8.

Vite, vite, vite ! Il presse Caulaincourt assis près de lui. Il presse les postillons. Maintenant que la voiture roule, il voudrait qu'elle soit déjà sous le porche des Tuileries et qu'il n'ait plus qu'à gravir les marches du perron. Vite ! Que font ces chevaux ? Pourquoi ces maîtres de poste tardent-ils ? Il pousse Caulaincourt, il descend. Mais il trébuche. Il est engoncé dans un sac en peau d'ours. Il porte des bottes fourrées, une pelisse doublée, des gants, un bonnet enfoncé jusqu'aux yeux et couvrant les oreilles. Et pourtant il a froid. Il grelotte. Il regarde les cavaliers de l'escorte qui se déplacent avec peine. Les chevaux glissent sur le verglas. Les jambes tremblent. Les hommes ont les membres gelés. Quelle température fait-il ? Moins vingt, moins trente ? Le visage de Caulaincourt est constellé de petits glaçons, sous le nez, aux sourcils, autour des paupières.

Vite, vite, vite.

Il y a eu un premier relais à Ozmania, vers minuit, ce samedi 5 décembre 1812. À peine deux heures de route depuis Smorgoni, et déjà l'escorte s'est réduite à quelques hommes. Qui pourrait résister à ce froid ? Les voitures où ont pris place Duroc, Constant, Fain, tous ceux qui suivent, n'arrivent pas. Et l'on tire depuis les hauteurs qui entourent la ville. Les cosaques infestent ce pays. Et il en sera ainsi tant que l'on n'aura pas quitté la Russie. Puis il faudra traverser un morceau de Prusse, et être à la merci d'un guet-apens si l'on sait que l'Empereur roule dans la nuit, à peine protégé.

Il se souvient de ce retour d'Égypte, quand il fallait éviter les croisières anglaises qui rôdaient en Méditerranée, devant les côtes. Il avait réussi à passer.

Maintenant, il traversera l'Europe. Il rejoindra Paris, il en est sûr. Les choses sont bien plus faciles pour lui, désormais. Il s'en persuade.

Vite.

Voici Vilna. Une aube glacée. La voiture est arrêtée dans les faubourgs. En ville, on pourrait reconnaître l'Empereur. Il fait encore plus froid. Le ministre Maret arrive enfin. Il a donné un bal, hier soir ! Et à une nuit de route, les soldats meurent de froid et de faim. Maret comprend-il que, quand cette cohue affamée déferlera sur la ville, elle sera comme une vague furieuse, et que derrière elle, en même temps qu'elle, viendront les cosaques ?

Vite, vite.

On s'enfonce à nouveau dans ce jour si bref, si sombre qu'il est comme une nuit honteuse. Il y a tant de neige sur la route que les roues patinent, s'enfoncent. On n'avance que lentement. Mais c'est déjà la nuit. La voiture est un bloc de glace. On franchit le Niémen à l'étape de Kovno. On prend un repas chaud. Et l'on repart. Mais il faut pousser la voiture, que la neige emprisonne. Et le froid pèse encore davantage. Les glaçons sur le visage sont plus lourds. La peau brûle et se tend.

Est-ce ici que mon destin s'arrête ?

Toutes ces décisions, ces défis, ces dangers, pour tomber dans le piège de la neige, aux confins de la Russie et du grand-duché de Varsovie ?

Au relais de Gragow, il houspille Caulaincourt. Il faut trouver un moyen d'aller plus vite.

Enfin ! Caulaincourt a acheté un traîneau couvert à un comte Wybicki. Grâces lui soient rendues.

Napoléon s'installe. D'un mouvement de la tête, il interrompt Caulaincourt, qui regrette qu'on abandonne la voiture, le nécessaire de l'Empereur, qui explique que le traîneau ira plus vite mais que l'inconfort, au bout de quelques heures, risque d'être insupportable. On est encore moins protégé du froid que dans la voiture.

Vite. Le traîneau part enfin, glisse rapidement sur la neige, fonce vers Varsovie, qui n'est qu'à deux ou trois jours.

Il a l'impression, maintenant que l'on parcourt les routes du grand-duché de Varsovie, que le plus difficile a été fait. Il avance dans des terres qui l'ont accueilli en triomphe. Il a présidé les bals de la Cour à Varsovie, organisé des parades. Il a un fils issu d'une Polonaise. Marie Walewska, Marie ! Il songe un instant qu'il pourrait la rejoindre pour une nuit. Mais il efface ce désir fugitif. Il faut qu'il arrive à Paris un ou deux jours seulement après la publication du 29e Bulletin de la Grande Armée racontant la campagne de Russie.

- Nos désastres feront une grande sensation en France, dit-il, mais mon arrivée en balancera les fâcheux effets.

Il a besoin de parler. Que peut-il faire de ce temps mort du voyage ? Dormir ? À peine si le froid, l'impatience lui laissent quelques minutes le loisir de somnoler. Et, d'ailleurs, il ne peut supporter l'idée qu'une surprise, quelle qu'elle soit, le tire brutalement du sommeil. Il est sur ses gardes et, souvent, d'un lent mouvement, il touche ses pistolets d'arçon placés près de lui.

- Les Russes, dit-il, doivent apparaître un fléau à tous les peuples. La guerre contre la Russie est une guerre toute dans l'intérêt calculé de la vieille Europe et de la civilisation. On ne doit plus voir qu'un ennemi en Europe. Cet ennemi, c'est le colosse russe.

Il connaît la chanson qu'entonne Caulaincourt.

Je serais, à l'entendre, mais il n'est que la voix d'un chœur, l'ambitieux qui veut établir la monarchie universelle, qui impose à toute l'Europe un système fiscal pesant, ou bien celui qui a établi en Allemagne une inquisition tatillonne, ou encore l'homme qui étouffe les nations !

Moi !

Il cherche l'oreille de Caulaincourt sous son bonnet. Il ne la trouve pas, donne une tape amicale sur la joue et la nuque du grand écuyer. Cet homme n'a pas l'esprit très agile, il s'est laissé berner par Alexandre, il est l'ami de Talleyrand, mais c'est un bon thermomètre des idées toutes faites qui courent l'Europe des bien-pensants !

- C'est l'Angleterre qui m'a poussé, reprend Napoléon, forcé à tout ce que j'ai fait. On dit, et vous le premier, Caulaincourt, que j'abuse de la puissance. J'admets ce reproche, mais c'est dans l'intérêt général du Continent. Si je triomphe de l'Angleterre, l'Europe me bénira. L'Europe ne voit pas ses dangers réels ! On ne crie que contre la France ! On ne veut voir que ses armées, comme si l'Angleterre n'était pas partout aussi et bien plus menaçante.

Il se tait un instant, tente de regarder hors du traîneau. Mais la toile a gelé, les vitres sont recouvertes de glace. Mieux vaut parler. Dire que l'Europe n'a pas accepté la France nouvelle.

Les rois se servent des passions pour combattre les lois plus sages, plus libérales. Voilà le ressort des coalitions contre moi.

Mais tout va changer encore.

- C'est une nouvelle ère, elle amènera l'indépendance.

Il soupire.

- Je ne suis pas plus ennemi qu'un autre des douceurs de la vie. Je ne suis pas un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures. Je suis un être de raison qui ne fait rien que ce qu'il croit utile. La seule différence entre moi et les autres souverains, c'est que les difficultés les arrêtent et que j'aime à les surmonter, quand il m'est démontré que le but est grand, noble, digne de moi et de la nation que je gouverne.

Il a moins froid. Parler échauffe.

- C'est l'hiver qui nous a tués, murmure-t-il. Nous sommes victimes du climat. Le beau temps m'a trompé. Si j'étais parti quinze jours plus tôt, mon armée serait à Vitebsk. Je me moquerais des Russes et de votre prophète Alexandre !

La voiture ralentit, on approche de Varsovie.

- Tout a contribué à mes revers, dit-il. J'ai été mal servi à Varsovie. L'abbé de Pradt, au lieu de me représenter en grand seigneur, y a eu peur et a fait l'important et le vilain.

Il fait tout à coup arrêter la voiture. Il vient de reconnaître, malgré la glace, le pont de Praga, sur la Vistule.

On est à Varsovie. Caulaincourt explique qu'une halte a été prévue pour quelques heures à l'hôtel d'Angleterre, rue des Saules.

Napoléon veut remonter à pied le faubourg de Cracovie, la plus large des rues de la ville. Il fait trop froid pour que les rares passants s'attardent même si la pelisse de velours vert à brandebourg d'or et le grand bonnet en zibeline attirent l'attention.

- Cette rue, dit-il en marchant d'un bon pas, j'y ai passé autrefois une grande revue.

Il n'a aucune nostalgie. Il se sent joyeux d'être à Varsovie. La vie avance. Et il avance avec elle.

Il entre dans une petite salle basse, située au rez-de-chaussée de l'hôtel d'Angleterre. Caulaincourt veut que l'on garde les volets à demi fermés pour préserver l'incognito. Une servante maladroite s'efforce d'allumer un feu de bois vert, dont l'humidité suinte. La fumée envahit la pièce.

Qu'attend-on ? Il veut déjeuner, voir de Pradt, des ministres du grand-duché de Varsovie, et repartir.

Enfin, l'abbé de Pradt arrive, avec son visage hypocrite, ses servilités de courtisan. Il tente de se justifier de ne pas avoir réussi à lever plus de Polonais pour les envoyer combattre les Russes ! Il prétend qu'il a rencontré les plus grandes résistances à ses appels.

Mais de Pradt cherchait en fait comme tant d'autres à se ménager une « sotte popularité ».

- Que veulent donc les Polonais ? interroge Napoléon. C'est pour eux que l'on se bat et que j'ai dépensé mes trésors. S'ils ne veulent pas faire pour leur cause, il est inutile de se passionner comme ils l'ont fait pour leur restauration !

- Ils veulent être prussiens, murmure de Pradt.

- Pourquoi pas russes ?

Cet abbé de Pradt l'indigne. Ce diplomate a craint les Russes pendant toute la campagne. Il crut les ménager en ne poussant pas les Polonais à s'engager. Il faut le renvoyer.

- Exécutez sur-le-champ cet ordre, dit Napoléon à Caulaincourt.

Il ne reste que quelques minutes à table.

- Les affaires nourrissent, murmure-t-il. Le mécontentement rassasie, et cet abbé m'a fâché.

Il reçoit les ministres polonais.

Que sont donc ces hommes qui se plaignent sans fin ? Qu'est-ce que ces lamentations ?

Ils semblent s'inquiéter pour moi, envisagent les dangers que je cours !

- Le repos n'est fait que pour les rois fainéants, dit-il en plaisantant. La fatigue me fait du bien.

Quant à son armée, qu'ils ne se soucient pas d'elle ! Avant trois mois, il aura une armée aussi nombreuse que celle avec laquelle il est entré en campagne. Les arsenaux sont pleins et, de retour à Paris, il fera entendre raison à Berlin et Vienne, si ces capitales s'avisent de remuer.

- Je pèse plus sur mon trône aux Tuileries qu'à la tête de mon armée.

Le traîneau est attelé. Qu'on parte, qu'on traverse ce morceau de Prusse, qu'on rejoigne le Rhin, la France !

La nuit est tombée, plus dense qu'elle n'a jamais été. Le froid et le vent pénètrent partout, dans le sac de peau d'ours, sous les pelisses que Caulaincourt a achetées à Varsovie. Napoléon s'emporte. Il peste contre de Pradt, contre les Polonais, contre la politique tortueuse de la Prusse. Il écoute la plaidoirie de Caulaincourt pour les uns et les autres.

- Vous voyez les choses comme un jeune homme, vous ne comprenez pas, vous n'entendez rien aux affaires.

Et, à voix basse, il ajoute :

- Du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas, et c'est la postérité qui juge.

Il somnole quelques minutes mais le froid est trop vif. Il faut soliloquer, débattre, penser à haute voix.

- On se trompe, commence-t-il, je ne suis pas ambitieux. Les veilles, les fatigues, la guerre ne sont plus de mon âge. J'aime plus que personne mon lit et le repos, mais je veux finir mon ouvrage. Dans ce monde, il n'y a que deux alternatives, commander ou obéir. La conduite tenue par tous les cabinets envers la France m'a prouvé qu'elle ne pouvait compter que sur sa puissance, par conséquent sur sa force. J'ai donc été forcé de la rendre puissante, d'entretenir de grandes armées.

Il s'inquiète, brusquement. On est entré en Silésie prussienne, il faut traverser à bride abattue. Tout à coup, un choc. Un brancard du traîneau est cassé. On doit s'arrêter à Kutno.

Une petite foule entoure le traîneau, que rejoint un second traîneau dans lequel ont pris place Constant et Duroc. Le sous-préfet s'approche, s'incline. C'est plaisant d'être ainsi reconnu, au fond de la nuit et de l'Europe, de lire dans les yeux de la femme et de la belle-sœur du préfet, deux jolies Polonaises, l'admiration et l'enthousiasme, le bonheur même. Il faudrait avoir le temps de les regarder, de les séduire, mais il faut dicter des lettres à Maret alors que les doigts de Caulaincourt sont paralysés par le froid, et quand j'essaie d'écrire, je ne peux tracer que des signes incompréhensibles tant mes doigts sont gourds, maladroits.

On repart. C'est déjà le vendredi 11 décembre 1812. Il houspille Caulaincourt. Quand donc rejoindra-t-on Posen, quand disposera-t-on des dépêches de Paris ?

Puis il se calme.

- Je me fais plus méchant que je ne suis, dit-il, parce que j'ai remarqué que les Français sont toujours prêts à vous manger dans la main.

Il rit.

- C'est le sérieux qui leur manque, et par conséquent ce qui leur en impose le plus. On me croit sévère, même dur. Tant mieux. Cela me dispense de l'être. Ma fermeté passe pour de l'insensibilité. Comme c'est à cette opinion qu'on doit en partie l'ordre qui règne, je ne m'en plains pas !

Il frotte la joue de Caulaincourt de la pointe de son gant.

- Allez, Caulaincourt, je suis homme. J'ai aussi, quoi qu'en disent certaines personnes, des entrailles, un cœur, mais c'est un cœur de souverain. Je ne m'apitoie pas sur les larmes d'une duchesse, mais je suis touché des maux des peuples. Je les veux heureux et les Français le seront. L'aisance sera partout si je vis dix ans.

Vivra-t-il ? Il va entrer dans sa quarante-quatrième année. Il ne ressent plus cette fatigue, ces malaises, ces rhumes qui l'ont épuisé du temps de la bataille de la Moskova. Il se sent vigoureux, heureux malgré le froid. Il va vers Paris, vers Marie-Louise et son fils.

Il a envie de parler d'eux. Marie-Louise est douce, bonne, dit-il. Une Allemande, Caulaincourt.

Puis il reprend :

- L'aisance partout dans dix ans, oui. Croyez-vous donc que je n'aime pas aussi à faire plaisir ? Un visage content me fait du bien à voir, mais je suis obligé de me défendre de cette disposition naturelle, car on en abuserait. Je l'ai éprouvé plus d'une fois avec Joséphine, qui me demandait toujours et me faisait même tomber dans des embuscades de larmes auxquelles j'accordais ce que j'aurais dû refuser.

Ce n'est pas qu'à Joséphine que j'ai cédé.

- À Fouché aussi, qui n'est qu'un intrigant, qui a prodigieusement d'esprit et de facilité pour écrire, mais c'est un voleur qui prend de toutes mains. Il doit avoir des millions. Il a été un grand révolutionnaire, un homme de sang. Il croit racheter ses torts en se faisant le protecteur du faubourg Saint-Germain ! Quant à votre ami Talleyrand, c'est un homme d'intrigues, d'une grande immoralité, mais de beaucoup d'esprit et certes le plus capable des ministres que j'ai eus.

Il s'interrompt. Le traîneau cahote sur les pavés. C'est Posen. Enfin une estafette, des lettres !

Les portemanteaux contenant les dépêches sont dans une chambre de l'hôtel de Saxe. Vite. Il pousse Caulaincourt, il arrache lui-même les bandelettes qui retiennent les paquets d'enveloppes qu'il commence à décacheter, invitant Caulaincourt à poursuivre ce travail pendant qu'il lit. Il s'exclame en parcourant les pages. La France va bien. Presque trop bien.

- Dans la circonstance actuelle, cette sécurité est fâcheuse, murmure-t-il, parce que le 29e Bulletin de la Grande Armée l'atterrera. L'inquiétude était préférable. Elle aurait préparé à des malheurs.

Il tend la main. Vite, d'autres dépêches.

Il lit à haute voix des lettres de l'Impératrice, il répète les phrases qui concernent le petit roi.

- N'est-ce pas, Caulaincourt, que j'ai là une bonne femme ?

Il se met à marcher dans la chambre, reprenant les dépêches, les commentant. Il a réservé un paquet, celui du Cabinet noir, contenant les correspondances ouvertes par les espions qui travaillent à la poste. Il ricane.

- Quelle imprudence ! Les hommes sont-ils assez fous de se confier ainsi dans des lettres qu'ils devraient imaginer qu'on peut ouvrir et lire ?

Puis il a une moue de mépris. Il y a là les propos impudents d'hommes qui sont des courtisans, qu'il a comblés.

- Je n'ai pas assez d'estime pour eux, pour être comme on le dit méchant, et me venger.

Allons, vite, partons.

On a repris le traîneau. La neige est abondante, couvrant tout le paysage entre Posen et Glogow. Le froid est à peine moins vif.

- Si l'on nous arrêtait, Caulaincourt, que nous ferait-on ? Croyez-vous qu'on me reconnaisse ? Qu'on sache que je suis ici ? On vous aime assez en Allemagne, Caulaincourt, vous parlez la langue.

Mais les Prussiens reconnaîtraient vite qu'il est l'Empereur et non un secrétaire du nom de Rayneval voyageant avec M. de Caulaincourt.

- Craignant que je m'échappe ou de terribles représailles pour me délivrer, reprend-il, les Prussiens me livreraient aux Anglais.

Il rit.

- Vous figurez-vous, Caulaincourt, la mine que vous feriez dans une cage de fer, sur la place de Londres, enfermé comme un malheureux nègre qu'on y dévoue à être mangé par les mouches parce qu'on l'a enduit de miel ?

Il rit à nouveau longuement, puis tout à coup il devient sombre.

- Mais un assassinat secret, ici, un guet-apens serait facile.

Il touche ses pistolets. Ceux de Caulaincourt sont-ils sous sa main ?

Il se tait. On arrive au relais. Il faut attendre. La nuit est glacée. Il n'y a plus que deux gendarmes pour escorte.

- C'est le premier acte de la scène de la cage qui va commencer, dit-il.

Puis voici les chevaux. On repart. Jamais il n'a fait aussi froid. Il faut parler. Sortir de cette nuit pénible, interminable, en regardant l'avenir, en le préparant déjà dans la tête, en idées et en mots. Et cette partie nouvelle qu'il va entreprendre, cette France comme un échiquier sur lequel il va rassembler ses pions, le stimule. Il voudrait déjà engager le premier coup, pour faire mat cette fois-ci.

- Je serai aux Tuileries avant qu'on sache mes désastres et qu'on ait osé vouloir me trahir, dit-il. Mes cohortes forment une armée de plus de cent mille hommes, de soldats bien formés et commandés par des officiers aguerris. J'ai de l'argent, des armes, de quoi former de bons cadres ; j'aurai des conscrits et cinq cent mille hommes sous les armes sur les bords du Rhin, avant trois mois. La cavalerie sera la plus longue à réunir et à former, mais j'ai ce qui donne toutes choses - de l'argent, dans les caves des Tuileries.

Il s'impatiente. Le traîneau n'avance plus que lentement. Les grands vents ont accumulé la neige en immenses amoncellements. Il peste.

- La nation a besoin de moi, dit-il. Si elle répond à mon attente, tout sera promptement réparé.

Il essaie de voir la route, mais il se rencogne sous la pelisse.

- On dit que j'aime le pouvoir ! Jamais les prisons n'ont réuni moins de prisonniers ! Point de vexations, point de haines, plus de partis, grâce à moi. Premier Consul, Empereur, j'ai été le roi du peuple, j'ai gouverné pour lui, dans son intérêt, sans me laisser détourner par les clameurs ou les intérêts de certaines gens. On le sait, en France. Aussi le peuple français m'aime-t-il. Je dis « le peuple », c'est-à-dire la nation, car je n'ai jamais favorisé ce que beaucoup de gens entendraient par le mot « peuple » : la canaille.

Il hausse les épaules.

- On appelle cela ma tyrannie, on dit que je suis un tyran parce que je ne veux pas laisser quelques intrigantes, quelques folles faire parler d'elles pour des conspirations dont je me moque. La société des salons est toujours en état d'hostilité contre le gouvernement. On critique tout et on ne loue jamais rien. La masse de la nation est juste. Elle voit que je travaille pour sa gloire, pour son bonheur, pour son avenir. Si c'était pour moi, que me manque-t-il ? Que puis-je personnellement désirer ? J'ai donné la loi à l'Europe. J'ai distribué des couronnes. J'ai donné des millions, mais je n'ai pas besoin d'argent pour moi. Personne n'est moins que moi occupé de ce qui lui est personnel !

C'est le lundi 14 décembre à minuit. Après Görlitz, Bautzen, on arrive à Dresde. On erre dans les rues de la ville à la recherche de l'hôtel du ministre de France, mais la ville, balayée par le vent, est déserte.

Deux heures ! Deux heures avant de trouver ce bâtiment rue de Perna ! Et il faut aussitôt travailler, dicter, pour que des dépêches partent. Il doit être le premier à avertir l'empereur d'Autriche de son retour à Paris, afin de le convaincre que tout va bien, qu'il n'a pas été défait.

« Malgré d'assez grandes fatigues, ma santé n'a jamais été meilleure..., dit-il au père de Marie-Louise. Je serai dans quelques jours à Paris ; j'y resterai les mois d'hiver pour vaquer à mes affaires les plus importantes.

« Je suis plein de confiance dans les sentiments de Votre Majesté. L'alliance que nous avons contractée forme un système permanent... Votre Majesté fera tout ce qu'elle m'a promis pour assurer le triomphe de la cause commune et nous conduire promptement à une paix convenable. »

Il faut enfermer l'empereur François, mon très cher Beau-Père, dans cette alliance. Et les mots peuvent être des liens.

Le roi de Saxe arrive. Napoléon est couché depuis une heure. Le roi s'assied dans la chambre.

Quelques phrases pour le rassurer, lui montrer que je suis toujours la puissance qui fait la loi en Allemagne.

Puis repartir, et arriver à Leipzig alors que le jour s'achève.

L'air est plus doux, la neige a presque disparu en ville. Il se sent joyeux. Ces maisons, après les masures de Russie, ces collines, ces clochers, c'est un monde et un paysage qu'il reconnaît. Il va et vient à pas lents sur la place, dans le jardin pendant près d'une heure, il dîne avec le consul de France à l'hôtel de Prusse, puis on repart.

À Weimar, la voiture sur patins que le roi de Saxe lui a offerte à Dresde se brise. Il faut monter dans une carriole de poste. Plus loin, on change de véhicule et de chevaux. Le maître de poste d'Eisenach tarde à les atteler, se dérobe. Il faut le menacer. Son épouse pleure, supplie.

Quand donc arrivera-t-on ?

Il veut calculer la distance qui reste jusqu'au Rhin, jusqu'à Paris. Combien d'heures, combien de jours ?

On est le mercredi 16 décembre. Il lui semble qu'il vit sur la route depuis des mois, alors que seulement onze jours se sont écoulés.

Et tout à coup, un cavalier. On arrête la voiture. C'est Anatole de Montesquiou, qui revient de Paris, qui a vu l'Impératrice, remis le texte du Bulletin. Tout va bien, répète-t-il.

Enfin le Rhin, Mayence, chef-lieu du département français du Mont-Tonnerre ! Napoléon est chez lui.

Et voici un visage connu, le vieux maréchal Kellermann, qui balbutie d'émotion. Et ce plaisir pour moi de l'appeler duc de Valmy.

Je suis chez moi.

Saint-Avold, Verdun où l'on soupe, le jeudi 17 décembre. On repart. Et brusquement, ce choc. L'essieu de la voiture vient de se rompre, à cinq cents pas de la poste. Il faut marcher.

Il me faudra conquérir jusqu'au dernier mètre de cette route.

Mais je suis chez moi.

Il respire à pleins poumons l'air léger, doux. Cela, l'hiver ? Mieux qu'un printemps russe !

À Château-Thierry, il prend son temps pour la première fois. Il va revoir dans quelques heures Marie-Louise et son fils. Il fait longuement sa toilette, choisit l'uniforme des grenadiers à pied, mais, en riant, il enfile sa pelisse et son bonnet. Car il n'y a plus pour rouler qu'une voiture découverte, l'une de ces « croquantes » qui brinquebalent, mais qui permet d'arriver jusqu'à Meaux.

Le reste, s'il fallait, il l'accomplirait à pied. Mais le maître de poste donne une vieille voiture à deux immenses roues, une chaise de poste. Elle ferme bien. Et l'on repart.

Le postillon fouette les chevaux, qui s'élancent au galop. Napoléon se penche. Paris. Au loin, l'Arc de triomphe. Le postillon passe sous l'arche sans en avoir reçu l'ordre, mais comme il en a le droit puisque seul l'Empereur détient ce privilège.

- C'est d'un bon augure, dit Napoléon.

Déjà, l'entrée des Tuileries. Il est vingt-trois heures quarante-cinq, ce vendredi 18 décembre 1812. Ils sont partis le 5 de Smorgoni. C'est si loin, la Russie, la Bérézina, Moscou, la Moskova. Un autre monde, irréel déjà.

Les factionnaires s'interrogent du regard. Quels sont ces officiers ? Sans doute des porteurs de dépêches. Ils autorisent le passage. Lentement, la voiture arrive devant le péristyle d'entrée. Un gardien en chemise s'avance, une lumière à la main. Il est effrayé devant la silhouette enveloppée de fourrure de Caulaincourt, qu'il a du mal à reconnaître. Enfin il identifie le grand écuyer de l'Empereur.

Napoléon se tient d'abord dans la pénombre. Il descend. On le regarde. Il marche lentement. Un cri : « C'est l'Empereur ! » Des courses, des rires, des voix qui résonnent sous les voûtes.

Brusquement, Napoléon écarte ceux qui l'entourent, rejoint Caulaincourt qui s'est dirigé vers l'appartement des dames de compagnie de l'Impératrice. Elles hésitent, inquiètes. Qui est-il ?

Napoléon le bouscule.

- Bonsoir, Caulaincourt, vous avez aussi besoin de repos, dit-il.

Et il entre chez l'Impératrice.

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