32.
Il s'est assis dans les appartements de la préfecture maritime de Rochefort. En 1808, il a séjourné là. Il était au sommet de sa gloire et de sa puissance. Qu'est-il maintenant ?
Il écoute le préfet maritime Casimir de Bonnefous. Cet homme qu'il a nommé l'a, bien sûr, comme presque tous, trahi.
Il s'est rallié à Louis XVIII et a accueilli dans ce lieu même le duc d'Angoulême, qui tentait de dresser en mars 1815 les populations de l'Ouest contre moi. Quelle confiance lui accorder ? Il sera l'instrument docile des décisions prises à Paris. Et que veut-on faire de moi ? Me laisser gagner l'Amérique ? Les Alliés n'ont pas délivré de sauf-conduit. Et il faudrait forcer cette croisière anglaise qui, avec ses navires, tient les passes. Et pourquoi les traîtres de Paris ne souhaiteraient-ils pas mon naufrage et ma mort ou mon arrestation ? Talleyrand est devenu Premier ministre de Louis XVIII ! Et Fouché, son ministre de la Police ! Qu'attendre de ces hommes-là, que j'ai percés à jour depuis des années et qui veulent ma perte ? Ils chercheront à me livrer pour montrer leur servilité. Et Fouché voudra ainsi faire oublier qu'il est un terroriste et un régicide, et qu'il a traqué pour moi les royalistes tant qu'il a cru à la solidité de l'Empire.
Je ne veux leur faire cadeau ni de ma mort ni de ma dignité.
Mais que décider ?
Je n'ai plus de certitude, je ne vois plus de voie droite et ascendante.
Je vois des marécages, et le risque du ridicule et du sordide. Ou bien l'échec d'une aventure désespérée.
Il fait quelques pas hors du bâtiment, et aussitôt il entend les cris de la foule. On l'acclame encore. On crie : « Ne nous abandonnez pas ! »
Il reçoit une délégation des habitants et des soldats. Ces hommes l'adjurent de ne pas quitter la France, d'animer la résistance.
Il montre d'un geste des deux mains sa tenue civile.
- Mes amis, mes conseils et mes avis ont été dédaignés, rejetés. Les ennemis sont à Paris.
Il secoue la tête.
- Je ne dois pas ajouter les horreurs de la guerre civile à l'invasion étrangère.
Il faudrait donc partir au plus vite. Mais comment ? Mais où ?
Voici Joseph, anxieux mais déterminé. Et quoi que j'aie pu penser de lui, il est là, aujourd'hui, comme un frère aîné, décidé à m'aider.
Mais je suis Napoléon Bonaparte, accompagné d'une maison de soixante personnes ! Je ne suis pas un fuyard, un souverain poursuivi. J'ai décidé d'abdiquer en conscience. La loi doit me protéger.
Il reçoit Las Cases. Il apprécie depuis les temps de l'adversité cet ancien émigré, officier de marine, qui a combattu avec l'armée de Condé mais s'est rallié à l'Empire en 1806.
J'ai fait de lui un conseiller d'État. Qu'il soit mon chambellan, qu'il note mes propos s'il le veut, lui qui a obtenu un si grand succès de librairie avec un Atlas historique chronologique et géographique. J'aime voir Las Cases avec son fils Emmanuel. Las Cases veut me suivre là où j'irai.
Où irai-je ?
On a interdit au bibliothécaire Barbier de faire parvenir à Napoléon les ouvrages demandés sur l'Amérique et les campagnes de la Grande Armée.
Il remarque mille signes inquiétants. Ici et là, sur certains bâtiments publics, apparaissent les premiers drapeaux blancs. Le plus puissant des navires anglais, le Bellerophon, s'avance dans la rade et arbore la couleur royale.
Mes ennemis se rapprochent. Ils veulent me prendre au piège.
Il interpelle le général Gourgaud. Il sait qu'il peut avoir confiance en lui.
Cet artilleur est brutal, colérique, peu diplomate, mais c'est un fidèle. Il a détourné de moi, lors des combats de Brienne, une lance cosaque. Il est prêt lui aussi à m'accompagner en exil.
- Eh bien, dit Napoléon, donnez l'ordre d'équiper des embarcations pour l'île d'Aix. Je serai là, près des frégates, et me trouverai en mesure d'embarquer si les vents veulent tant soit peu favoriser cette sortie.
C'est le samedi 8 juillet 1815. Près du village de Fouras, il descend du sommet de la dune vers la plage. Toute la population est rassemblée. La mer est agitée. Pourra-t-on aller jusqu'à l'île d'Aix ?
Il se tourne, salue de la main.
- Adieu, mes amis.
Le vent porte les voix qui crient « Vive l'Empereur ». Il marche lentement. Il quitte le sol de la France continentale. Il grimpe sur les épaules d'un marin qui entre dans l'eau, le porte jusqu'au canot.
Les vagues balaient l'embarcation. On n'atteindra pas l'île. Désormais, il le sent, rien ne sera facile. Tout est contraire. Il donne l'ordre de se diriger vers l'une des deux frégates, la Saale.
Il monte l'échelle de coupée. Le navire arbore encore la flamme tricolore. Les officiers saluent, sabre au clair. Les marins sont au garde-à-vous. Mais il suffit d'un regard au capitaine Philibert pour savoir que l'homme est embarrassé. Et il exécuterait l'ordre de son ministre lui demandant d'arrêter l'Empereur.
Cette frégate, ce peut-être une prison.
Il arpente le pont, la cabine mise à sa disposition. Il veut, dès que le temps le permettra, aller visiter l'île d'Aix.
Il y débarque le dimanche 9 juillet. Il s'enfonce dans la terre meuble. C'est le sol de France. Peut-être est-ce la dernière fois qu'il le foule. On l'acclame encore. Il passe les troupes en revue puis visite les fortifications. C'est lui qui, autrefois, dans cette autre vie qui fut la sienne, ordonna ces constructions, ces grands travaux.
Ce pourrait être ici ma dernière forteresse.
Les soldats crient : « Ne nous quittez pas ! » Des officiers s'approchent, lèvent leurs épées : « À l'armée de la Loire ! » lancent-ils.
Il rentre cependant à bord de la Saale. Il a besoin de savoir quelles dépêches sont parvenues à la frégate. Il les parcourt. Le gouvernement le proscrit. Et, derrière les mots qui l'invitent à quitter au plus vite le sol national, il devine d'autres intentions qui se profilent. On veut le décréter de bonne prise.
Le nouveau ministre de la Marine Jaucourt a dû s'entendre avec les Anglais pour se faire lui aussi pardonner par Louis XVIII de m'avoir servi.
C'est avec ma vie et ma liberté qu'ils veulent tous payer le sauf-conduit qui leur permettra d'entrer dans les cercles du nouveau pouvoir. Et il en est de même pour tous ceux qui ont un bien, une situation à défendre. Les journalistes, toujours à gages, m'appellent déjà dans les gazettes reçues ici « l'Usurpateur ».
Ils ne me prendront pas ainsi.
Il quitte la frégate la Saale pour Aix. Là, il s'installe au premier étage de la petite maison du commandant de la place. Il ne dort pas. Il écoute les avis. Le commandant Ponée, de la frégate la Méduse, propose de forcer la croisière anglaise et de se sacrifier avec son navire et son équipage en abordant le Bellerophon. Pendant ce temps, l'Empereur embarqué sur la Saale gagnera le large.
Mais puis-je être sûr du commandant de la Saale ?
Un groupe de jeunes officiers viennent de proposer de s'emparer d'une grosse baleinière pontée et de gagner le large, d'arraisonner un navire marchand et de joindre ainsi les États-Unis. On pourrait aussi fuir sur un navire danois qui se trouve à Aix, amarré dans le port.
Le 13 juillet, Joseph est là à nouveau. Mon frère ! Il le serre contre lui. Joseph se propose de servir de leurre à la flotte anglaise pendant que Napoléon gagnera Bordeaux et quittera la France à bord d'un navire que Joseph vient d'affréter.
Napoléon secoue la tête.
Il ne craint pas les risques qu'impliquent ces projets. La mort n'est rien. Il l'a recherchée. Mais il a toute sa vie passée, à laquelle il doit donner une conclusion à la hauteur de la gloire qui fut la sienne
Donc, pas de fuite mesquine, d'aventure qui se termine en vaudeville.
Il montre à Joseph les membres de la Maison impériale qui se promènent devant la maison. Il y a quatre enfants, l'un de Las Cases, l'une de la comtesse de Montholon, et deux de la comtesse Bertrand. Il y a, outre ces deux femmes, les généraux, les officiers, les domestiques. Près de soixante personnes. Il veut partir dignement avec tous ceux de sa maison.
Il donne à nouveau l'accolade à Joseph. C'est le dernier adieu. Maintenant il va décider seul de la conduite à suivre.
Las Cases et Gourgaud se sont rendus auprès du capitaine Maitland commandant le Bellerophon, afin d'envisager la venue de l'Empereur à bord du navire anglais.
Pourquoi, en effet, ne pas remettre son sort aux mains de ce grand peuple d'Angleterre ? Pourquoi ne pas devancer ainsi, par un geste héroïque, à l'antique, digne de toute ma vie, les manœuvres des traîtres et les complots des argousins ?
Et si les Anglais, alors que je suis livré à eux, trahissent ma confiance, je serai l'homme d'honneur tombé aux mains de parjures.
Il est minuit, ce 13 juillet 1815.
Il se souvient de Plutarque, des Vies des hommes illustres, ce livre qu'il a lu et relu durant toutes ces années.
Cette fin-là serait à la hauteur de l'histoire que j'ai vécue.
Et puis il éprouve, à la pensée de s'en remettre pour la première fois de sa vie à d'autres, ces Anglais auxquels il va confier sa nouvelle existence, un sentiment de soulagement.
Toute une vie à faire front, à combattre, à relever des défis. Agir sans trêve. Et maintenant une seconde vie, à ne se servir que de son esprit et de sa mémoire. Il dit à Gourgaud :
- Il y a toujours danger à se confier à ses ennemis, mais mieux vaut risquer de se confier à leur honneur que d'être en leurs mains prisonniers de droit.
Il a pris sa décision. Il est apaisé.
Ma destinée va s'accomplir.
Il prend la plume. Il lève les yeux et, par la fenêtre de la petite chambre, il aperçoit le ciel, puis le Bellerophon comme un rocher sombre devant l'horizon.
Il commence à écrire au prince-régent d'Angleterre.
« Altesse royale,
« En butte aux factions qui divisent mon pays, et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique et je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique.
« Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse royale comme au plus puissant, au plus constant, et au plus généreux de mes ennemis.
« Napoléon. »
Il relit. Il est satisfait. Il est sûr d'avoir ainsi devancé les ordres de Louis XVIII et de Fouché. Ceux-là veulent l'arrêter. En se rendant sur le Bellerophon, il leur échappe.
Il dicte des instructions à Gourgaud. Le général partira le premier avec cette missive pour le prince-régent. Il expliquera que, « à défaut de l'Amérique, je préfère l'Angleterre à tout autre pays. Je prendrai le titre de colonel Muiron ».
Le nom est venu sous sa plume. Il revoit son jeune aide de camp se précipitant sur le pont d'Arcole, puis se plaçant devant lui afin de recevoir les balles.
Sans lui, sans Muiron, rien ne serait advenu de ma vie. Je serais mort à Arcole. Muiron m'a sauvé. Il est là devant moi comme si le temps ne s'était pas écoulé.
« Si je dois aller en Angleterre, reprend-il, je désire être logé dans une maison de campagne à dix ou douze lieues de Londres où je souhaiterais arriver dans le plus strict incognito. Il faudrait une habitation assez grande pour loger tout mon monde... »
Et si cela n'était pas ? Si les Anglais devenaient des geôliers ou des bourreaux ?
S'il eût mieux valu tenter de forcer le blocus, afin d'atteindre l'Amérique ?
Mais quoi ! Était-ce là la fin d'un Empereur des rois de devenir un citoyen quelconque ?
Il a choisi la seule issue digne de lui.
Il ne faut plus tergiverser. Les ordres de m'arrêter doivent avoir été lancés. Je connais Fouché. Et le ministre de la Marine, Jaucourt, ancien chambellan de Joseph, comme le ministre de la Police, a beaucoup à se faire pardonner par les Bourbons.
Napoléon demande qu'on le réveille peu après minuit, ce samedi 15 juillet 1815.
Il revêt son uniforme des chasseurs de la Garde, vert à parements rouges. Il boutonne sa redingote grise et coiffe son chapeau à cocarde tricolore. Il va sortir de sa première vie la tête haute comme il le faut.
Le général Becker se propose pour l'accompagner jusqu'au Bellerophon. Napoléon refuse.
- Pensons à la France, dit-il. C'est de mon propre gré que je me rends à bord de la croisière. Si vous veniez avec moi, on ne manquerait pas de dire que vous m'avez livré aux Anglais. Je ne veux pas laisser peser sur la France une pareille accusation.
Becker pleure.
- Embrassez-moi, général. Je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt d'une manière aussi particulière. Je vous eusse attaché à ma personne.
- Adieu, Sire, soyez plus heureux que nous.
Bonheur ? Malheur ?
Il pense à ces mots en gagnant le navire français l'Épervier qui doit ensuite le conduire au Bellerophon.
Bonheur ? Malheur ?
Il a tout connu, mais il n'a jamais recherché le bonheur ou craint le malheur. Il a voulu aller jusqu'au bout de soi, et ne pas étouffer l'énergie qui soufflait en lui comme une tempête vitale.
Il fait nuit encore quand l'embarcation aborde l'Épervier. Le commandant du navire, Jourdan, dit que l'Empereur a eu tort de se fier aux Anglais, au capitaine Maitland. On eût pu, assure-t-il, forcer leur blocus.
- Il est trop tard. On m'attend, je m'y rendrai.
L'Épervier s'approche du Bellerophon dont une chaloupe se détache.
Napoléon salue l'équipage de l'Épervier. Adieu, la France.
Quelques coups de rames, et il monte lentement l'échelle de coupée du Bellerophon.
Les sifflets des gabiers déchirent l'aube grise.
Napoléon s'avance vers le capitaine Maitland. Il soulève son chapeau.
- Je suis venu me placer sous la protection de votre prince et de vos lois, dit-il d'une voix ferme.
Il fait quelques pas puis ajoute :
- Le sort des armes m'amène chez mon plus cruel ennemi, mais je compte sur sa loyauté.