22.

Il est quatorze heures, ce mercredi 4 mai 1814. Il s'approche de la coupée, avançant au milieu des marins de l'Undaunted, qui le saluent, leurs sabres d'abordage dressés. Il regarde une nouvelle fois cette rade dominée par une falaise abrupte. Sur les quais de Portoferraio, il distingue la foule, les uniformes de la petite garnison de la capitale de l'île d'Elbe. La brise de terre porte parfois des éclats de voix, les sons clairs d'une fanfare.

Tout à coup, des fumées blanches couronnent les forts de Stella et de Falcone, dont il connaît la situation et a étudié les plans déjà. Les explosions se succèdent. Entre les forts, il distingue quelques moulins en ruine qui dominent à la fois la ville et la mer.

Là il a pensé s'établir, dans cette zone des Mulini d'où il pourra saisir tout mouvement venant de la terre ou de la mer.

Il donne l'ordre qu'on hisse le drapeau du nouvel État à la poupe de l'embarcation qui va le conduire à quai.

Il descend lentement l'échelle de coupée, murmure :

- Me voici logé à bonne enseigne, ce sera l'île du repos.

Il se tient debout au milieu de la barque. Il lui semble s'avancer vers l'une de ces villes corses de son enfance, avec ces maisons à arcades, aux façades austères qui s'élèvent en amphithéâtre au-dessus des quais.

Il est chez lui, ici.

Mais elle, Marie-Louise, si jamais un jour elle peut et veut quitter le continent avec mon fils, comment pourra-t-elle vivre ici ?

Il saute à quai.

Quelle est cette mascarade ? On lui présente les clés de la ville sur un plateau d'argent. On l'invite à se placer sous un dais de papier doré surmonté d'abeilles en carton.

Il est entré dans toutes les villes glorieuses que compte l'Europe. Il a vu brûler Moscou. Il a été couronné à Notre-Dame. Et le voici qui s'avance vers l'autel d'une petite église alors que dans les ruelles la foule crie, l'acclame, que les tambours roulent et que l'odeur insupportable des détritus, des immondices, cette odeur d'excréments flotte jusque dans l'église paroissiale qu'on vient de décréter cathédrale.

Il répond à peine à Mgr Arrighi, un Corse qui lui affirme qu'il est un cousin des Bonaparte.

Il a un mouvement d'impatience. Il veut se retirer à l'hôtel de ville, où il doit séjourner. La foule piétine en criant devant le bâtiment. Et il y a toujours cette puanteur.

Il exigera des habitants qu'ils ne versent plus leurs immondices dans la rue. Il édictera des lois pour que l'hygiène soit établie partout dans l'île.

Si elle vient avec mon fils, où habitera-t-elle ?

Il donne quelques ordres à Marchand, son valet de chambre, à Rathery, le secrétaire. Il veut, commence-t-il à expliquer aux généraux Drouot et Cambronne, ainsi qu'à Bertrand, le grand maréchal du Palais...

Mais il s'interrompt, répète : « du Palais ».

Il veut, reprend-il, que l'étiquette soit respectée ici comme aux Tuileries ou à Saint-Cloud. Il nommera des chambellans. Bertrand veillera sur tous ces dignitaires recrutés parmi les notables de l'île, on organisera des dîners et des bals avec leurs épouses. Il passera en revue la Garde dès qu'elle aura débarqué. Et demain, à l'aube, il commencera la visite de l'île.

Pour l'heure, qu'on le laisse seul.

Il écrit :

« Ma bonne Louise,

« Je suis resté quatre jours en mer par temps calme, je n'ai point du tout souffert. Je suis arrivé à l'île d'Elbe qui est très jolie. Les logements y sont médiocres. Je vais en faire arranger en peu de semaines. Je n'ai pas de nouvelles de toi. C'est ma peine de tous les jours. Ma santé est fort bonne.

« Adieu, mon amie, tu es loin de moi, mais mon idée est avec ma Louise. Un tendre baiser à mon fils. Tout à toi.

« Nap. »

Il s'allonge. Il entend le bruit de la mer. Il retrouve son enfance et sa jeunesse. Il se sent plein d'énergie.

À l'aube, il galope déjà dans cet air léger du mois de mai, et au fur et à mesure qu'il s'éloigne de Portoferraio, par ces chemins caillouteux et étroits accrochés à flanc de montagne, il reconnaît les parfums de cette végétation qui lui rappelle aussi la Corse.

Il arrive à Rio Marina. Le sol est rouge. Les galeries des mines de fer s'enfoncent dans la falaise. Il veut connaître les quantités produites, en portées, les bénéfices réalisés, les impôts payés. Il lui semble que le visage de l'administrateur des mines ne lui est pas inconnu. Si souvent les circonstances ont replacé sur sa route des hommes connus autrefois, qu'il ne s'étonne plus que l'homme qui se nomme Pons, de l'Hérault, ait participé au siège de Toulon à ses côtés. Mais, dit Pons avec fierté, je suis resté républicain, jacobin.

- Je ne demande que la fidélité à la France, dit Napoléon.

Il s'éloigne. Cet homme-là est digne de confiance, puisqu'il n'a pas été un courtisan durant les heures glorieuses.

Il s'éloigne, parcourt les chemins.

Il faudra ouvrir des routes. Ici, dans ce vallon de San Martino planté de vignes, on élèvera une construction qui sera résidence d'été et relais de chasse. Le lieu est calme et ombragé. La vue porte jusqu'à la mer.

Là, aux Mulini, sera le palais.

Napoléon revient chaque jour suivre les travaux. Il fait ouvrir un tunnel dans la falaise qui permet d'accéder à une petite esplanade d'où l'on découvre Portoferraio. On peut ainsi quitter les Mulini sans passer par la ville. Et l'on peut, avec quelques factionnaires, se protéger de toute incursion hostile.

Parfois, en regardant une carte de l'île ou bien en découvrant le panorama depuis l'esplanade des Mulini, ou encore au sommet de Monte Giove qu'il a gravi par un chemin muletier, il s'exclame : « Eh, mon île est bien petite ! »

Il prend à témoin Bertrand ou Drouot, ou bien Peyrusse, cet ancien trésorier de la couronne qu'il a nommé son ministre des Finances. Deux cent trente-trois kilomètres carrés et quelques milliers d'habitants !

Et il a été l'empereur de la plus grande partie de l'Europe, l'égal de Charlemagne ! Il a dirigé une armée de plusieurs centaines de milliers d'hommes appartenant à toutes les nations, et il ne commande plus qu'à seize cents hommes, et parmi eux, il n'y a que six cent soixante-quinze grenadiers de la Garde, cinquante-quatre chevau-légers polonais, un bataillon recruté sur place et un bataillon de Corses auxquels il ne peut guère faire confiance, parce que sans doute des espions, des ennemis, peut-être des assassins s'y sont sûrement introduits.

Mais le paysage l'exalte.

Au-delà du Monte Giove, il découvre, au milieu d'un bois de châtaigniers, une chapelle et une masure, l'ermitage de la Madone, un lieu de pèlerinage. Il gravit des marches taillées dans les rochers et il est saisi par la beauté du panorama. Au soleil couchant, il aperçoit la Corse, mon île, l'îlot de Capraia, celui de Montecristo et toute la côte de l'île d'Elbe qui se découpe sur le bleu brillant de la mer Tyrrhénienne.

Il s'assied. Il pourrait vivre ici.

Il décide de passer là les journées les plus chaudes. Il choisit une cellule qui a été occupée par l'ermite. Une escouade de grenadiers pourra installer son bivouac en contrebas de l'ermitage. Le général Drouot occupera une autre cellule. Et si Madame Mère vient, comme elle le souhaite, elle occupera une maison du village de Marciana Alta, situé à quelques centaines de mètres sur la pente du Monte Giove.

Il lui suffit de quelques jours pour prendre possession d'un territoire, mon nouvel espace. Le samedi 21 mai, il s'installe aux Mulini. Les pièces sentent encore la peinture et le plâtre, mais il faut que la vie ordonnée commence.

Il se lève avant l'aube, lit, dicte.

« Faire arborer dimanche le pavillon de l'île dans toutes les communes et en faire une espèce de fête. »

« Témoigner mon mécontentement à l'intendant sur la malpropreté des rues. »

« Je désire que la commune fasse les frais d'un bal qu'elle donnera sur la place publique, où l'on construira une salle en bois, et que les officiers de la Garde impériale y soient invités. Aux environs de cette salle, on établira des orchestres pour faire danser les soldats et on aura soin de disposer quelques barriques de vin pour qu'ils puissent boire... »

Il s'arrête.

C'est le lever du soleil. Il va jusqu'à l'esplanade, scrute l'horizon et le golfe de Porteferraio. Il aperçoit le brick l'Inconstant, la goélette la Caroline, d'autres petits navires, deux felouques, la Mouche et l'Abeille, un chebek, l'Étoile, qui constituent sa flotte. La Corse n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres, le port de Piombino à moins de douze, Livourne est proche, la côte française à trois ou quatre jours de navigation.

Il ne peut détacher ses yeux de ces navires. Par eux, il peut savoir ce qui se passe en France, en Europe. Il peut, s'il le veut, quitter l'île.

Il refuse de penser à cela.

Mais il faut savoir ce que deviennent la France et l'Europe. Il veut recevoir des journaux anglais. Le Journal des débats, Le Nain Jaune. Il veut établir un réseau de correspondants et d'informateurs.

Tout cela doit être mis en place au plus vite, puisque les premières lettres reçues annoncent que Louis XVIII a choisi pour ministre de la Guerre le général Dupont, l'officier qui avait capitulé à Baylen ! Une insulte pour moi, pour l'armée. Et Dupont se venge. Il licencie cent mille soldats, place en demi-solde douze mille officiers, pendant que Louis XVIII organise une parade, entouré des souverains dont les armées occupent Paris !

À sept heures, quand le soleil est déjà haut, il rentre, prend un petit déjeuner, parfois se recouche, lit les journaux, écrit à nouveau.

« Ma bonne Louise,

« Le général Koller qui m'a accompagné jusqu'ici et dont j'ai été extrêmement content s'en retourne, je le charge de cette lettre. Je te prie d'écrire à ton père qu'il fasse quelque chose pour témoigner ma reconnaissance à ce général qui a été parfaitement bon pour moi.

« Je fais arranger un assez joli logement avec un jardin et en très bon air. Ma santé est parfaite, l'île est saine, les habitants paraissent bons et le pays est assez agréable. Il me manque d'avoir de tes nouvelles et de te savoir bien portante ; je n'en ai pas reçu depuis le courrier que tu m'as expédié et qui m'a rejoint à Fréjus.

« Adieu, mon amie, donne un baiser à mon fils et ne doute jamais de ton

« Nap. »

Il reste un instant prostré.

Ce silence de Marie-Louise, cette ignorance où on le tient sur le sort de son fils, cette cruauté barbare avec laquelle on le sépare des siens le révoltent et l'accablent.

Que veulent-ils ? les Bourbons, les Autrichiens ?

Déjà des informateurs assurent qu'autour de Louis XVIII et du comte d'Artois on prépare des projets pour son enlèvement, son assassinat. N'ont-ils pas fait célébrer, à Paris, des messes solennelles en souvenir de Cadoudal, de Pichegru, et même du feld-maréchal Moreau !

Le général Dupont a nommé comme gouverneur de la Corse le chevalier de Bruslart, un chouan, un complice de Cadoudal, un homme qui a mené une guerre de bandes en Normandie durant plusieurs années et qui ne rêve, dit-on, que de m'assassiner.

Même ici, je les gêne. J'incarne une autre France alors que Louis XVIII a constitué une Maison militaire composée d'émigrés qui ont tous servi dans les armées étrangères ! Que peuvent penser mes soldats de cela, de cet ordre de la Légion d'honneur qui est présidé par un homme qui les a combattus dans les rangs de leurs ennemis !

Il veut chasser ces pensées, et chaque soir il chevauche, en compagnie d'un officier d'ordonnance, sur les chemins de l'île, inspectant les forts, se rendant à Marciana Marina ou à Marina del Campo, des ports situés loin de Portoferraio.

Il faut qu'il soit en mouvement. Il faut qu'il donne audience tout l'après-midi. Il a besoin de voir des gens, de sentir la vie de l'île et du monde, de recevoir les visiteurs, souvent des Anglais qui, respectueusement, viennent lui rendre visite, l'interroger.

Il lit l'étonnement sur le visage de ces membres du Parlement de Londres, Fazakerley et Vernon, qui viennent d'entrer dans le jardin des Mulini. L'activité bruissante de ce « palais », l'étiquette, les uniformes chamarrés, la foule des domestiques, près d'une centaine, les grenadiers qui montent la garde, la Cour ainsi reconstituée les surprennent. Napoléon parle longuement avec eux, sur le ton détaché d'un chroniqueur. Mais ses campagnes, son œuvre ne font-elles pas déjà partie de l'Histoire ?

- Je voulais faire de grandes choses pour la France, dit-il, mais j'ai toujours demandé vingt ans. Il me fallait vingt ans pour réaliser mon système.

Il se lève, les entraîne vers l'esplanade.

- En France, dit-il, la queue est bonne, la tête mauvaise. En Angleterre, la tête est bonne, la queue médiocre. L'Angleterre joue aujourd'hui le premier rôle, mais son tour viendra : elle tombera comme tous les grands Empires. Mais la France n'est pas épuisée. J'ai toujours ménagé ses ressources, j'ai tiré des soldats de l'Allemagne, de l'Italie, de l'Espagne pour épargner la France, j'ai levé des contributions partout, pour le même objet. Vous aurez vu dans les provinces une jeunesse abondante, l'agriculture améliorée, des manufactures florissantes.

Et il veut, ici, dans l'île, changer les habitudes. Il a introduit la pomme de terre, fait planter les châtaigniers sur les faces nord des collines, et des oliviers et de la vigne sur les pentes exposées au sud. Il ouvre des routes, oblige chaque habitant à avoir des latrines.

- J'agis, je transforme, dit-il.

Il leur fait visiter les Mulini, sa « bicoque ». Ce n'est pas un palais, mais qu'importe ?

- Moi, je suis né soldat ; j'ai régné pendant quinze ans, je suis descendu du trône. Eh bien, quand on a survécu aux malheurs humains, il n'y a qu'un lâche qui ne puisse pas les supporter. Ma devise, ici ? Napoleo ubiscumque felix.

Quand les audiences sont terminées, il chevauche à nouveau sur les sentiers. Il chasse et, au crépuscule, va jusqu'à l'ermitage de la Madone, au Monte Giove, parce que dans le silence de cette forêt de châtaigniers et l'air vif de la cime il s'apaise. Il reste ainsi de longs moments à contempler le coucher du soleil et la Corse qui se découpe sur l'horizon rouge. Puis il passe la nuit dans la cellule de l'ermitage.

Un matin, le général Bertrand le rejoint. Madame Mère est arrivée. Elle est furieuse, explique le grand maréchal du Palais, de ne pas avoir été accueillie à Portoferraio par l'Empereur.

Il est ému. Sa mère près de lui dans une île, comme aux premiers temps de sa vie, sur cette autre île que le soleil levant estompe.

Il se précipite. Elle est devant lui enfin, dans sa longue robe sombre, raide et sévère, toujours comme un éclat de rocher noir, plus maigre, avec plus d'inquiétude dans le regard, et des cheveux blancs. Il se voit dans son regard. Elle doit se souvenir de l'enfant, de l'homme jeune, de l'Empereur, et elle voit un homme qui va avoir quarante-cinq ans dans quelques jours et qui est devenu gros, si bien qu'il semble courtaud, massif, presque une boule ronde avec ses cheveux rares.

Il l'embrasse, l'installe dans la plus belle maison de Portoferraio, et tous les soirs il descend des Mulini pour la retrouver. Ils vont, assis côte à côte, se promener en voiture, puis ils s'installent aux Mulini sur la terrasse. Il joue avec elle aux reversi. Elle manie les cartes avec dextérité, mais il ne peut admettre qu'elle gagne. Il triche. Il compte les points. Et c'est lui qui l'emporte.

Est-elle dupe ?

Il se lève, la raccompagne. Il aime sa voix un peu rauque qui murmure : « Addio, mio caro figlio. »

Parfois il invite les notables de l'île pour une soirée. Il va de l'un à l'autre, s'incline devant les femmes qui, timides, essaient gauchement dans leur élégance empruntée de faire une révérence.

C'est une vie. Sa vie, désormais.

Mais, quand il se retrouve seul, l'amertume lui serre la gorge. Il ne regrette ni le parterre de rois, ni l'or des Tuileries, ni même les jolies femmes qui s'offraient à lui. Mais il a un fils et une épouse. Que vaut la vie si même cela lui est retiré ?

Il n'a reçu qu'une lettre de Marie-Louise. Elle lui annonce son départ pour Aix-les-Bains. Il enrage. Mais il doit se maîtriser, essayer de la convaincre, alors qu'elle est entourée par tous ceux qui veulent l'éloigner de lui, lui voler son fils.

« Je pense, écrit-il, que tu dois le plus tôt possible venir en Toscane, où il y a des eaux aussi bonnes et de même nature que celles d'Aix en Savoie. Cela aura tous les avantages. Je recevrai plus souvent de tes nouvelles, tu seras plus près de Parme, tu pourras avoir ton fils avec toi et tu ne donneras d'inquiétude à personne. Ton voyage à Aix n'a que des inconvénients. Si cette lettre t'y trouve, n'y prends qu'une saison et viens pour ta santé en Toscane.

« Ma santé est bonne, mes sentiments pour toi les mêmes, et mon désir de te voir et de te le prouver très grand.

« Adieu, ma bonne amie. Un tendre baiser à mon fils. Tout à toi.

« Nap. »

La chaleur de cet été qui s'installe. Tout est ralenti. Il monte souvent à l'ermitage de la Madone du Monte Giove, et ce n'est qu'en fin de journée qu'il descend voir sa mère, installée dans le village de Marciana Alta.

Il lit les journaux qui arrivent jusqu'à Piombino et que des navires déposent par lots à Portoferraio. Le Morning Chronicle et Le Journal des débats sont les plus intéressants. Il reçoit aussi de Maret, resté à Paris, ou bien par les lettres destinées aux soldats de la Garde et qu'il a obtenu qu'on lui communique, des informations directes sur ce qui se passe en France.

Il s'indigne. Il a suffi de quelques semaines pour que les Bourbons montrent leur vrai visage.

Ils n'ont rien compris à la nouvelle France que j'ai bâtie ! Le maréchal Soult, mon duc de Dalmatie, pour les servir, veut faire élever un monument à la gloire des chouans. Il lance une souscription pour les « martyrs de Quiberon » ! Et les prêtres, comme les aristocrates, remettent en question la vente des biens nationaux ! Que peuvent penser tous ceux, paysans, bourgeois, qui ont acquis des terres, des maisons de nobles et des biens ecclésiastiques ?

Il a un sentiment de dégoût. Ces journaux sont pleins d'insultes contre lui. On l'accuse d'amours incestueuses avec Pauline, parce qu'on a appris qu'elle a passé deux jours dans l'île ! On dit même qu'elle est comme lui, à cause de lui, atteinte de la « maladie du vice » et qu'elle doit être soignée pour cela. Et lui-même est fou à cause de ce mal vénérien !

Il éprouve des nausées à regarder ces caricatures où on le représente en train de « vomir » ce qu'il a avalé : pays, trônes, biens, richesses, et qu'il est malade malgré les « bains de sang » dans lesquels il se plonge !

Ceux qui le calomnient ainsi, si bassement, dans sa vie privée, ne peuvent que vouloir le tuer, l'entourent d'espions.

Il sursaute en apprenant que Talleyrand le Blafard, prince de Bénévent, a fait nommer comme consul de France à Livourne, qui n'est qu'à cinq heures de mer de Portoferraio, le chevalier Mariotti. Il se souvient de ce Corse qui a été préfet de Police à Lucques pour la princesse Élisa puis qui a trahi la souveraine, soulevé les garnisons de la principauté en faveur des Bourbons.

Talleyrand, qui a déjà voulu me faire assassiner par Maubreuil, songe-t-il à me faire enlever ici, parce qu'il pressent ce que vont penser dans quelques mois les Français ?

Avec le chevalier de Bruslart comme gouverneur de la Corse et Mariotti à Livourne, les Bourbons me prennent en tenaille. Ils veulent m'étrangler. Ils ne versent pas la rente de deux millions de francs fixée par le traité. C'est ma mort qu'ils souhaitent !

Il faut donc se battre, organiser mon propre réseau, envoyer en Italie mes espions, rassembler des informations afin de pouvoir me défendre, agir.

Et pour cela suivre l'évolution de l'opinion, lire.

Mais, tout à coup, quelques lignes dans Le Journal des débats qui le terrassent. Le journal est paru il y a plusieurs semaines déjà, mais cette mort qu'il annonce est pour moi d'aujourd'hui, dans ce plein été 1814.

Joséphine est morte le 29 mai.

Il ne bouge pas. Il ne sort plus durant deux jours.

Sa vie défile, toute ma vie liée à elle.

Il oublie ce qu'il a lu et qui accompagne l'annonce de sa mort : qu'elle l'a trahi aussi, en recevant chez elle à la Malmaison le tsar Alexandre, l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse ; que ces souverains ont dansé avec elle, qu'elle a présidé des dîners en leur honneur, qu'elle a présenté Hortense et Eugène au tsar afin qu'il les recommande à Louis XVIII.

C'est vrai qu'elle a fait cela, mais elle est morte. Elle avait souffert par lui, même s'il avait toujours essayé de la protéger, même si, déjà, elle l'avait trahi avec tant d'autres.

Il laisse entrer Bertrand. Il dit :

- Pauvre Joséphine, elle est bien heureuse maintenant.

Puis, comme pour lui-même, il ajoute :

- En somme, Joséphine m'a donné le bonheur, et elle s'est constamment montrée mon amie la plus tendre. Aussi, je lui conserve les plus tendres souvenirs et la plus vive reconnaissance.

Il soupire, sort sur l'esplanade pour la première fois depuis deux jours. Il regarde l'horizon.

- Elle était soumise, dévouée, complaisante aussi, elle mettait ces dispositions et ces qualités au rang de l'adresse politique dans son sexe.

Il s'en va seul marcher sur ce sentier qui domine la mer.

Il a quarante-cinq ans ce 15 août 1814.

Joséphine et tant sont morts déjà. Pourquoi vit-il ?

Il accueille sa mère et ses invités, les notables de l'île, dans la maison des Mulini. On le félicite en ce jour de fête. Mais il est sombre, silencieux. Il faut pourtant présenter ses hommages aux dames de l'île, à l'épouse du grand maréchal du Palais, la comtesse Bertrand. Mais après quelques instants il se dirige vers le piano, joue quelques notes. C'est sa manière d'annoncer qu'il va se retirer dans ses appartements, quelques chambres modestes et une salle de bains. Au-dessus de la baignoire, il a fait placer une mosaïque romaine représentant une femme alanguie.

Pourquoi est-il seul ?

« Ma bonne Louise,

« Je t'ai écrit souvent. Je suppose que tu as fait de même, cependant je n'ai reçu aucune de tes lettres depuis celle de quelques jours de ton départ de Vienne. Je n'ai reçu aucune nouvelle de mon fils. Cette conduite est bien bête et atroce.

« Madame est ici et se porte bien. Elle est bien établie. Je suis bien portant. Ton logement est prêt et je t'attends dans le mois de septembre pour faire la vendange.

« Personne n'a le droit de s'opposer à ton voyage. Je t'ai écrit là-dessus. »

Mais si c'était elle qui refusait de me rejoindre ? Elle, si faible, si influençable, que les gens de Vienne ont dû circonvenir.

Il reprend :

« Viens donc. Je t'attends avec impatience. Tu sais tous les sentiments que je te porte. Je ne t'écris pas plus au long, puisqu'il est possible que cette lettre ne te parvienne pas. La princesse Pauline sera ici au mois de septembre.

« Voilà ta fête. Je te la souhaite bonne. Plains-toi de la conduite que l'on tient, empêchant une femme et un enfant de m'écrire. Cette conduite est bien vile.

« Addio, mio bene.

« Nap. »

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