3.

Trois heures, quatre heures de l'après-midi. Napoléon est assis dans la salle voûtée et sombre du couvent des Carmes de Glubokoïe. C'est le moment de la journée où la chaleur, dans cette deuxième quinzaine du mois de juillet 1812, est le plus intense. Même derrière ces murs de pierre, l'atmosphère est étouffante. Il dicte, écrit, et cela suffit pour être couvert de sueur. Dehors, la campagne est brûlée par la lumière aveuglante d'un soleil dont le disque semble avoir recouvert tout le ciel. Les troupes ne marchent pas dans cette fournaise. Les chevaux se serrent dans les rares zones d'ombre. Et beaucoup pourrissent, à demi dépecés par les soldats, sur le bord des chemins.

Napoléon écrit. Il sortira dans une heure, quand le soleil commence à décliner, à abandonner une partie du ciel. Il visitera les fours à pain, le parc d'artillerie, les hôpitaux. Il poussera une reconnaissance à la nuit tombée, vers l'est, vers Mohilev et Vitebsk. Il chevauchera une partie de la nuit, passera une revue des divisions bavaroises ou de la Garde, à l'aube. Puis il reviendra ici étudier les dépêches, écouter les aides de camp, écrire.

« Mon amie,

« Je suis ici logé dans un couvent de Carmes, dans un très beau pays, mais bien portant. Tu vois je suis à soixante lieues de Vilna, plus loin de toi. Je suppose que tu es arrivée à Saint-Cloud. Embrasse deux fois pour moi le petit roi, on le dit charmant. Dis-moi s'il t'a fait beaucoup d'effet, s'il commence à parler, s'il marche et enfin si tu es contente de ses progrès. Ma santé est fort bonne, je n'ai rien à désirer là-dessus. Je me porte mieux qu'à Paris.

« Je pense qu'il sera convenable que tu ailles à Paris le jour de ma fête, en faisant comme je ferais pour assister au concert public.

« Mes affaires marchent bien, il ne me manque que ma bonne Louise, mais je suis aise de la savoir auprès de mon fils.

« Je vais à la messe, il est dimanche.

« J'espère que tu auras été contente de Paris et de la France et que tu l'auras vue avec plaisir.

« Addio, mio bene, tout à toi.

« On te choisira le héron que tu as demandé et on te l'enverra.

« Nap. »

Il reste un moment immobile. Quand retrouvera-t-il la France, Marie-Louise, son fils ? Les Russes se retirent. La chaleur, les distances à parcourir font fondre la Grande Armée. Le ravitaillement ne suit pas. Les traînards, les fuyards, les maraudeurs se comptent déjà par dizaines de milliers. Combien a-t-il encore d'hommes à sa disposition ? Deux cent mille ? Berthier n'est même pas capable de fournir des états précis.

Napoléon se lève, commence à dicter.

« Nous perdons tous les jours beaucoup de monde par défaut d'ordre qui existe dans la manière d'aller aux subsistances ; qu'il est urgent qu'ils concertent avec les différents chefs de corps les mesures à prendre pour mettre un terme à un état de choses qui menace l'armée de sa destruction ; que le nombre de prisonniers que l'ennemi fait se monte chaque jour à plusieurs centaines.

« Depuis vingt ans que je commande les armées françaises, je n'ai jamais vu d'administration militaire plus nulle, il n'y a personne, ce qui a été envoyé ici est sans aptitude et sans connaissance. »

Et puis il y a cela. Il relit le texte de cet appel des Russes aux soldats de la Grande Armée, rédigé en plusieurs langues et jeté aux avant-postes.

« Retournez chez vous, ou si vous voulez, en attendant, un asile en Russie, vous y oublierez les mots de conscription, et toute cette tyrannie militaire qui ne vous laisse pas un instant sortir de dessous le joug. »

Il jette cet imprimé. Il en a les mains et l'esprit souillés. Est-ce là une guerre entre souverains ?

- Mon frère Alexandre ne ménage plus rien, dit-il, je pourrais aussi appeler ses paysans à la liberté.

Mais il s'y refuse. Il a vu le long des routes, dans les masures, quelques-uns de ces moujiks.

Eugène de Beauharnais est déjà, à plusieurs reprises, venu l'inciter à abolir le servage. À quoi conduirait cette libération des esclaves ?

- J'ai vu, dit-il, l'abrutissement de cette classe nombreuse du peuple russe. Je me refuse à cette mesure qui vouerait à la mort, à la dévastation et aux plus horribles supplices bien des familles.

Qu'on ne revienne pas sur ce point.

Il s'adresse à Caulaincourt, si longtemps ambassadeur auprès d'Alexandre Ier qu'il en a été dupe. Le grand écuyer continue à plaider l'arrêt de l'offensive. Il n'est pas de jour qu'avec le maréchal Berthier ils ne parlent des pertes dues à la maladie, à la désertion. Ils expliquent par la fatigue des chevaux le fait que les troupes ne puissent « éclairer » leur avance, faire des prisonniers. Ils laissent entendre que Murat fatigue inutilement ses escadrons en les lançant inconsidérablement en avant, en rédigeant des rapports trop optimistes.

- Il faut dire la vérité à Votre Majesté, disent-ils. La cavalerie se fond beaucoup ; les marches trop longues l'écrasent et on voit, dans les charges, de braves gens obligés de rester derrière parce que les chevaux ne peuvent plus fournir à une course accélérée.

Berthier, Caulaincourt ne comprennent pas que la paix ne sera possible que si Alexandre est battu.

Ont-ils lu la proclamation qu'a lancée le tsar à son peuple ?

« Peuple russe, plus d'une fois tu as brisé les dents des lions et des tigres qui s'élançaient sur toi. Unissez-vous la croix dans le cœur, le fer dans la main... Le but, c'est la destruction du tyran qui veut détruire toute la terre. Que partout où il portera ses pas dans l'Empire, il vous trouve aguerris à ses fourberies, dédaignant ses mensonges et foulant aux pieds son or ! »

Le tyran, c'est moi !

Napoléon a un geste de mépris. Il prend Caulaincourt par le bras, l'entraîne.

- Votre ami Alexandre est un Grec, faux. Au reste, je ne lui en veux pas. Il a été trompé sur la force de son armée, il ne sait pas la diriger et il ne veut pas faire la paix ; ce n'est pas un être conséquent. Quand on n'est pas le plus fort, il faut être le plus politique, et sa politique doit être d'en finir. Quand on pourra se parler, nous serons bientôt d'accord, car je ne lui fais qu'une guerre politique.

Mais il faut le contraindre à se battre, pour traiter. Et, donc, avancer.

On couche sous la tente. La pluie succède à la chaleur. Les villages sont vides. Pas un vieil homme, pas une femme, pas un enfant. Les masures sont abandonnées. Quel peuple est-ce, pour obéir ainsi à un ordre de son Empereur ?

Ce silence des bourgades, ces immensités écrasées de soleil et de chaleur et parfois noyées sous des pluies diluviennes, ces armées dont on ne peut accrocher que quelques unités d'arrière-garde ou quelques cavaliers cosaques et que l'on sent pourtant combatives et organisées, tout cela inquiète.

Il faudrait une bataille dans un espace limité, armée contre armée.

Il entre sous la tente. Il est midi, ce samedi 25 juillet.

« Je ne veux pas passer deux jours sans t'écrire, mon amie. Il pleut beaucoup, nous avons des chaleurs, nous marchons toujours. Je n'ai pas d'estafette depuis hier, j'ai trop marché. J'ai revue ce soir.

« J'ai passé ici la Dvina, je marche sur Vitebsk, une des grandes villes de ce pays. Les récoltes sont superbes et de meilleure apparence.

« J'attends les détails du petit roi. Tu dois l'avoir trouvé bien grandi. L'on dit qu'il mange comme quatre et qu'il est très gourmand. Ma santé est assez bonne. Mes affaires vont bien. Adieu, mon amie. Tout à toi.

« Nap. »

Davout, Murat, Ney remportent des victoires à Ostrovno, mais les Russes de Bagration ou d'Osterman réussissent à échapper à l'encerclement. Les combats d'arrière-garde leur permettent de se replier.

Il faut les rejoindre.

Napoléon est à cheval la plus grande partie de la nuit, puis à nouveau à l'aube, encourageant les troupes. Lorsqu'on l'aperçoit, les cris de « Vive l'Empereur » reprennent.

Il s'arrête au sommet d'une colline. À quelques centaines de mètres seulement, des escadrons de cavaliers russes chargent de petites unités de voltigeurs. Les hommes, isolés, résistent, se placent dos contre dos, et attendent la charge qu'ils repoussent, plusieurs heures durant.

Napoléon, dès la fin des combats, va vers eux. Certains des voltigeurs ramènent même quelques prisonniers.

- Vous êtes tous des braves et méritez tous la croix, lance-t-il.

Les soldats lèvent leurs fusils, acclament l'Empereur.

Napoléon s'éloigne, galope.

Cette armée est encore pleine d'ardeur. Il ne lui manque qu'une grande et vraie bataille, qu'une grande victoire.

Mais les plaines sont désertes. Le plateau qui domine Vitebsk et la Dvina, et où les avant-gardes avaient signalé l'armée ennemie, est vide. Napoléon le parcourt au pas, donne de temps à autre des coups d'éperon qui font bondir son cheval.

Il interpelle ses aides de camp. Où sont les Russes ? Pas un paysan, pas un prisonnier qui puisse indiquer la route suivie par l'armée adverse.

Il faut rentrer à Vitebsk. Napoléon s'installe dans le palais du gouverneur de la Russie blanche, le prince de Wurtemberg, une modeste bâtisse poussiéreuse. La ville vaste, avec ses couvents et ses églises, est vide, à l'exception de quelques juifs qui vendent de la farine aux soldats. On présente à l'Empereur un paysan qu'on a trouvé endormi sous un buisson.

L'homme s'agenouille, balbutie. Le mouvement de l'armée russe a commencé depuis quatre jours, dit-il, par la route de Smolensk.

Napoléon le renvoie. Il veut ce soir un rapport des chefs de corps.

- C'est peut-être à Smolensk que les Russes veulent se battre, dit-il.

Il interroge chaque officier. Le roi Murat lui-même dit que « la cavalerie est sur les dents ».

Napoléon écoute. Malgré les acclamations des troupes, il sent bien que l'armée est épuisée, qu'il faut la reprendre en main pour qu'elle soit prête à un nouveau bond en avant, pour la bataille décisive. Au travail ! Parade sur la place tous les matins à six heures. Réorganisation du ravitaillement, des transports et des hôpitaux. Revue des unités, chaque jour, par l'Empereur.

Il renvoie les chefs de corps.

Quelques lignes à Marie-Louise comme chaque jour. Pour respirer un autre air que celui de la guerre.

« Mon amie. Il fait ici un temps d'une insupportable chaleur. Nous étouffons. Nous ne sommes qu'à cent lieues de Moscou.

« Écris-moi de Paris tout ce qui vient à ta connaissance et ce que l'on dit.

« Le petit roi doit bien t'amuser s'il commence à parler et à sentir. On dit que c'est un petit diable, bien gourmand et très tapageur.

« Je sais que tu as l'habitude de bien occuper ton temps ; c'est une chose bien précieuse et bien essentielle, c'est une de tes belles qualités.

« Ta lettre au Pape est bien, mais tu devais finir par le terme "Votre très chère fille". C'est l'étiquette. Je mande à Méneval de t'en envoyer un modèle... Je ne me souviens plus de ce que tu me demandes des cent vingt mille livres de cadeau adressé. Si c'est ce que tu as fait à ta famille, il me semble que j'avais ordonné déjà. Je ne sais pas non plus ce que c'est que les dentelles de Hollande ? Toutefois tu trouveras ci-joints les ordres pour arranger tout cela. Je m'en rapporte à toi.

« Adieu, mon amie, porte-toi bien, embrasse le petit roi, et ne doute jamais de ton fidèle

« Nap. »

Il parcourt les pièces de ce bâtiment modeste.

Puisqu'il va rester quelques jours à Vitebsk, il veut qu'on organise son habitation, avec ses livres, ses cartes, son petit lit à armature de fer. Il établit son emploi du temps quotidien : lever à cinq heures, revue sur la place devant le palais. Elle lui semble étroite. Que les sapeurs de la Garde abattent les maisons, créent une véritable esplanade. Que tous les chefs de corps, les généraux présents dans la région de Vitebsk assistent à la parade, se présentent à lui.

Il les questionne, écoute leurs rapports, leurs justifications, leurs protestations de dévouement, l'affirmation de leur zèle et de leurs bonnes intentions. Il s'exclame.

- Je n'en tiens compte qu'autant que le succès en est le résultat. Il faut réussir.

Il leur tourne le dos et, malgré la chaleur déjà forte en ce tout début de matinée, il parcourt les cantonnements, inspecte une nouvelle fois les fours à pain. Se rend sur les emplacements occupés par l'armée russe. Il saute de cheval, examine les traces laissées par les troupes. Combien étaient-ils ? Une, deux armées ? Barclay a-t-il été rejoint par Bagration ?

Il est près de midi, il rentre à Vitebsk.

Il voit le maréchal Oudinot qui vient de battre les Russes de Wittgenstein à Jaboukovo, mais qui, au lieu de poursuivre l'ennemi, s'est replié, comme effrayé par l'espace qui s'ouvrait devant lui.

Il l'interpelle sèchement.

- Les Russes, dit-il, publient partout et sur les derrières la victoire éclatante qu'ils ont remportée sur vous, puisque sans raison vous les avez laissés coucher sur le champ de bataille.

Oudinot commence à protester. Napoléon l'en empêche.

- La guerre est une affaire d'opinion, la réputation des armes à la guerre est tout, et équivaut aux forces réelles.

Comment n'ont-ils pas encore compris cela, ces vieux soldats ? Si les Russes reculent devant moi, c'est qu'ils ont peur de moi, de ma réputation, de l'opinion qu'ils se font de mes forces.

S'ils savaient que les chevaux manquent de fourrage, que les hommes depuis près d'un mois se nourrissent avec ce qu'ils trouvent ! Heureusement, le pays est riche, les champs remplis de légumes, les caves de provisions et d'alcool. Les hommes en boivent tant qu'ils en meurent au bord des routes, sous le soleil !

Au fil des jours, les orages deviennent plus fréquents. Le temps, en ce milieu du mois d'août, est plus irrégulier. Il pleut à verse depuis trois jours. La terre est devenue boue. On ne peut se déplacer.

Napoléon dicte une lettre pour Barbier, son bibliothécaire, qui depuis plus de dix ans trouve tous les livres dont il a besoin, compose la bibliothèque de campagne, rédige des notes sur les dernières parutions.

« L'Empereur, explique Napoléon, désirerait avoir quelques livres amusants. S'il y avait quelques bons romans nouveaux ou plus anciens qu'il ne connût pas, ou des Mémoires d'une lecture agréable, vous feriez bien de nous les envoyer, car nous aurons des moments de loisir qu'il n'est pas aisé de remplir ici. »

Pas de femmes, pas de théâtre, pas de Cour, pas d'apparat. Des châteaux rustiques, des villes aux rues non pavées. Pas un notable pour en remettre les clés, pour se placer à mon service. Un pays pire que l'Égypte ! La vie austère d'un empereur-soldat.

Il aime se voir ainsi. Il y pense quelques instants, en buvant ce verre de chambertin dont les fourriers réussissent à transporter les bouteilles jusqu'ici ! Ce vin, son seul luxe. Le moment où il se détend, savourant ces deux ou trois gorgées, le plus souvent coupées d'eau.

Puis c'est à nouveau la guerre. Berthier qu'il faut houspiller, dont les prudences irritent. « Il faut aller chercher la subsistance pour les chevaux jusqu'à dix et douze lieues de Vitebsk, dit le maréchal. Partout, les habitants qui n'ont pas fui sont en armes. On exténue, pour aller chercher des vivres, des chevaux qui avaient besoin de repos et on les expose ainsi que les hommes à être pris par les cosaques ou massacrés par les paysans, ce qui arrive souvent », ajoute Berthier.

Il ne veut pas l'écouter. Il faut organiser la recherche des vivres, il l'a déjà dit. Il faut surtout se remettre en marche, joindre l'ennemi, le battre, puis ainsi le forcer à la paix.

Il quitte Vitebsk en direction de Smolensk. Il arrive au bord du Dniepr. Il longe le fleuve, chevauchant jusqu'à la nuit. Ici est l'immensité des fleuves et des terres.

Il entend une canonnade, des aides de camp arrivent au galop, rapportent qu'à Krasnoïe la cavalerie de Murat a attaqué une division russe, pris des canons, les premiers trophées de la campagne. Des prisonniers ont révélé que les troupes russes se concentrent à Smolensk, « la ville sainte », ont-ils dit. C'est là qu'aura donc lieu la bataille.

Il rejoint sa tente, placée au milieu du carré de la Garde.

C'est le 15 août 1812. Ce samedi, il a quarante-trois ans ! Il passe en revue sa Garde qui l'acclame. Point de Te Deum dans une cathédrale, point de dignitaires venus présenter leurs vœux. A-t-il jamais connu cela ? Il lui semble qu'il fait la guerre depuis toujours. Il va partir vers les avant-postes qui sont déjà autour de Smolensk.

Debout, il écrit quelques lignes :

« Mon amie, je t'écris de dessous ma tente, car je suis en chemin pour me porter sur Smolensk. Ma santé est fort bonne. Les détails que tu me fais du petit roi sont fort intéressants. Il est bien heureux de te voir à côté de lui. Adieu, mon amie, tout à toi.

« Ton fidèle

« Nap. »

Il regarde Smolensk, ses remparts de brique, ses coupoles, les collines qui l'entourent et dominent la rive gauche du Dniepr sur laquelle la ville est bâtie. Ce pont, là, est situé au point de rencontre des routes qui conduisent à Saint-Pétersbourg et à Moscou.

Il écoute les rapports. La ville est défendue. Des cosaques ont même réussi à encercler le maréchal Ney, qui a eu le collet de son habit déchiré par une balle tirée à bout portant.

Il observe à la lunette les mouvements de troupes russes sur le pont. Les unes rentrent dans la ville, les autres la quittent. Les Russes se préparent-ils à une nouvelle retraite ?

Il sollicite l'avis de Caulaincourt, mais il l'imagine. Le grand écuyer pense que les Russes vont se retirer.

Il observe longuement la ville où, dans la nuit, commencent à s'allumer des incendies.

- Si c'est ainsi, en m'abandonnant une de leurs villes saintes, les généraux russes déshonorent leurs armées aux yeux de leurs propres sujets, dit-il.

Il marche devant son bivouac.

- Cela me donnera une bonne position, reprend-il. Nous les éloignerons un peu pour être tranquilles. Je me fortifierai. Nous nous reposerons et, sous ce point d'appui, le pays s'organisera et nous verrons comment Alexandre se trouvera de ce parti-là. Mon armée sera plus formidable, ma position plus menaçante que si j'avais gagné deux batailles. Je m'établirai à Vitebsk. Je mettrai la Pologne sous les armes et je choisirai plus tard, s'il le faut, entre Moscou et Saint-Pétersbourg.

Il voit le visage de Caulaincourt, ceux de Berthier et des aides de camp s'épanouir. Ils veulent tous et ils espèrent cela. Et c'est sans doute la sagesse. Mais est-il donc encore possible d'être sage ?

Tout à coup, deux explosions énormes embrasent le ciel. Les Russes ont dû faire sauter leurs dépôts de munitions. La ville tout entière brûle, illuminant le ciel. Tout l'horizon semble en feu.

Il est fasciné par ce spectacle, attiré par lui.

- C'est une éruption du Vésuve, dit-il. N'est-ce pas, que c'est un beau spectacle, monsieur le grand écuyer ?

Il frappe sur l'épaule de Caulaincourt, qui tressaille.

- Horrible, Sire, murmure le grand écuyer.

N'ont-ils donc rien appris de la guerre ?

- Bah, reprend Napoléon, rappelez-vous, messieurs, ce mot d'un empereur romain : le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.

Il rentre dans Smolensk le mardi 18 août. Des morts partout, parmi les décombres qui brûlent. À l'odeur de fumée se mêle celle des cadavres qui commencent à se décomposer. Il chevauche lentement, lance des ordres. Qu'on enlève les morts, qu'on ramasse les blessés, qu'on éteigne les incendies et qu'on recense les subsistances trouvées en ville.

Il s'installe dans la maison du gouverneur. On y étouffe. L'odeur de mort a imprégné toutes les pièces. Il jette son épée sur une table.

- La campagne de 1812 est terminée, dit-il d'un ton las.

Il s'assied, allonge ses jambes. Il les sent lourdes, enflées dans les bottes. Il commence à écrire.

« Mon amie, je suis à Smolensk depuis ce matin. J'ai pris cette ville aux Russes après leur avoir tué trois mille hommes et blessé plus du triple. Ma santé est fort bonne. La chaleur est excessive. Mes affaires vont bien. Schwarzenberg a battu les Russes à deux cents lieues d'ici.

« Nap. »

Il se sent mieux avec la nuit qui tombe, plus fraîche. Le prince Schwarzenberg a donc battu les Russes. Bon allié autrichien !

- Cela donne une couleur à l'alliance. Ce canon retentira à Pétersbourg, dans la salle du trône de mon frère Alexandre. C'est un bon exemple pour les Prussiens. Ils se piqueront peut-être d'honneur.

Et en même temps il est soucieux. En Suède, Bernadotte a favorisé la signature d'une alliance anglo-russe. Ce Français s'apprête à trahir ! Les dépêches qui arrivent d'Espagne annoncent des victoires de Wellington. Marmont a été battu. Joseph a abandonné Madrid. Certes, à quelque chose malheur est bon.

- Les Anglais sont occupés, dit-il à Caulaincourt. Ils ne peuvent quitter l'Espagne pour aller me faire des échauffourées en France ou en Allemagne. Voilà ce qui m'importe.

Mais il suffirait d'une défaite pour que tout, derrière lui, s'embrase. La Prusse, l'Allemagne ; et, en France même, certains le guettent, attendent l'occasion. Peut-il se permettre de rester une saison de plus en Russie, de ne pas conclure cette campagne par une victoire triomphale, l'entrée dans Moscou ?

Il se redresse. Il va chevaucher autour de Smolensk en direction de Valoutina, où les troupes sont engagées contre l'arrière-garde de Barclay, qu'elles peuvent cerner. Il regarde les cartes, consulte les rapports des aides de camp.

- Barclay est fou, dit-il, cette arrière-garde est à nous, si Junot marche seulement l'arme au bras.

Il galope vers le lieu de la bataille. Il observe les mouvements de troupes. Que fait donc Junot ?

Il n'attaque pas. Il laisse Murat charger seul et l'oblige à se replier. Les Russes vont s'échapper, une nouvelle fois !

Napoléon rentre à Smolensk. Il est sombre. Il se souvient du courage de Junot, de sa fidélité, de son intrépidité, c'était il y a si longtemps au siège de Toulon.

- Junot n'en veut plus, dit-il. Il me fait perdre la campagne.

Il faudrait sévir, dégrader, renvoyer, humilier.

Mais c'est Junot, mon premier aide de camp, quand je battais le pavé de Paris, avec un uniforme délavé et troué.

Comme Junot, il le sait, tant de généraux sont las de se battre, même s'ils sont braves, s'ils chargent encore avec héroïsme.

Mais puis-je faire la paix ? Qui la veut ?

Il veut rencontrer le comte Orloff, un officier des Gardes impériales venu en parlementaire pour obtenir des renseignements sur des officiers russes prisonniers.

- La guerre est seulement politique, dit-il. Je n'en veux pas à l'empereur Alexandre. Je veux la paix.

Mais qui peut rêver d'une paix conclue sans défaite ?

Le dimanche 23 août, alors que, comme il vient de l'écrire à Marie-Louise, la chaleur est épouvantable, il se promène à pied sur la place devant la maison du gouverneur. Il ne peut se permettre de reculer. La guerre, il l'a dit à Oudinot, est une affaire d'opinion. S'il ne remporte pas de victoire, s'il n'entre pas dans Moscou, ce sera une défaite.

Il convoque ses maréchaux.

Il les reçoit le lundi 24 août. Oseront-ils parler ? Murat affirme que l'armée russe peut être rejointe et battue. Les autres se taisent. Mais il connaît le sens de leur silence. Ils veulent remettre la suite des opérations à 1813.

Comme si l'on pouvait attendre ! Il a envisagé lui-même cette hypothèse. Il a hésité. Maintenant, il a choisi.

- Avant un mois, dit-il, nous serons à Moscou.

Il les fixe, l'un après l'autre. Ils baissent les yeux. Il faut qu'ils approuvent.

- Dans six semaines, reprend-il, nous aurons la paix.

Puis, les invitant à regagner leurs unités, il dit - mais comprendront-ils ? :

- Le péril même nous pousse vers Moscou. J'ai épuisé les objections des sages.

Il quitte Smolensk le mardi 25 août à une heure du matin. Il chevauche une partie de la nuit et presque tout le jour. Les villages sont vides. Il ne voit pas une charrette, pas un paysan. Les maisons de Durogobouje, une petite ville sur le Dniepr, brûlent. Est-ce le feu des bivouacs des soldats, ou les Russes, qui ont allumé l'incendie ?

Il s'emporte contre l'indiscipline, le chaos qu'il constate sur les routes. Les voitures des officiers, chargées de bagages, passent parfois avant l'artillerie.

- Je ferai brûler la mienne si elle n'est pas à son rang, dit-il.

Il chemine à cheval, fait arrêter par les chasseurs de sa Garde des voitures qui roulent hors de la colonne. Il ordonne qu'on y mette le feu. Un officier tente de plaider. Elle appartient à M. de Narbonne, dit-il, l'aide de camp de l'Empereur, qui va y perdre tout ce qu'il possède et qui sera peut-être blessé demain.

- Il m'en coûterait bien plus si je n'avais pas d'artillerie demain, répond Napoléon.

Il passe à Slavkovo, à Rouibkoï, à Wiazma, où les escadrons de Murat ont refoulé les Russes, mais peut-être s'agit-il des avant-gardes de l'armée, peut-être approche-t-on de la bataille ?

« Je suis ici, écrit-il à Marie-Louise, dans une assez belle ville. Il y a trente églises, quinze mille habitants et beaucoup de magasins d'eau-de-vie, et d'autres objets utiles à l'armée. Il a plu un peu, ce qui a abattu la poussière et rafraîchi le temps. Ma santé est fort bonne ; mes affaires vont bien. Adieu, mon amie. Tout à toi.

« Ton fidèle époux

« Nap. »

« J'ai appris que le petit roi avait repris toute sa gaieté, embrasse-le pour moi deux fois. »

Il marche dans Wiazma. Il a donné l'ordre aux tirailleurs de la Garde d'entrer les premiers dans la ville afin de connaître l'origine des incendies qui transforment cités et villages en décombres morts. Ils ont vu des cosaques allumer des foyers. Les quelques habitants demeurés sur place confirment que l'arrière-garde de l'armée russe a préparé l'incendie.

- Qu'est-ce que ces gens qui brûlent leurs maisons pour nous empêcher d'y coucher une nuit ! s'exclame-t-il.

Mais l'inquiétude le saisit.

Que devient cette guerre ? Que veut Alexandre, cet empereur que j'appelle mon frère ? Smolensk, sa ville sainte, est brûlée ; son pays est dans un bel état. Il aurait mieux fait de s'arranger. Il a préféré se livrer encore aux Anglais. Lui rebâtiront-ils ces villes brûlées ?

On continue d'avancer. La ville de Ghjat est en flammes, mais quelques maisons ont échappé à l'incendie. Napoléon parcourt les environs, puis, à la nuit, il s'installe en ville. On interroge un cosaque qui a été fait prisonnier. L'Empereur le fait avancer, lui donne quelques pièces d'or puis le questionne. Le cosaque annonce que le général Koutousov a pris la tête de l'armée en remplacement de Barclay de Tolly. La noblesse, explique le cosaque, a forcé l'empereur Alexandre à cette nomination dont l'armée russe se réjouit.

Napoléon se lève, sourit. Enfin ! dit-il.

- Le nouveau général ne peut continuer ce système de retraite que l'opinion nationale réprouve. Il a été appelé à la tête de l'armée à condition de combattre. Le système de guerre suivi jusqu'à ce jour doit donc changer.

Napoléon hausse la voix, prise plusieurs fois.

- Koutousov livrera bataille, reprend-il, pour plaire à la noblesse, et dans quinze jours Alexandre n'aura plus ni capitale ni armée. Il pourra alors faire la paix sans encourir les reproches et la censure des grands seigneurs, dont Koutousov est le choix.

Il est déterminé mais nerveux. Il n'a pas l'allégresse qui l'a toujours porté à la veille des batailles. L'angoisse le saisit même parfois. Et Berthier qui vient le supplier de ne plus avancer vers Moscou, de se replier sur Smolensk ou Vitebsk ! Il ne veut plus voir Berthier. Il ne veut plus que le maréchal partage son déjeuner avec lui.

Il faut aller de l'avant au contraire, battre Koutousov, briser l'armée russe.

Le samedi 5 septembre 1812, il fait dresser sa tente loin du village de Borodino, où les cavaliers de Murat viennent de repousser les avant-gardes russes. L'armée de Koutousov est là, de l'autre côté de la rivière Kolocza qui coule, encaissée entre deux plateaux, et se jette au loin dans la Moskova qu'il aperçoit.

Dans la nuit, alors que le froid est vif et qu'il pleut, il monte à cheval, parcourt les avant-postes, et, toute la journée du dimanche 6, il chevauche ainsi, établissant son plan. Eugène sera à sa gauche, attaquant Borodino et la Grande Redoute qui se trouve de l'autre côté de la rivière Kolocza. Ney et Davout seront au centre et se lanceront à l'assaut de la butte des Trois-Flèches. Les Polonais de Poniatowski déborderont sur la droite.

Et je serai avec la Garde, prêt à intervenir.

À dix-huit heures, ce dimanche 6 septembre 1812, il réunit ses maréchaux. Il écoute leurs rapports. Les assauts seront difficiles, disent-ils, les Russes ont fortifié leurs redoutes. Ils se battent bien. Davout insiste pour qu'à l'attaque frontale on préfère le débordement par l'aile droite, en renforçant Poniatowski.

Personne ne partage l'opinion de Davout.

Napoléon se lève. Il se rallie à la majorité, dit-il. Le plan qu'il a exposé est donc arrêté.

Il a la tête lourde, les jambes enflées. Il fait venir le docteur Mestivier qui, après avoir séjourné longuement à Moscou, est rentré à Paris et accompagne l'armée.

- Eh bien, docteur, dit Napoléon, vous le voyez, je me fais vieux, mes jambes enflent, j'urine à peine, c'est sans doute l'humidité de ces bivouacs, car je ne vis que par la peau.

Il tousse. Le pouls est fébrile. L'urine ne coule que goutte à goutte et il a mal.

Mais il écarte Mestivier. Il verra après la bataille.

Il se dirige vers le fond de sa tente, et tout à coup il aperçoit un portrait du roi de Rome peint par Gérard, que M. de Beausset, un aide de camp de Marmont, vient d'apporter de Paris.

L'émotion est si forte, sa fatigue si grande qu'il se retient au montant de son lit de fer.

Tout en fixant le portrait, il se fait apporter une plume, une feuille, et il commence à écrire :

« Ma bonne amie, je suis très fatigué. Beausset m'a remis le portrait du petit roi. C'est un chef-d'œuvre. Je te remercie bien de ton attention, cela est beau comme toi. Je t'écrirai demain plus en détail. Je suis fatigué. Addio, mio bene. Nap. »

Il voudrait se coucher, mais il saisit le portrait de son fils, le porte hors de la tente, dans le crépuscule humide. Il le pose sur une chaise. Des grenadiers s'approchent, s'inclinent comme s'il s'agissait d'une image sainte.

Napoléon murmure au général Rapp, qui se tient près de lui : - Mon fils est le plus bel enfant du monde.

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