15.

Il s'arrête de dicter. Il regarde autour de lui cette pièce familière. Rien n'a changé depuis cinq ans. C'est ici, dans ce palais d'Erfurt, dans ce salon, qu'au mois d'octobre 1808 il recevait Alexandre Ier, qu'il rencontrait Gœthe, qu'il était l'Empereur des rois. Cinq ans, presque jour pour jour. Mais en ce samedi 23 octobre 1813, l'heure n'est plus aux magnificences et aux parades. Les soldats qui se rassemblent dans les rues d'Erfurt, qui patientent devant les entrepôts pour tenter d'obtenir un uniforme, des vivres, une arme, des munitions, des canons, ne sont plus que les débris d'une armée.

Combien restent-ils, réellement organisés en unités ? Ma Garde. Peut-être vingt mille hommes. Les autres, une vingtaine de milliers encore, sont souvent des isolés qui se traînent, malades, éclopés, blessés, avançant sous cette pluie froide de l'automne allemand.

Combien sont-ils, ceux que j'ai laissés morts dans les marécages et la boue de Leipzig ? ou qui se sont noyés en tentant de traverser l'Elster, ou bien que l'on a égorgés dans les maisons de Leipzig ? Vingt mille, trente mille ? Et même si l'ennemi a perdu le double d'hommes, il peut regarnir ses rangs.

Il me faut des hommes, encore.

Il reprend sa dictée au ministre de la Guerre, « pour ce qui est relatif à une levée de quatre-vingts à cent mille hommes dont j'ai besoin. Quand toute l'Europe est sous les armes, quand partout on lève les hommes mariés et que tout le monde court aux armes contre nous, la France est perdue si elle n'en fait autant ».

Je suis sûr de la volonté de combattre des hommes du rang. Ils ne se sont pas enfuis. Je les ai vus. Mais les généraux, mais les maréchaux, ont perdu leur flamme.

Ney lui-même a prétexté une légère blessure pour quitter l'armée et rejoindre Paris. Mais il ne m'a pas trahi.

Murat, au contraire, avant de commander ses charges à Leipzig, a envoyé un messager aux Alliés pour leur donner son accord à un arrangement politique. Si on lui assure la possession de Rome, il rejoindra le camp de la coalition. Et c'est ma sœur Caroline, son épouse, maîtresse de l'ambassadeur d'Autriche à Naples, qui mène les négociations. Folle d'ambition, prête à tout. Et Murat a, lui aussi, il y a quelques heures, quitté l'armée, sous prétexte d'aller lever des renforts à Naples !

Je me suis tu lorsqu'il est venu, penaud, tremblant mais déterminé, m'annoncer son départ. Il a fui ce salon avant que je puisse lui répondre.

Adieu, Murat !

Je ne dois pas cacher cette situation. Il faut préparer l'opinion, publier un Bulletin de la Grande Armée qui raconte la bataille de Leipzig et explique les raisons de notre retraite.

Il dicte, évoque la destruction prématurée du pont sur l'Elster.

« On ne peut encore évaluer les pertes occasionnées par ce malheureux événement, indique-t-il. Mais les désordres qu'il a portés dans l'armée ont changé la situation des choses : l'armée française victorieuse arrive à Erfurt comme y arriverait une armée battue. »

Il hésite quelques instants, puis il poursuit :

« L'ennemi qui avait été consterné des batailles du 16 et du 18 a repris par le désastre du 19 du courage et l'ascendant de la victoire. L'armée française, après de si brillants succès, a perdu l'ascendant de son attitude victorieuse. »

Il ne sort pas. Il ne dort pas. Parfois il s'approche de la croisée et regarde passer ces fuyards qui se traînent, épuisés.

Lorsqu'un aide de camp apporte une dépêche, il va lentement jusqu'à lui. Il ne peut y avoir de bonne nouvelle. C'est l'avalanche de la fatalité noire.

Le royaume de Westphalie n'existe plus. Adieu, mon frère Jérôme. Les derniers princes de la confédération du Rhin rejoignent les Alliés. Et après le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg fait de même. Adieu, l'Allemagne ! Les armées de Soult fuient l'Espagne et se replient sur Bayonne. Adieu définitivement, l'Espagne !

Il ne ressent ni désespoir ni angoisse. Quand le destin est contraire, ou bien on l'accepte, ou bien l'on meurt ou l'on se bat. Tout le reste est lâcheté. Et il n'a jamais pleurniché sur son sort.

Il demande qu'on lui apporte une grande carte d'Allemagne. Il entoure d'un trait les places fortes tenues par des garnisons françaises. Si ces troupes se replient sur Hambourg, Davout, qui contrôle la place, pourrait avoir à sa disposition cent mille hommes qui rejoindraient le Rhin par l'Allemagne du Nord.

Il marche d'un pas vif dans la pièce. En quelques jours, avec une telle manœuvre, il pourrait retourner la situation.

Il imagine les coalisés entrant en France, « brûlant deux ou trois de mes bonnes villes. Cela me donnerait un million de soldats. Je livrerais bataille. Je la gagnerais. Et je les mènerais tambour battant jusqu'à la Vistule ».

Rien n'est perdu tant que l'énergie demeure vive en moi.

Il faut qu'il insuffle cette volonté aux armées.

Il écrit au ministre de la Police, qui multiplie les lettres chargées d'inquiétude : « Monsieur le duc de Rovigo, vos alarmes et vos peurs me font rire. Je vous croyais digne d'entendre la vérité. Je battrai l'ennemi plus vite que vous ne croyez. Ma présence est trop nécessaire à l'armée pour que je parte en ce moment. Quand il sera nécessaire, je serai à Paris. »

Il veut conduire ce qui reste de l'armée jusqu'à Mayence. Là, il traversera le Rhin, rejoindra Paris. Il doit rassurer Marie-Louise. « Ma santé est très bonne. Je serai dans peu de jours à Mayence. Je te prie de donner un baiser au petit roi, et de ne douter jamais des sentiments de ton fidèle époux.

« Nap. »

Il quitte Erfurt, galopant le long des colonnes qui marchent sous la pluie d'averse. Des aides de camp annoncent qu'une armée bavaroise et autrichienne commandée par le général de Wrede progresse parallèlement à la route de Mayence, avec l'intention de livrer bataille.

De Wrede ! Ce général a combattu dans la Grande Armée depuis 1805 ! Et c'est cet homme-là qui a l'intention de m'empêcher de passer ! Moi !

Il force l'allure. Un peu avant Schlüchtern, il voit sur la chaussée un groupe imposant d'officiers polonais qui barrent le passage. Ils demandent à lui parler. Il s'avance. L'un d'eux s'approche. Il l'écoute. Ces Polonais désirent rejoindre leur pays. Eux aussi.

Il pousse son cheval vers eux.

- Est-il vrai que les Polonais veuillent me quitter ? lance-t-il.

Les hommes baissent la tête.

- J'ai été trop loin, c'est vrai, continue-t-il. J'ai fait des fautes. La fortune depuis deux ans me tourne le dos. Mais c'est une femme, elle changera ! Qui sait ? Peut-être votre mauvaise étoile a-t-elle entraîné la mienne ?

Les officiers le regardent, étonnés.

- Du reste, avez-vous perdu confiance en moi ? N'ai-je plus de sperme dans mes couilles ?

Les Polonais se récrient.

- Ai-je maigri ? demande-t-il en riant.

Puis, se plaçant au milieu d'eux, il reprend :

- On m'a rendu compte de vos intentions. Comme empereur, comme général, je ne puis que louer vos procédés. Je n'ai rien à vous reprocher. Vous avez agi loyalement envers moi, vous n'avez pas voulu m'abandonner sans rien me dire, et même vous m'avez promis de me reconduire jusqu'au Rhin. Aujourd'hui, je veux vous donner de bons conseils. Si vous m'abandonnez, je n'aurai plus le droit de parler de vous. Et je crois que, malgré les désastres qui ont eu lieu, je suis encore le plus puissant monarque de l'Europe.

Il lance son cheval au galop. Il entend les cris de « Vive l'Empereur ».

Il n'est pas encore terrassé.

Voilà longtemps qu'il n'a pas senti en lui une telle détermination. Les Bavarois du général de Wrede ont pris position à Hanau. Ils sont, disent quelques soldats faits prisonniers, plus de cinquante mille. Cette armée compte même en son sein, outre des Autrichiens, des cosaques. Wrede pérore. Il va faire prisonnier l'Empereur, clame-t-il.

J'ai dix-sept mille hommes, mais c'est ma Garde.

Il la harangue. Il donne ses ordres. L'artillerie du général Drouot va s'avancer, dit-il, seule. Ouvrir le feu, puis la cavalerie s'élancera. Il faut bousculer ces traîtres.

La canonnade emplit le défilé étroit dans lequel passe la route. Il attend dans la forêt, à quelques pas seulement de la bataille. Les obus tombent. L'un d'eux s'enfonce à moins d'un mètre, sans exploser. Il ne tourne même pas la tête. Il continue de bavarder avec Caulaincourt.

Si la mort me veut, qu'elle me prenne !

Les troupes bavaroises sont bousculées, et il peut continuer sa route, arriver le dimanche 31 octobre à Francfort.

Il s'installe pour quelques heures dans une maison des faubourgs de la ville. Il écrit.

« Ma bonne Louise,

« Je suis arrivé à Francfort, je vais me rendre à Mayence. J'ai bien rossé les Bavarois et les Autrichiens hier 30 à Hanau. Ils étaient forts de soixante mille hommes. Je leur ai pris six mille prisonniers, des drapeaux et des canons. Ces fols voulaient me couper ! Ma santé est bonne et n'a jamais été meilleure. Addio mio bene. Un baiser au roi.

« Nap. »

Il faut exploiter cette victoire. Pendant que les troupes marchent vers Mayence sous une pluie torrentielle, il dicte une lettre officielle cette fois à la régente Marie-Louise :

« Madame et très chère épouse, je vous envoie vingt drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de Hanau. C'est un hommage que j'aime à vous rendre... »

Il envoie ses ordres au ministre de la Guerre. Il faut une parade dans Paris, avec ces bannières ennemies, chacune d'elles portée par un officier à cheval. « Vous savez depuis longtemps ce que je pense de ces pompes militaires, mais dans les circonstances actuelles, je crois qu'elles seront utiles. »

Paris, la France doivent savoir que je suis encore vainqueur.

D'ailleurs, a-t-il jamais été battu ? Vraiment battu ? Il lui est arrivé de ne pas vaincre, mais quel général ennemi peut dire qu'il l'a vaincu ?

Il peut tout reprendre dans une autre partie.

Il arrive à Mayence le mardi 2 novembre. Voilà trois cents kilomètres depuis Leipzig qu'il court la route à cheval.

Il lit toutes les dépêches qui sont parvenues de Paris. Son frère Louis est dans la capitale. Que veut-il ? Il faut mettre en garde l'Impératrice.

« Cet homme est fol, écrit Napoléon à Marie-Louise. Plains-moi d'avoir une si mauvaise famille, moi qui les ai accablés de biens. Je réorganise mon armée. Tout prend tournure. Donne un baiser à mon fils. Tout à toi.

« Nap. »

Il parcourt les rues de la ville. Des soldats se traînent en guenilles. Les hôpitaux, les caves, lui dit-on, sont pleins de malades. Le typhus abat les hommes aussi bien que l'ont fait les balles et les boulets.

Il faut partir pour bâtir une autre armée.

Le dimanche 7 novembre à vingt-deux heures, il quitte Mayence. Pas d'escorte impériale, mais seulement deux voitures inconfortables, et une suite de trois personnes. Le temps n'est plus au faste.

Il arrive à Saint-Cloud le mardi 9 novembre 1813, à dix-sept heures.

À plus de quarante-quatre ans, il se sent l'âme d'un jeune général qui a tout à conquérir.

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