint un portrait du roi de Rome. Il le fixe quelques secondes. L'enfant a les mains jointes.
Napoléon prend la plume.
« Je désire que tu le fasses graver, écrit-il à l'Impératrice, avec cette devise : "Je prie Dieu qu'il sauve mon père et la France." Cette petite gravure est si intéressante qu'elle fera plaisir à tout le monde. »
Peut-être la vue de cet enfant donnera-t-elle à certains l'envie de mieux se battre, de résister.
Il s'emporte à nouveau. Il faudrait qu'il soit à l'intérieur de l'âme de chaque officier, de chaque soldat, de chaque ministre.
Il répète : « Il y a remède à tout avec du courage, de la patience et du sang-froid. Il n'y en a pas quand on réunit tous les faits pour former des tableaux et qu'on se bouleverse l'imagination. Cette manière de voir n'est propre qu'à faire naître le découragement et le désespoir. »
Il entre à Troyes. On l'acclame. Un envoyé du général Schwarzenberg demande un armistice.
Croit-on que je ne saisis pas qu'ils veulent ainsi retarder mon offensive ? Qu'un jour de perdu pour moi peut me coûter la victoire ? Alors qu'avec leur supériorité numérique, leurs réserves, ils ont pour allié le temps et l'espace ? Mais on continue à me proposer de capituler ! On ne mesure pas que ce qu'exigent les coalisés, c'est le dépeçage de l'Empire et ma perte.
Voici Saint-Aignan, le beau-frère de Caulaincourt, qui dit :
- La paix sera assez bonne si elle est prompte.
- Elle arrivera assez tôt si elle est honteuse, répond Napoléon.
Certains sont prêts à me trahir, comme Murat.
Des royalistes de Troyes se sont rendus, alors que la ville était occupée, auprès d'Alexandre pour solliciter le rétablissement des Bourbons. L'un d'eux est arrêté, exécuté. Et la grâce que Napoléon lui accorde vient trop tard.
- La loi le condamnait, murmure l'Empereur.
Il fait à cheval le tour des fortifications de Troyes. La ville a souffert des combats. On enterre les soldats morts. Il détourne la tête. Il a le sentiment que la victoire, le renversement de la situation est à portée de main. C'est à cela qu'il doit penser. Il ne doit pas se laisser prendre par cette angoisse, ce désespoir qui ronge l'âme. Mais c'est un effort de chaque instant. Il s'indigne.
- Je ne suis plus obéi. Vous avez tous plus d'esprit que moi, et sans cesse on m'oppose de la résistance, en m'objectant des « mais », des « si », des « car » !
Alors qu'il ne faut que de l'énergie et de l'intelligence.
Blücher et les Prussiens battent retraite vers Soissons. Il faut les poursuivre, coucher dans la seule pièce d'un presbytère de village, affronter le froid, la pluie.
À La Ferté-sous-Jouarre, il écoute les paysans qui viennent raconter les tortures et les violences qu'ils ont subies.
Il interroge, rassure, se penche sur les cartes. Son plan est simple. « Je me prépare à porter la guerre en Lorraine, dit-il, où je rallierai toutes les troupes qui sont dans mes places de la Meuse et du Rhin. »
Il coupera ainsi les armées ennemies de leurs arrières, et les empêchera d'avancer vers Paris. Il défendra la capitale par ce mouvement vers l'est, et non directement. Il suffira que Paris tienne quelques jours, quelques heures même.
L'angoisse le saisit. Et si Paris ne tient pas ?
Il écarte cette éventualité. Il n'y a pas d'autre choix que d'isoler l'ennemi de ses bases, de le contraindre ainsi à la retraite.
Marmont se placera devant Paris et résistera pendant que je foncerai vers l'est. Il faut expliquer cela, rassurer.
Il écrit à Cambacérès, à Clarke :
« Il suffit de penser que la capitale aujourd'hui n'est plus réellement compromise », dit-il à l'un. « L'ennemi est partout mais il n'est en force nulle part », précise-t-il à l'autre.
Puis il repart. À Méry, les Prussiens sont battus. Mais un équipage de pont manque pour traverser le fleuve et les poursuivre. On perd quelques heures.
Il attend avec impatience, guettant les dépêches. Et tout à coup, après avoir lu l'une d'elles, il gesticule. Soissons, une place forte qui pouvait sur l'Aisne ralentir la retraite de Blücher, a capitulé sans raison ! « Infamie ! crie-t-il, que le général soit fusillé au milieu de la place de Grève et qu'on donne beaucoup d'éclat à cette exécution ! »
Tout est à reprendre. Le temps me file entre les doigts. Mais il faut réagir. Il marche dans la tempête de neige. On se bat à Craonne, à Laon.
À Corbeny, un petit village, il reconnaît une silhouette parmi les maires des localités voisines qui se sont rassemblés autour de lui. Il appelle l'homme, qui s'approche.
Encore, comme à Brienne, un témoin du passé, M. de Bussy, ancien officier au régiment de La Fère. À chaque pas, je retrouve mes empreintes, comme si le destin se nouait en boucle.
Il nomme M. de Bussy aide de camp. Il décore un émissaire venu de l'Est et qui annonce que les paysans des Vosges se sont soulevés. Et cet homme, Wolff, est aussi un ancien du régiment de La Fère.
Il va donner l'ordre du départ quand on lui apporte des dépêches de Caulaincourt qui continue à négocier. Il les écarte.
- Je ne lis plus ses lettres, dit-il. Dites-lui qu'elles m'ennuient. Il veut la paix ! Et moi, je la veux belle, bonne, honorable !
Le lundi 7 mars, il entre chancelant de fatigue dans le petit village de Bray-en-Laonnois. Il a un moment d'hésitation avant de franchir le seuil de la maison où il doit passer la nuit. Des blessés et des mourants sont allongés à même le sol. La bataille de Craonne a été dure, incertaine.
Il s'assied dans un coin. Il prend sa tête dans ses mains.
Au milieu de la nuit, un nouvel envoyé de Caulaincourt lui annonce que toutes les propositions françaises ont été repoussées par les Alliés. Les coalisés n'acceptent qu'une France réduite à ses anciennes limites.
Napoléon se dresse, lance, en franchissant les corps étendus :
- S'il faut recevoir les étrières, ce n'est pas à moi à m'y prêter, et c'est bien le moins qu'on me fasse violence.
Se battre donc, à Laon, avancer vers Reims.
Et apprendre, le jeudi 10 mars, que Marmont, qu'il a laissé devant Paris, a reculé, cédé.
Marmont, mon compagnon depuis la guerre d'Italie ! Marmont, qui lâche pied.
Il faut faire face, minimiser l'affaire, dire : « Ceci n'est qu'un accident de guerre, mais très fâcheux dans un moment où j'avais besoin de bonheur. »
Si Marmont aussi cède, après Murat, après Augereau, après Victor, après Bernadotte, sur qui puis-je compter encore ?
Puis-je même avoir confiance dans mon frère ? Joseph veut peut-être lui aussi sauver son avenir, prendre enfin sa revanche sur moi ?
De quoi ne serait-il pas capable ?
Un doute l'assaille tout à coup.
« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise, n'aie pas trop de familiarité avec le roi Joseph. Tiens-le loin de toi, qu'il n'entre jamais dans ton intérieur ; reçois-le comme Cambacérès, en cérémonie et dans ton salon... Mets beaucoup de réserve avec lui et tiens-le loin de toi ; point d'intimité, et plus que tu pourras parle-lui devant la Duchesse et à l'encoignure d'une fenêtre. »
Il faut se méfier de tous et de tout. Il les sent à l'affût.
Joseph pourrait vouloir séduire Marie-Louise. Joseph, me dit-on, a conçu le projet d'une Adresse en faveur de la paix, qu'il ferait approuver par des dignitaires.
« La première adresse qui me serait présentée pour demander la paix, je la regarderais comme une rébellion », dit-il.
Que fait donc ce ministre de la Police, Savary, duc de Rovigo ?
« Vous ne m'apprenez rien de ce qui se fait à Paris. Il y est question d'Adresse, de régence et de mille intrigues aussi plates qu'absurdes, et qui peuvent tout au plus êtres conçues par un imbécile... Tous ces gens-là ne savent point que je tranche le nœud gordien à la manière d'Alexandre ! Qu'ils sachent bien que je suis le même aujourd'hui, le même homme que j'étais à Wagram et à Austerlitz ; que je ne veux dans l'État aucune intrigue ; qu'il n'y a point d'autre autorité que la mienne et qu'en cas d'événements pressés, c'est la Régente qui a exclusivement ma confiance. Le roi Joseph est faible, il se laisse aller à des intrigues qui pourraient être funestes à l'État... Je ne veux point de tribun du peuple ; qu'on n'oublie pas que c'est moi qui suis le grand tribun. »
On se bat devant Reims. Il est en première ligne.
À minuit, ce lundi 14 mars, il pénètre dans la ville. Toutes les croisées sont illuminées, la foule a envahi les rues et l'acclame.
Napoléon, à l'hôtel de ville, est entouré par des centaines de Rémois qui crient : « Vive l'Empereur ! » Il décore l'artilleur qui, par son tir, a tué le général Saint-Priest qui commandait l'armée russe.
- C'est le même pointeur qui a tué le général Moreau : c'est le cas de le dire, ô Providence, ô Providence ! s'exclame Napoléon.
Il reçoit Marmont, l'accable de reproches puis peu à peu s'apaise. Il lui semble que la victoire est à nouveau à portée de main. Il a enfoncé un coin entre les armées de Blücher et de Schwarzenberg. Il peut rejoindre l'Est, tourner les coalisés.
« Votre caractère et le mien, écrit-il à Joseph, sont opposés. Vous aimez à cajoler les gens et à obéir à leurs idées ; moi, j'aime qu'on me plaise et qu'on obéisse aux miennes. Aujourd'hui comme à Austerlitz, je suis le maître. »
On lui rapporte que Marmont, en quittant l'hôtel de ville, a dit : « C'est le dernier sourire de la fortune. »
Il a un ricanement de mépris. Que savent-ils de la fortune ? Il faut la saisir par la crinière, la traîner jusqu'à soi, puis la chevaucher.
Le jeudi 17 mars, il est à Épernay. La foule l'acclame. On verse du champagne aux soldats. Il décore le maire, M. Moët. Puis il reprend sa marche vers l'Aube, pour surprendre le flanc de l'armée de Schwarzenberg.
On se bat pour Arcis-sur-Aube, on se bat à Torcy.
Napoléon voit les obus exploser devant un bataillon de jeunes recrues, qui refluent. Il se précipite, se place à leur tête, et quand un obus tombe au pied de son cheval, il ne bouge pas.
Mourir ici ? Pourquoi pas !
L'obus explose. Le cheval est éventré. Napoléon se relève au milieu de la fumée. Les soldats l'acclament, partent à l'assaut, prennent Torcy.
Mais les morts couvrent le sol. De combien d'hommes dispose-t-il encore ? Vingt mille ? Trente mille ?
Il reste un long moment silencieux. Le général Sebastiani est auprès de lui. Il a confiance en ce Corse issu d'une famille modeste et qui, après des missions diplomatiques auprès des Turcs, a combattu en Russie, en Allemagne, et qui vient de charger avec la cavalerie de la Garde.
- Eh bien, général, que dites-vous de ce que vous voyez ?
- Je dis que Votre Majesté a sans doute d'autres ressources que nous ne connaissons pas.
- Celles que vous avez sous les yeux, répond Napoléon.
- Mais alors, comment Votre Majesté ne songe-t-elle pas à soulever la nation ?
Napoléon regarde Sebastiani, fait faire quelques pas à son cheval. Depuis le début de la campagne, il a multiplié les proclamations aux Blouses Bleues. Mais si la guérilla s'est répandue, elle n'a pas le caractère d'un soulèvement général comme en Espagne ou en Russie.
- Chimères ! lance Napoléon en revenant vers Sebastiani. Chimères empruntées au souvenir de l'Espagne et de la Révolution française ! Soulever la nation dans un pays où la Révolution a détruit les nobles et les prêtres et où j'ai moi-même détruit la Révolution !
Il a un ricanement amer.
Il est le seul, avec les soldats qui lui restent, à pouvoir changer le cours des choses.
Mais peut-il être sûr de vaincre ?
Il regarde passer ces quelques milliers d'hommes épuisés avec lesquels il doit affronter les centaines de milliers d'ennemis.
Il va lancer les dés. Il écrit à Joseph.
« Je vais manœuvrer de manière qu'il serait impossible que vous fussiez plusieurs jours sans avoir de mes nouvelles. Si l'ennemi s'avançait sur Paris avec des forces telles que toute résistance devînt impossible, faites partir la Régente et mon fils dans la direction de la Loire.
« Ne quittez pas mon fils et rappelez-vous que je préférerais le savoir dans la Seine plutôt que dans les mains des ennemis de la France. Le sort d'Astyanax prisonnier des Grecs m'a toujours paru le sort le plus malheureux de l'histoire. »
Cette idée, cette image l'obsède. Et il a peur de son intuition et de la force de sa pensée.