33.

Il entre dans la grande cabine de la dunette que le capitaine Maitland lui a destinée. Il éprouve un sentiment de paix, et presque de la gaieté. Il n'est plus maître que de son esprit. Il se sent libre, comme si le choix qu'il avait fait de s'en remettre aux Anglais le déchargeait enfin du fardeau de la responsabilité. Maitland va choisir la route du Bellerophon, et les vents décideront de la course jusqu'à l'Angleterre. Après...

Le général Gourgaud aura présenté au prince-régent mes désirs. Peut-être me laissera-t-on partir en Amérique, ou bien m'installer en Angleterre.

Et s'il n'en était pas ainsi ?

Il sort sur le pont. Les marins lui rendent les honneurs. Maitland lui annonce que le Superb, le navire de l'amiral Hotham, vient de jeter l'ancre à quelques encablures. Et l'amiral se propose de venir rendre visite aux hôtes du Bellerophon.

Les Anglais ne sont pas des barbares. Ils m'accueillent comme un souverain vaincu, auquel on doit le respect et l'hospitalité.

Il rendra la visite à l'amiral à bord du Superb. Il voit les matelots grimpés dans les vergues du navire comme pour la parade. L'amiral Hotham le reçoit avec faste et respect. Tout est bien. On déjeune.

- Sans vous, les Anglais, j'eusse été Empereur de l'Orient, dit-il ; mais là où il y a de l'eau pour faire flotter un bateau, on est certain de vous rencontrer.

Il se souvient de sir Sydney Smith, son adversaire si souvent affronté. Il évoque son retour d'Égypte à bord de la frégate Muiron, et la main de la fortune qui avait écarté les croisières anglaises, comme elle avait auparavant éloigné la flotte de Nelson.

Il marche sur le pont du Bellerophon qui a enfin appareillé le dimanche soir 16 juillet 1815.

Il est heureux de son choix. Il n'a pas été pris dans la souricière que sûrement voulaient lui tendre Louis XVIII, Talleyrand et Fouché. Il s'accoude au bastingage, regarde disparaître les côtes de France.

Là-bas a été ma vie.

Le dimanche 23 juillet, à cinq heures du matin, il monte sur le pont qu'on lave à grande eau. Mais cette nuit il n'a pas pu dormir. C'était comme si les craquements de la coque du navire résonnaient dans son esprit. On doit être au large d'Ouessant.

Il interroge un aspirant qui montre du doigt cette flèche noire qui s'enfonce dans la mer alors que le jour bleuit.

- Cap Ouessant.

Là-bas, l'extrémité de mon pays, de ma vie.

Napoléon se hisse sur un affût de canon. Il regarde cette pointe de terre dans sa lunette. Il ne peut la quitter des yeux. Et lorsqu'elle disparaît, dans la lumière vive de midi, c'est une part de lui qui s'enfonce dans un abîme.

Et au soir de la même journée, dans le crépuscule, apparaît la côte d'Angleterre.

La pluie tombe sur la rade de Torbay.

Il regarde par les hublots, puis monte sur la dunette. Il voit des milliers d'embarcations qui entoure le Bellerophon. Point d'acclamations mais des bras qui se tendent. Et tout à coup cette silhouette qu'il reconnaît. C'est le général Gourgaud qui monte à bord. Le prince-régent a refusé de le recevoir. Gourgaud n'a pu débarquer du navire qui l'avait conduit en Angleterre en éclaireur. Mais il a pu se procurer des journaux anglais. Las Cases traduit les articles. Ils rapportent que le général Buonaparte doit être emprisonné dans la Tour de Londres ou bien dans une forteresse d'Écosse, ou encore déporté à l'île de Sainte-Hélène.

Qu'est-ce que cela ? Napoléon monte sur le pont. Le Bellerophon avance lentement en longeant la côte vers Plymouth. Les officiers sont maintenant réservés, le visage fermé, et le capitaine Maitland dérobe son regard.

Napoléon marche d'un pas rapide de la poupe à la proue.

Est-ce possible ? Se serait-il jeté dans la nasse ? Il sent qu'autour de lui tout se modifie insensiblement. Dans la rade de Plymouth, deux frégates écartent les embarcations des curieux. Les Anglais sont gens capables de tous les pièges. Il l'a su. Il a voulu l'oublier. La vérité revient toujours frapper ceux qui ferment les yeux pour ne pas la voir.

Il se souvient de l'amiral qui commande l'escadre de la Manche, lord Keith.

Cet officier a participé au siège de Toulon et j'ai fait exploser ses navires, et c'est ce même lord Keith qui a débarqué à Aboukir en 1801 et contraint les dernières troupes françaises à quitter l'Égypte.

- Je désire beaucoup voir l'amiral, dit Napoléon à Maitland. Qu'il ne s'embarrasse pas de cérémonial. Je me contenterai d'être traité en particulier, en attendant que le gouvernement britannique ait fixé la manière dont je dois être considéré.

Mais le capitaine Maitland ne répond pas. Et le jeune médecin irlandais du bord, Barry O'Meara, qui parle italien, qui est si prévenant, n'ose même plus me regarder.

Enfin, le vendredi 28 juillet, voici lord Keith. À Waterloo, j'ai sauvé de la mort son neveu, blessé et que j'ai fait mettre à l'abri et soigner par mes chirurgiens. La colère m'étouffe à le voir silencieux, raide, n'acceptant d'échanger que quelques mots sur le siège de Toulon ou la campagne d'Égypte et refusant de donner d'autres indications. Ce n'est pas du passé qu'il s'agit, mais de mon futur.

- Je ne suis plus rien, martèle Napoléon. Je ne peux plus déranger personne. Ne puis-je vivre en Angleterre ?

Lord Keith ne répond rien. Et il faut attendre. Il faut subir la colère et la folie de Mme la générale Bertrand qui tente de se jeter par-dessus bord, parce qu'elle veut débarquer en Angleterre et qu'elle se dit persuadée que l'Empereur va être déporté à Sainte-Hélène.

Il a envie de mourir.

Il marche sous la pluie. Le pont est glissant. L'horizon n'est qu'un rideau gris. Il imagine Sainte-Hélène. Maintes fois, dans sa vie d'avant, il a évoqué ce nom. Il voulait s'emparer de cet îlot qui sert d'escale aux navires de la Compagnie des Indes. Que ferait-il sur ce bloc de basalte vert foncé ? Sous ce climat équatorial ? C'est sa mort certaine. Autant mourir ici.

À dix heures trente, le lundi 31 juillet 1815, lord Keith accompagné du sous-secrétaire d'État Bunbery montent à bord.

Les voilà ! Keith tient une lettre à la main. Qu'il la traduise en la lisant. Cette voix calme entre en moi comme une lame. Prisonnier de guerre, Sainte-Hélène ? Peu importent les autres mots.

Il prend la lettre des mains de lord Keith, la jette sur la table, puis il se calme aussitôt, regarde l'amiral anglais avec mépris.

Le gouvernement britannique n'a pas le droit de disposer de sa personne. Il en appelle au peuple britannique et aux lois de ce pays. Maitland l'a trompé. L'amiral Hotham lui a menti. « S'il m'avait dit que je serais prisonnier de guerre, je ne serais pas venu. »

- Quant à l'île de Sainte-Hélène, c'est l'arrêt de ma mort ! Que pourrai-je faire sur ce petit rocher à l'autre bout du monde ? J'aime mieux la mort que Sainte-Hélène, et à quoi vous servirait ma mort ?

Qu'on le transporte au bagne de Botany Bay, en Australie, cela conviendrait mieux !

Il se tourne vers la table, pose un doigt sur le document qu'il a pris à lord Keith.

- Et puis, dit-il, votre gouvernement n'a aucun droit à m'appeler le général Bonaparte. Je suis Premier Consul et, si l'on me reçoit, ce doit être en cette qualité. Quand j'étais à l'île d'Elbe, j'étais tout aussi souverain que sur le trône de France. J'étais souverain comme le roi l'était en France. Nous avions chacun notre drapeau. Nous avions chacun nos navires, nos troupes. Bien sûr - il rit -, mes forces étaient à l'échelle réduite. J'avais six cents soldats et il en avait deux cent mille ; enfin je lui ai fait la guerre ; je l'ai battu, je l'ai chassé du pays, je l'ai détrôné. Il n'y a rien qui puisse dans tout cela changer ma position, ou me priver de mon rang parmi les souverains d'Europe.

Il dévisage Keith. Il va écrire une protestation au gouvernement britannique.

Il commence à dicter à Las Cases.

« Je proteste solennellement ici, à la face du ciel et des hommes, contre la violation de mes droits les plus sacrés, en disposant par la force de ma personne et de ma liberté. Je suis venu librement à bord du Bellerophon : je ne suis pas prisonnier, je suis l'hôte de l'Angleterre. Aussitôt à bord du Bellerophon, je fus sur le foyer du peuple britannique. J'en appelle à l'Histoire : elle dira qu'un ennemi qui fit vingt ans la guerre au peuple anglais vint librement dans son infortune chercher un asile sous ses lois, et quelle plus éclatante preuve pouvait-il donner de son estime, de sa confiance ? Mais comment répondit l'Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à cet ennemi et, quand il se fut livré de bonne foi, elle l'immola ! »

C'est le jeudi 4 août 1815. Le Bellerophon appareille, sort lentement de la rade de Plymouth.

Napoléon est couché dans sa cabine.

Ils vont opérer mon transbordement sur le Northumberland, au large, loin des embarcations chargées de curieux, loin du peuple britannique, des libéraux, dont certains ont tenté de me faire citer comme témoin à la barre d'un tribunal pour retarder ma déportation.

Faudrait-il mourir ?

Il appelle Marchand, il tend au premier valet de chambre les Vies des hommes illustres. Il est ouvert à « La Vie de Caton ».

- Lis.

Il tire le rideau.

Il peut du bout des doigts saisir facilement le flacon rouge attaché à son gilet. Peut-être ce poison aurait-il plus d'effet que celui pris à Fontainebleau ? Il aurait une fin digne de Plutarque.

Il hésite, s'assied sur le lit. Il revoit sa vie.

« L'infortune seule manque à ma renommée. J'ai porté la couronne impériale de la France, la couronne de fer d'Italie. Et maintenant, l'Angleterre m'en donne une autre, plus grande encore et plus glorieuse, celle portée par le Sauveur du Monde, une couronne d'épines. »

Si je l'accepte, jusqu'où ne m'élèverai-je pas dans l'esprit des hommes ? Qui pourra m'oublier ?

Il remonte sur le pont. Il aperçoit au loin la silhouette du Northumberland. Il suffirait d'un geste pourtant pour arrêter cette seconde vie, ici, et ce serait aussi une fin si forte que tous en seraient frappés.

Ce n'est pas la mort qu'il craint. Mais une curiosité le retient. Qu'y a-t-il au bout de ce long voyage en mer ? Que sera la vie sur ce volcan éteint ? Il y a du mystère dans cet avenir. Il y a un défi aussi. Imposer dans le dénuement son souvenir, l'image de sa vie. Quel destin que celui qui commence en César et finit en martyr et en prophète !

Il s'interroge.

Il dit à Las Cases :

- Est-il sûr après tout que j'aille à Sainte-Hélène ? Un homme est-il donc dépendant de son semblable quand il veut cesser de l'être ?

Il marche lentement. Il est calme. Il surprend le regard étonné du capitaine Maitland, qui l'imaginait sans doute prostré.

- J'ai parfois envie de vous quitter, reprend-il, et cela n'est pas bien difficile. Il ne s'agit que de se monter un tant soit peu la tête, et je vous aurai bientôt échappé, tout sera fini et vous irez rejoindre vos familles.

Qu'est devenu mon fils ? Pour lui aussi, léguer la mémoire de ma vie. Ne pas la laisser entre les mains de mes ennemis.

- D'autant, continue-t-il, que mes principes intérieurs ne me gênent nullement, je suis de ceux qui croient que les peines de l'autre monde n'ont été imaginées que comme suppléments aux attraits insuffisants qu'on nous y présente. Dieu ne saurait avoir voulu un tel contrepoint à Sa bonté infinie, surtout pour des actes tels que celui-ci. Et qu'est-ce après tout ? Vouloir revenir un peu plus vite.

Il écoute les arguments de Las Cases.

- Mais que pourrons-nous faire dans ce lieu perdu ?

- Sire, nous vivrons du passé ; il y a de quoi vous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d'Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire.

Il regarde l'horizon. Tout se joue dans l'esprit. Les idées décident de tout.

- Eh bien, nous écrirons nos Mémoires, dit-il.

Il s'éloigne jusqu'au bastingage, revient.

- Oui, il faudra travailler ; le travail aussi est la faux du temps. Après tout, on doit remplir ses destinées ; c'est aussi ma grande doctrine. Eh bien, que les miennes s'accomplissent !

Il dresse la liste de ceux qui vont l'accompagner : les Montholon, les Bertrand, Las Cases et son fils. Voilà quelle sera ma « Cour ». Il y aura douze domestiques, dont Marchand, le mameluk Saint-Denis, dit Ali, Cipriani. Et le docteur irlandais Barry O'Meara.

Mais il faut encore protester, auprès de lord Keith, auprès du contre-amiral sir George Cockburn, qui a été lui aussi au siège de Toulon, qui commande le Northumberland et va gouverner Sainte-Hélène.

- Je ne quitte pas ce bâtiment, le Bellerophon, et l'Angleterre de plein gré, c'est vous, amiral, qui m'entraînez.

Mais je me rendrai à bord du Northumberland. Ma décision est prise. On n'aura pas à m'y traîner de force.

- Oh, vous n'aurez qu'à me donner un ordre, dit-il à Cockburn.

Ma destinée s'accomplit. Je ne l'entraverai pas.

La garde du Northumberland lui rend les honneurs au haut de l'échelle de coupée. Il se retourne. C'est le temps des adieux. Le général Lallemand et Savary, duc de Rovigo, ne seront pas du voyage. Ils se pressent avec quelques officiers autour de Napoléon. Certains pleurent. Il embrasse Lallemand et Savary.

- Soyez heureux, mes amis. Nous ne nous reverrons plus.

Il garde le silence quelques secondes.

- Mais ma pensée ne vous quittera pas, reprend-il, ni vous ni ceux qui m'ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle.

Il rentre dans sa cabine, se couche sur son petit lit de fer aux rideaux de soie verte que Marchand a installé contre la coque. Le plafond est bas. Il entend les sabots des marins qui claquent sur le pont. Il se tourne. Près du lit, Marchand a disposé le lavabo en argent, ainsi que l'écritoire portative aux armes impériales. Les livres de la bibliothèque mobile sont à portée de main.

C'est un bivouac de campagne. Pour ma dernière guerre, sans armes, sans Vieille Garde.

Ma seule force est mon esprit. Ma puissance est dans ma volonté.

Il se lève. Le navire roule.

Ce mercredi 9 août 1815, le Northumberland, entouré d'une petite escadre, fait route vers le sud par forte houle.

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