6.

Il regarde loin devant lui. Il voudrait ne pas voir, mais il aperçoit sur les bords de la route des grenadiers de sa Garde, arrêtés déjà. Et on ne marche que depuis quelques heures. Ils fouillent dans leurs sacs. Ils abandonnent des objets trop lourds. Les talus boueux sont déjà recouverts de livres aux reliures dorées, de statuettes, de robes, de tapis.

Il ne doit rien laisser apparaître de ce qu'il ressent, ni l'inquiétude, ni la rage, ni l'incertitude.

Et cependant elles le rongent. A-t-il eu raison de prendre la route du Sud, vers Kalouga, pour infliger une défaite à Koutousov ? Et où est le feld-maréchal russe ? On n'aperçoit de temps à autre, surgissant du brouillard, que des cosaques, qui tirent quelques coups de feu, donnent des coups de lance puis s'égaillent comme une nuée de mouches quand les escadrons de la Garde chargent. Mais ils ont tué ou blessé quelques hommes qui restent allongés sur la terre.

Fallait-il gagner au plus vite Smolensk, où se trouvent des magasins remplis d'approvisionnements ? Cette armée a besoin de tout, de pain, de munitions, de chaussures, d'uniformes, de charpie pour les blessés.

Et si les magasins étaient vides, parce que les commissaires aux approvisionnements sont des incapables et des brigands ? Et si les troupes russes venues du sud, celle des généraux Tormasov et Tchitchakov, rejoignaient celles commandées par Wittgenstein qui descendent du nord, je serais encerclé, enfermé dans cette Russie, cependant que toute l'Europe, mon Empire se soulèverait !

Mais il faut rester impassible, ne pas voir ces voitures qui ont déjà versé sur le côté, ces caissons d'artillerie embourbés parce que la terre est devenue une glu, que le chemin de traverse que j'ai choisi pour rejoindre la nouvelle route de Kalouga, pour échapper ainsi aux reconnaissances de Koutousov, est étroit et creusé de fondrières.

Et après les longs brouillards glacés de la matinée, les pluies de la journée, c'est le froid de la nuit qui tombe.

Les pièces du château de Troïtskoïe, la première halte de quelques heures, puis la chambre de Fominskoïe, et la maison de Borovsk, les étapes suivantes sont sales, gelées et humides. Napoléon ordonne qu'on brûle les voitures qui ne peuvent plus avancer. Il voit des soldats qui dépècent des chevaux. Certains grenadiers plongent leurs bras, leur tête même, dans le ventre ouvert de la bête pour y chercher le foie, fouillant dans les entrailles. D'autres remplissent des seaux avec le sang, qu'ils boiront chaud.

Il ne peut pas ne pas remarquer cela, lire sur les visages de Caulaincourt, de Rapp, de Berthier, d'Eugène, de Lauriston l'angoisse. Ils l'entourent et le questionnent des yeux.

Il prend Caulaincourt par le bras.

- Je vois qu'il sera indispensable que je me rapproche de mes réserves, dit-il. Car j'aurai beau chasser Koutousov et lui faire évacuer Kalouga et ses retranchements, les cosaques gêneront toujours mes communications.

Caulaincourt approuve et, d'une voix altérée, évoque le climat qui va changer, la neige et le froid qui vont venir, et ces mouvements de paysans, de partisans, que signalent les courriers lorsqu'ils arrivent. Tout le pays, jusqu'à la frontière du grand-duché de Varsovie, est en train de se soulever. On ne peut plus fourrager sans risque. Les estafettes sont attaquées. On tue les soldats isolés. Des rumeurs se répandent. Les paysans empalent leurs prisonniers ou bien les jettent dans des récipients d'eau ou d'huile bouillantes.

Il ne doit rien répondre, rien montrer de ce qu'il ressent. Il dit seulement :

- Nous serons sans nouvelles de France, mais le plus fâcheux, c'est qu'en France on sera sans nouvelles de nous.

Il faut une grande circonspection dans ce que l'on écrit, exige-t-il. Toutes les lettres peuvent être prises.

Il écrit à Marie-Louise en pensant à cela.

« Ma bonne amie, ma santé est bonne, mes affaires vont bien. J'ai abandonné Moscou après avoir fait sauter le Kremlin. Il me fallait vingt mille hommes pour garder cette ville. Détruite comme elle était, elle gênait mes opérations. Le temps est très beau.

« Je partage le désir que tu as de voir la fin de tout ceci, tu ne dois pas douter du bonheur que j'aurai de t'embrasser.

« Baise le petit roi pour moi, écris à ton père que je le prie de penser à Schwarzenberg et de le faire soutenir par le corps de troupe de Galicie et de le renforcer. Quand tu écris à l'Impératrice, mets-moi à ses pieds.

« Adieu, mon amie. Tu sais combien je pense à toi. Tout à toi.

« Nap. »

Il entend le canon. Il sort aussitôt. On se bat autour de Maloiaroslavets, plus au sud. Il chevauche dans la direction des combats, écoute les rapports des éclaireurs. Ce sont le maréchal Davout et Eugène de Beauharnais qui ont été attaqués par les Russes du général Doctorov, l'avant-garde de Koutousov. Ils les ont repoussés, fait quelques prisonniers, mais les cosaques sont partout, harcelant les troupes.

Napoléon rentre à Borovsk. Il interroge un officier prisonnier. L'homme est calme comme un vainqueur. L'empereur Alexandre a déclaré, répète-t-il : « C'est maintenant que ma campagne commence. »

L'homme ne répond à aucune question concernant les mouvements de Koutousov. Les Russes se replient-ils après avoir été battus à Maloiaroslavets ? Et comment les poursuivre avec une armée dont les hommes et les chevaux sont épuisés ?

Napoléon ne peut rester en place. Il marche dans la pièce. Il consulte les cartes. Il sort sur le seuil. La nuit est grise de brouillard. On ne voit pas à quelques pas.

- Cela devient grave, murmure-t-il. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien !

Il se tait tout en marchant dans ce réduit qui pue, puis, tout à coup, il saisit son chapeau.

- Je vais m'assurer moi-même si l'ennemi est en position ou en retraite, comme tout l'annonce. Ce diable de Koutousov ne recevra pas la bataille. Faites avancer mes chevaux, partons.

Il se heurte à Berthier, qui lui barre le passage. Le jour n'est pas levé, dit le maréchal. On ne sait pas quelle est la position des différentes unités. Les cosaques peuvent surgir à tout instant.

Un aide de camp d'Eugène arrive, confirme la retraite des troupes de Koutousov. Napoléon écoute, attend quelques minutes. Mais il ne peut rester dans cette pièce enfumée. Il veut agir. Il monte à cheval, sans se soucier de qui le suit.

Il chevauche, et tout à coup des cavaliers surgissent du brouillard, crient, enveloppent l'escorte, les aides de camp. Il entend le cri de Rapp :

- Arrêtez, Sire, ce sont des cosaques !

- Prends les chasseurs du piquet et porte-toi en avant ! lance Napoléon.

Il regarde autour de lui. Berthier et Caulaincourt sont à ses flancs, l'épée tirée. Il dégaine.

On se bat devant lui. Il entend le choc des coups portés, les cris, les hourras des cosaques. Les escadrons de la Garde surviennent enfin, au moment où le brouillard se lève. Il découvre alors dans la plaine des milliers de cosaques, sans doute ceux de Platov, qui ont attaqué les bivouacs de la Garde et le parc d'artillerie, entraînant avec eux des prisonniers, des pièces de canon. Ils ont dû surgir des bosquets d'arbres qui, de-ci, de-là, forment dans la plaine des massifs sombres.

Il faut montrer sa sérénité, sa gaieté même. Il rit, plaisante avec Lauriston et Rapp. Il sent les regards des grenadiers qui ne le quittent pas des yeux.

Il doit apparaître héroïque et invulnérable.

« Vive l'Empereur ! » crie-t-on. Mais les voix s'éteignent vite. Il rentre lentement, traversant les bivouacs. Les hommes sont accroupis autour des feux. Il les sent recroquevillés en eux-mêmes. Indifférents les uns aux autres. Ennemis, même. Isolés par le froid qui tombe et la faim qui les tenaille. Il convoque le docteur Yvan, le médecin de la Garde, qui lui est attaché depuis des années.

Il le dévisage. Il veut, dit-il en tournant le dos à Yvan, une ampoule remplie d'un poison violent. Il veut la porter sur lui. Il ne doit pas courir le risque d'être fait prisonnier.

Il fait face à Yvan qui balbutie. Il répète qu'il s'agit d'un ordre à exécuter immédiatement.

C'est le dimanche 25 octobre 1812. Il a donc failli être tué ou capturé. Mais le destin l'a laissé en vie. Alors, en avant.

Il donne le signal du départ. Il a pris sa décision. On gagnera au plus vite Smolensk. On abandonne la route du Sud, on reprend la route de Mojaïsk, de Borodino et de Wiazma.

Maintenant, la nuit, il gèle, mais les journées froides ne sont encore que grises. Il chevauche au milieu de la Garde, puis il monte en voiture et marche de longues heures à pied, avec les soldats, comme un soldat, s'appuyant au bras de Caulaincourt ou de Berthier, ou bien prenant appui sur un gros bâton.

Il voit.

Les morts sur les talus et sur la route. Les blessés abandonnés. Les voitures brisées auxquelles il donne l'ordre de mettre le feu.

Tout à coup, il reconnaît ces plateaux, dont la terre est encore retournée, ces ravins d'où s'envolent des milliers de corbeaux. Les étendues sont couvertes de débris et de morts. Des bras sortent de terre. Des carcasses de chevaux achèvent de pourrir. La pluie a délavé le terrain et les cadavres enterrés sont en partie mis au jour. Voilà le village de Borodino.

Cela fait à peine cinquante-deux jours que la bataille de la Moskova a eu lieu.

Il voudrait faire accélérer le pas. Chaque soldat qui passe entre ces morts qui pourrissent est un homme qui perd de son énergie, qui désespère. Il regarde Caulaincourt. Son frère repose aussi dans cette terre. Il entend les murmures qui montent de la troupe en marche. Il veut savoir. On dit qu'on a trouvé un grenadier français, les jambes coupées mais encore vivant. L'homme aurait vécu dans la carcasse des chevaux, se nourrissant de leur chair.

Il faut se murer. Il faut avancer.

Il se retourne. La colonne s'étire à perte de vue. Les voitures cahotent, versent, brûlent. On les pille. On passe près d'une abbaye d'où s'élèvent des plaintes. Des blessés sont encore là depuis la bataille.

Il s'arrête. Qu'on les charge dans les voitures, dans celles de sa Garde et de la Maison de l'Empereur.

Il repart. Il entend des cris. Les conducteurs des voitures lancent leurs attelages pour que les cahots fassent tomber sur la route les blessés qu'ils ont dû prendre.

Il détourne la tête. Il murmure :

- L'armée n'est pas belle à montrer, aujourd'hui.

Mais il faut qu'il sache. Il ne sert à rien d'ignorer. Il sort de la route. Il monte sur une hauteur. Il veut voir défiler les troupes et les convois. De combien d'hommes dispose-t-il encore ? Ils étaient cent mille au départ de Moscou. Peut-être n'en reste-t-il, dix jours plus tard, que la moitié.

On pousse devant lui un homme au regard insolent. C'est le comte de Wintzingerode, aide de camp d'Alexandre Ier, qu'on a surpris revêtu d'une redingote civile aux portes de Moscou alors qu'il incitait à la désertion les soldats français.

Quoi, un homme né dans le Wurtemberg, un de mes sujets, qui s'est mis au service du plus offrant, un agent secret, un espion - pas un soldat, un débaucheur de troupes ! Un traître. Napoléon hurle. Il ne peut plus se contenir. Toute la rage qui est en lui, qui s'est accumulée à chaque regard porté sur cette route, sur ces soldats, sur ces blessés, ces morts explose. Cet homme mérite d'être fusillé.

Il regarde Caulaincourt, Berthier, Murat.

Ils me condamnent.

Il appelle lui-même les gendarmes.

- Comme vous voudrez, Sire, mais jamais comme un traître, dit Wintzingerode.

Napoléon donne un coup de pied dans la terre durcie par le gel. Il lève la tête, aperçoit à quelque distance de la route un château. La bâtisse est grande et belle. Que deux escadrons de la Garde aillent y fourrager et y mettre le feu.

- Puisque messieurs les barbares trouvent bon de brûler leurs villes, il faut les aider ! crie-t-il.

Il se calme tout à coup. Les flammes enveloppent le château. Il regagne la route. Il ne fera pas fusiller ce Wintzingerode. Il se rapproche de Caulaincourt, lui tire l'oreille.

- C'est à cause d'Alexandre que vous vous intéressez à lui ? Allez, allez, on ne lui fera pas de mal.

Il donne une tape sur la joue du grand écuyer.

Il se dresse sur ses étriers. Devant lui, les champs sont blancs. La neige est tombée. Le froid va venir envelopper tout ce qui reste de l'armée. La neige va la recouvrir.

Il se penche vers Caulaincourt, l'interroge.

- Notre retraite aura monté la tête à tout le monde, dit le grand écuyer.

En Russie, en Autriche, en Prusse.

- Et le froid, poursuit Caulaincourt, va apporter de grands malheurs.

Il l'écoute. Il faut avancer plus vite, prendre de vitesse le froid, atteindre Smolensk, franchir la Bérézina, cet affluent du Dniepr, avant que les troupes russes du Nord et du Sud ne se rejoignent, ne nouent le lacet autour de moi. Puis l'armée pourra se reconstituer à Vilna, ou derrière le Niémen.

À ce moment-là, peut-être pourra-t-il rejoindre Paris après avoir fait prendre ses quartiers d'hiver à l'armée.

Il faut qu'il commence à évoquer cette possibilité. Car il ne peut rester ici, enseveli sous la neige, alors que l'Empire serait en danger.

Il pense à son départ d'Égypte.

Il faut savoir choisir.

Il gèle, dimanche 1er novembre 1812. Il écrit quelques lignes à Marie-Louise.

« Je me rapproche de la Pologne pour y établir mes quartiers d'hiver. C'est cent lieues de moins qu'il y aura entre nous. Ma santé est parfaite, mes affaires vont bien. »

C'est cela qu'il faut dire, écrire.

Qui peut imaginer, hormis ceux qui sont ici, près de moi, ce qui survient ?

Même les meilleures unités se débandent. Chacun pour soi. Et pourtant il faut se battre. Que le maréchal Ney prenne le commandement de l'arrière-garde. Ces cosaques sont comme les Arabes. Il faut marcher comme en Égypte, les bagages au centre et les baïonnettes formant un hérisson.

Mais je vois ces fusils jetés à terre parce que les mains gèlent sur le métal.

Les premières bourrasques de neige sont tombées, et la température est devenue glaciale.

Je vois les hommes qui se couchent sur le bord de la route, ceux qui tombent asphyxiés dans les feux parce qu'ils se sont approchés trop près des flammes. Et les blessés abandonnés qui forment, au milieu des objets éparpillés, comme une longue traînée noire.

Napoléon arrive le 6 novembre 1812 à Mikhaeliska, un village composé de petites maisons à demi détruites, pleines d'hommes déjà, ceux qui précèdent l'avant-garde pour s'assurer un toit, piller les vivres avant l'arrivée de la colonne.

La neige tombe à gros flocons et en même temps le brouillard est épais. Le ciel semble avoir disparu.

Tout à coup, au moment où il pénètre dans une masure, un cavalier surgit, fendant la foule des soldats, se faufilant entre les voitures. C'est une estafette. Il l'entend crier : « L'Empereur ! l'Empereur ! » L'homme s'approche enfin, tend un portefeuille chargé de dépêches.

Des missives de Paris. Il lit.

Il ne doit pas laisser son visage tressaillir.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre, le général Malet, emprisonné depuis 1808 pour un complot républicain, enfermé dans une maison de santé, s'est évadé. Il a réquisitionné une cohorte de la Garde nationale en prétextant que l'Empereur était mort en Russie. Il a présenté un faux sénatus-consulte, déclarant déchu le régime impérial et établissant un gouvernement provisoire dont le général Moreau serait le président et lui, Malet, le représentant. Avec ses complices, le général Lahorie, ancien chef d'état-major de Moreau, Guidal, un ami de Barras, qui conspire avec les Anglais dans le Midi, un marquis, un abbé, ils ont réussi à arrêter Savary, le ministre de la Police, Pasquier, le préfet de Police. Heureusement, le gouverneur militaire Hulin a résisté, et les adjoints ont arrêté les conspirateurs, qui ont été jugés et fusillés le 29 octobre.

Napoléon lève la tête. Il avait pensé que l'Empire était affaibli par son absence de Paris. Mais que des ministres, le préfet de la Seine Frochot, qui a fait préparer une salle de l'Hôtel de Ville pour le gouvernement provisoire de Malet, se soient ainsi laissé berner, ou aient obéi, le révolte, l'étonne.

Il lit les conclusions de Savary, qui assure que Paris ne s'est même pas aperçu de l'événement, que tout est rentré dans l'ordre à dix heures du matin.

Il tend les lettres à Caulaincourt, puis commence à marcher devant le feu qui brûle à même le sol de terre battue, et dont la fumée envahit la pièce.

- La nouvelle de ma mort, dit-il, a fait perdre la tête à tout le monde. Le ministre de la Guerre qui me vante son dévouement n'a pas même mis ses bottes pour courir aux casernes, faire prêter serment au roi de Rome et tirer Savary de prison. Hulin seul a eu du courage.

Il donne un coup de pied dans les bûches, fait jaillir des étincelles. La flamme reprend, plus vive.

- La conduite du préfet et celle des colonels est incompréhensible, reprend-il. Quel fond faire sur des hommes dont la première éducation ne garantit pas les sentiments d'honneur et de fidélité ? La faiblesse et l'ingratitude du préfet, du colonel du régiment de Paris, un de mes anciens braves dont j'ai fait la fortune, m'indignent.

Il sort. Les flocons sont encore plus denses, plus gros. Tout est recouvert. Des hommes passent, chancelants. Le visage est saisi par le froid.

Et ceux qui le trahissent sont à Paris, dans les ors et la chaleur des palais.

- Je ne puis croire à cette lâcheté ! lance-t-il.

Il commence à marcher. Il veut quitter ce village, rejoindre au plus vite Smolensk. Peut-être pourra-t-il mettre l'armée en ligne autour de cette ville. Et alors, si elle est en mesure de résister, il la quittera pour rejoindre Paris, rétablir l'ordre, être à nouveau le cœur de l'Empire.

- Avec les Français, dit-il, il faut, comme avec les femmes, ne pas faire de trop longues absences. On ne sait en vérité ce que des intrigants parviendraient à persuader et ce qui arriverait si on était quelque temps sans nouvelles de moi.

Il marche au milieu de soldats isolés. Les talus sont couverts de morts et de blessés abandonnés. Des hommes sont réunis autour d'un cheval qui bouge encore et qu'ils commencent à taillader. Son ventre est ouvert. Une femme y a plongé son bras pour y arracher le cœur ou le foie.

Il ne peut accepter d'être coupé de toute relation avec Paris, encerclé ici.

- C'est ce qui peut arriver si les Russes ont le sens commun, dit-il.

Un aide de camp s'approche. Le vice-roi Eugène, explique-t-il, a dû abandonner Vitbesk. L'artillerie est perdue. Les chevaux non ferrés, épuisés, n'ont pu tirer les canons sur le verglas.

Les troupes de Wittgenstein ont donc occupé Vitebsk. Et, au sud, les soldats de Tchitchakov ne doivent être qu'à une trentaine de lieues de cette ville. Si l'on ne passe pas avant qu'ils se rejoignent, nous serons dans la boucle. Il faut empêcher cela.

Il se met à l'abri dans le château de Pnevo, aussi glacial qu'une place ventée. Il dicte une dépêche pour le maréchal Victor, afin qu'il contre-attaque les troupes de Wittgenstein.

« Dans peu de jours, vos derrières peuvent être inondés de cosaques : l'armée et l'Empereur seront demain à Smolensk, mais bien fatigués par une marche de cent vingt lieues sans s'arrêter. Prenez l'offensive, le salut des armées en dépend ; tout jour de retard est une calamité. La cavalerie de l'armée est à pied, le froid a fait mourir tous les chevaux. Marchez, c'est l'ordre de l'Empereur et celui de la nécessité. »

Ne pas céder. Se battre.

Que tous les officiers restés montés se réunissent en un escadron sacré. Les généraux y feront office de capitaines, les colonels de sous-officiers.

Se battre. Écrire, donc, pour prouver à tous ceux qui me guettent que je suis vivant. Une estafette va partir, tenter de rejoindre Paris.

« Mon amie, je suis fâché que le ministre de la Guerre t'ait envoyé un aide de camp pour l'affaire des scélérats qui ont voulu assassiner Hulin, écrit-il à Marie-Louise. Tout cela, je crains, ne t'ait fait de la peine, quoique je connaisse ton caractère.

« Tu vois que je me rapproche. Demain, je serai à Smolensk, c'est-à-dire bien rapproché de Paris de plus de cent lieues. Le temps commence à vouloir se brouiller, de venir à la neige. Je lis tes lettres avec autant de plaisir que tu peux avoir à lire les miennes. J'espère que tu m'apprendras bientôt que mon fils a fait ses dents et a repris sa belle humeur.

« Adieu, ma bonne Louise, embrasse mon fils deux fois et surtout ne doute jamais de tout l'amour que je te porte. Tout à toi.

« Nap. »

« Le 7 novembre, à une heure du matin. »

Dehors, la mort partout.

Il recommence à marcher. Puis le soleil s'éclaircit, et il aperçoit au loin les clochers de Smolensk qui resplendissent sous le soleil.

Le lundi 9 novembre, il rentre dans Smolensk. Il faut regrouper l'armée ici.

Il parcourt la ville, où les destructions de la bataille du mois d'août sont encore béantes. Et les rues sont, comme alors, pleines de morts. Mais ce ne sont plus les Russes. Ce sont les soldats épuisés qui ont agonisé ici. Ce sont ceux qui se sont battus pour accéder aux magasins d'approvisionnement et les ont dévalisés. Ce sont ceux qui ont été tués par des pillards. Il les voit parfois, sortant des caves où ils se sont réfugiés, et où personne n'ose descendre. On y risquerait sa vie.

Il s'installe dans l'une des rares maisons intactes. Mais comment prendre du repos ? Les Russes ont attaqué au nord. Et le général Augereau a capitulé à Ljachewo. Il faut avancer vite, vers l'ouest, tenter de franchir la Bérézina, atteindre les zones moins dévastées, au climat moins rude.

Tout gèle, ici. Il fait moins vingt-cinq degrés.

On apporte une proclamation de Koutousov, saisie sur un cadavre russe. Elle est datée du 31 octobre. Il la lit. « Hâtons-nous de poursuivre cet ennemi impie... Éteignez les flammes de Moscou dans le sang de votre ennemi, écrit Koutousov. Russes, obéissez à cet ordre solennel. Alors, votre patrie apaisée par cette juste vengeance se retirera satisfaite du théâtre de la guerre et, derrière ses vastes frontières, elle prendra une attitude majestueuse entre la paix et la gloire. Guerriers russes, Dieu est votre guide ! »

Est-ce Dieu qui autorise les paysans russes à faire bouillir les soldats français ? Mais il ne sert à rien de s'indigner. Il faut se battre et passer.

Chaque jour, il inspecte les environs de Smolensk. Partout, des morts, des voitures qui brûlent, des chevaux qu'on dépèce. Des hommes qui négocient avec d'autres, échangent les bijoux qu'ils ont volés contre une bouteille d'eau-de-vie.

Il inspecte les magasins qui contiennent encore quelques vivres. Il faut prévoir de la farine pour l'arrière-garde de Ney quand elle arrivera à Smolensk.

Mais on ne peut attendre Ney.

Le samedi 14 novembre 1812, à huit heures trente, Napoléon s'apprête à quitter Smolensk.

Debout, avant de quitter la pièce, il écrit un mot à Marie-Louise.

« Ma bonne amie, je reçois ta lettre du 30. Je vois que tu as été au Salon. Dis-moi ce que tu en penses, tu es connaisseur puisque tu ne peins pas mal.

« Le froid ici est assez fort, à huit degrés. Cela est un peu de bonne heure. Ma santé est fort bonne. Embrasse mon fils, dis-moi qu'il a fait ses dents. Addio, mio bene.

« Nap. »

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