13.

Il a quarante-quatre ans aujourd'hui, dimanche 15 août 1813. Il est à cheval sous la pluie d'orage, froide, et il dépasse les colonnes de soldats qui par la porte et le faubourg de Prina quittent Dresde pour marcher vers l'est, vers Bautzen, Görlitz, et ces fleuves de la Spree, la Neisse, la Katzbach, un affluent de l'Oder.

Il reste un moment à l'entrée du pont qui, à la sortie de Dresde, franchit l'Elbe. La nuit est tombée mais l'averse est encore plus drue. Il sent l'eau glisser sur son chapeau, en imprégner le feutre, tremper la redingote. Il grelotte. Tant de fois il a connu cela, sur les rives des fleuves italiens, sur les bords du Rhin, de la Vistule, du Niémen. Que de ponts traversés, de fleuves longés sous l'averse !

Et voilà que cela recommence le jour de ses quarante-quatre ans. Est-ce pour cela qu'il ne ressent aucun enthousiasme ? qu'il est seulement déterminé à se battre, contre le monde entier s'il le faut ?

Il passe le fleuve. Aucune acclamation. Ces soldats avancent tête baissée, noyés par la pluie. Ils ont faim. Une fois encore. Il l'a dit à l'intendant général Daru : « L'armée n'est point nourrie. Ce serait une illusion de voir autrement. Vingt-quatre onces de pain, une once de riz et huit onces de viande sont insuffisantes pour le soldat. Aujourd'hui, vous ne donnez que huit onces de pain, trois onces de riz et huit onces de viande. »

Ils vont marcher et contremarcher, et, en ce troisième jour, alors qu'ils ne se sont pas encore battus, ils se traînent déjà. Berthier et le chirurgien Larrey ont signalé des milliers de malades. Ce temps orageux, avec ces alternances de chaleur et de froid, pourrit les ventres vides et les poumons.

Il s'arrête à Bautzen. Il a remporté ici une victoire, il y a seulement quelques semaines, le 20 mai. À quoi a-t-elle servi ?

Il ne change même pas de vêtements. Il veut examiner les cartes. Il en connaît chaque détail. Et pourtant, il a besoin de les étudier encore. En face de lui, ils sont six cent mille hommes sans doute. Au nord Bernadotte, au centre le Prussien Blücher, avec les Russes, au sud Schlumberger et ses Autrichiens. Au traître Bernadotte, il oppose Oudinot et Davout, ce dernier quittera Hambourg où il tient la ville. Il s'agit pour eux de prendre Berlin. Au centre, il met en ligne Macdonald, Ney, Lauriston, Marmont. Moi, je m'enfoncerai en Bohême, je bousculerai Schwarzenberg, je marcherai jusqu'à Prague, je ferai sentir à l'Autriche le poids de son infamie.

Il entend des cris et des exclamations. Un aide de camp se précipite. Le roi de Naples vient d'arriver.

Napoléon regarde Murat s'avancer. C'est comme si le roi de Naples, sous la magnificence de sa tenue, bleue, serrée à la taille par une ceinture dorée, son chapeau garni de plumes d'autruche blanches et d'une aigrette, voulait cacher la gêne qu'exprime toute son attitude.

Il sait que je sais. Il connaît ma police. Il a voulu me trahir. Mais les Anglais ne lui ont pas assez offert, ou bien il a craint de choisir le camp perdant en me quittant. Il est là. Il va commander la cavalerie reconstituée, quarante mille cavaliers qui seront le fer de lance de cette armée de quatre cent quarante mille hommes que j'ai réunie.

Il fait asseoir Murat.

- J'ai ici, dit-il en s'installant en face du roi de Naples, trois cent soixante-cinq mille coups de canon attelés, c'est la valeur de quatre batailles comme celle de Wagram, et dix-huit millions de cartouches.

Il parle avec énergie. Mais il sent qu'il ne réussit pas à la communiquer à Murat, qui s'inquiète des forces ennemies.

Le roi de Naples est incertain, comme eux tous. Il me parle de Bernadotte, de Moreau, de Jomini aussi, ce stratège qui a déserté l'état-major de Ney pour passer chez les Russes.

Ces trois hommes connaissent ma façon de combattre. Ils peuvent me deviner. Ils vont vouloir se dérober, comme l'a fait si souvent Koutousov, et épuiser mon armée en longues manœuvres où elle se dissoudra dans la boue par la fatigue et la maladie.

Il pressent cela. Mais que faire ?

Il se lève, s'approche de Murat, dit d'une voix dure :

- Ce qu'il y a de fâcheux dans la position des choses, c'est le peu de confiance qu'ont les généraux en eux-mêmes : les forces de l'ennemi leur paraissent considérables partout où je ne suis pas.

Et je ne peux être partout.

- Il ne faut pas se laisser épouvanter par des chimères, ajoute-t-il, et l'on doit avoir plus de fermeté et de discernement.

Il congédie Murat. Sur le champ de bataille, sous les boulets, cet homme-là oubliera ses hésitations et ses tentations. Il se battra.

Constant, le valet de chambre, entre, place des bûches dans la cheminée.

J'ai quarante-quatre ans.

Il écrit :

« Ma bonne amie, Je pars ce soir à Gôrlitz. La guerre est déclarée. Ton père, trompé par Metternich, s'est mis avec mes autres ennemis. C'est lui qui a voulu la guerre, par une ambition et avidité démesurées. Les événements en décideront. L'empereur Alexandre est arrivé à Prague. Les Russes sont entrés en Bohême. Ma santé est fort bonne. Je désire que tu aies du courage et que tu te portes bien. Addio, mi dolce amore. Tout à toi.

« Nap. »

Il avance dans la nuit et la pluie. On passe un pont sans parapet. Tout à coup, un cri près de lui, il voit le colonel Bertrand, l'un de ses aides de camp, qui tente de retenir son cheval mais bascule dans le ravin.

Il ne s'arrête pas. Il se souvient de sa chute dans les blés, au bord du Niémen. Il donne un coup d'éperon. Il faut sauter par-dessus les présages. Les combattre, conquérir l'avenir malgré eux.

Tout en chevauchant, il écoute les aides de camp qui rapportent que Blücher recule. Ses troupes ont repassé la rivière Katzbach. L'ennemi, comme Napoléon l'avait envisagé, refuse le combat avec lui.

À Lowenberg, il relit les dépêches reçues durant les dernières heures. Davout a été vainqueur au nord, à Lauenbourg. Mais Oudinot piétine face à Bernadotte.

- Je ne puis pas encore asseoir mes idées, murmure-t-il en marchant dans la petite pièce où l'on a établi son cabinet de travail.

Il sort, il est midi. Maintenant, toute la nature ruisselle et brille sous le soleil. Mais l'horizon est noir. Il pleuvra à nouveau.

Il déjeune debout, en lisant les dépêches. Et tout à coup il brise son verre sur la table. Les dix mille Bavarois et Saxons d'Oudinot ont déserté ! Et, au sud, l'armée de Schwarzenberg se dirige vers Dresde, tentant de le prendre à revers alors qu'il s'est avancé sans pouvoir rejoindre Blücher.

Il faut que Dresde tienne. C'est le centre de mon dispositif.

Il interroge le général Gourgaud qui revient de la ville.

- Sire, je pense que Dresde sera enlevé demain, si Votre Majesté n'est pas là.

- Puis-je compter sur ce que vous me dites ? Tiendrez-vous jusqu'à demain ?

- Sire, j'en réponds sur ma tête.

Il lance ses ordres sous la pluie qui a recommencé. Demi-tour. On refait la route. Les colonnes refluent, et il les dépasse, galopant vers Dresde.

Il traverse le pont sur l'Elbe, au milieu de la cohue des troupes. Tout cela sent l'affolement, presque la défaite. Est-ce possible ! Il met pied à terre, voit le général Gouvion-Saint-Cyr et le rassure. « Les renforts arrivent. Je les dirige. »

Les soldats le reconnaissent alors qu'au milieu du pont il donne leurs ordres aux chefs de corps, comme si la fusillade et la canonnade n'annonçaient pas l'arrivée des Autrichiens et des Prussiens marchant en colonnes serrées précédées de cinquante canons tirant à mitraille. Ils sont presque deux cent cinquante mille et nous sommes cent mille. Nous vaincrons.

Il a étudié chaque mètre carré de la campagne qui entoure Dresde. Il donne l'ordre à la cavalerie de Murat de charger sur le flanc gauche, aux fantassins du général Victor de pénétrer dans la brèche ainsi ouverte dans l'armée ennemie. Et à Ney d'attaquer. Mille deux cents canons écrasent les assaillants.

Tout cela, dans la pluie et la boue.

Il parcourt les avant-postes. L'ennemi recule. Il faut le poursuivre. Il rentre pour quelques instants à Dresde. Le roi de Saxe le serre dans ses bras. Napoléon l'écarte. Il grelotte, les dents claquent. Il a envie de vomir. Son chapeau est à ce point trempé qu'il lui tombe sur les épaules. Il a l'impression de marcher dans l'eau glacée parce que ses bottes en sont pleines. Il peut à peine se tenir debout. Constant le déshabille. On bassine son lit. Il s'y couche, mais le froid mêlé à la fièvre ne le quitte pas. Il dicte pourtant. Fain lui lit les dépêches. La victoire à Dresde est certaine. Il y a dix mille prisonniers, des généraux parmi eux, des drapeaux. Certains soldats autrichiens assurent que le général français Moreau a été tué par un boulet alors qu'il se trouvait aux côtés d'Alexandre.

Il ouvre les yeux. Moreau ! Il ne ressent rien. Le destin a écarté de son chemin cet homme qu'il avait autrefois épargné, qui n'avait jamais renoncé à le haïr.

Je ne hais point. Je combats et je méprise.

Mais méprise-t-on un mort ?

Il a de plus en plus froid. Il veut un bain brûlant. Peu à peu, il cesse de trembler. Il se couche. Qu'on ne le réveille pas, ordonne-t-il. Mais à cinq heures, il est déjà debout.

Un mot à Marie-Louise, ce vendredi 27 août 1813, avant de rejoindre les avant-gardes.

« Mon amie, je viens de remporter une grande victoire à Dresde sur l'armée autrichienne, russe et prussienne commandée par les trois souverains en personne. Je monte à cheval pour les poursuivre. Ma santé est bonne. Bérenger, mon officier d'ordonnance, a été blessé mortellement. Fais-le dire à sa famille et à sa jeune femme. Adieu, mio bene. Je t'envoie des drapeaux.

« Nap. »

Il ne peut galoper. Il sent son corps si affaibli que parfois il a le sentiment qu'il va tomber de sa selle. Il s'arrête près du bourg de Pirna. Il fait beau, des troupes passent, l'acclament. La victoire d'hier les a transfigurées. Il veut manger là, dans le champ, afin de les regarder défiler et de se faire voir d'elles.

Il s'assied, avale quelques bouchées. Et tout à coup son front se couvre de sueur. Il tombe en avant. Il vomit. Il pense : ils m'ont empoisonné. Les Anglais, Metternich, peut-être leur stipendiés autour de lui, tous veulent sa mort, qui leur permettrait enfin d'organiser l'Europe à leur guise, dans une France soumise.

On l'entoure. Il fait des gestes pour qu'on s'écarte. Il a besoin d'air. Il ne veut pas mourir ainsi, tel un empereur romain victime d'un complot. Il veut la mort sur un champ de bataille, comme Muiron, Duroc ou Lannes, ou Bessières, ou tant de jeunes hommes.

Mourir à quarante-quatre ans, alors que ces soldats ont à peine connu la moitié de son âge. Il se redresse. Il faut rentrer à Dresde, répète Caulaincourt. L'Empereur doit être soigné, il ne peut continuer la poursuite. D'autres pensent qu'il faut le conduire à Pirna où se trouve déjà la Jeune Garde, et de là il pourra diriger les mouvements des troupes.

Il faut qu'il vive, pense-t-il. D'abord vivre, pour pouvoir mourir en soldat s'il le faut.

Il dit : « Dresde. »

Il ferme les yeux. On le soutient, on le porte jusqu'à une voiture. Elle remonte le fleuve des hommes en armes qui coule vers l'est.

Il est dans son cabinet de travail, allongé.

On vient de lui apporter un lot de dépêches. Macdonald a été battu par Blücher. Il a perdu trois mille hommes, vingt mille prisonniers et cent canons. Et combien d'aigles ? Le corps du général Vandamme, qui s'était lancé à la poursuite de Schwarzenberg, a été encerclé à Kulm, et Vandamme fait prisonnier avec ses soldats. Ney a été vaincu lui aussi, à Dennewitz, par le général prussien Bülow. Qu'est devenue la victoire de Dresde ?

Il a de la peine à se lever, et voilà plus d'un jour qu'il est couché !

Il reçoit Daru. L'intendant général de la Grande Armée a le visage des mauvais jours. Les munitions commencent à manquer. Les hommes, admet-t-il, sont mal nourris. La dysenterie et la grippe, avec ce climat, les couchent sur le flanc avant même la bataille.

- Sinistre, murmure Napoléon.

Il se lève, refuse l'aide de Daru, va jusqu'à la fenêtre. La pluie continue.

- Mon expédition en Bohême devient impossible, dit-il.

Il peut à peine faire quelques pas. Il veut demeurer seul. Il s'oblige à rester debout, appuyé à la croisée.

Je sens les rênes m'échapper. Je n'y peux rien. Partout les contingents saxons, bavarois, allemands désertent. Les trahisons commencent à se glisser jusqu'auprès de moi. On m'assure que Murat, s'il se bat, continue de négocier avec les Anglais. Les généraux, à l'exception de quelques-uns, sont gorgés de trop de considération, de trop d'honneurs, de trop de richesses. Ils ont bu à la coupe des jouissances ; désormais ils ne demandent que du repos. Ils sont prêts à l'acheter à tout prix. Le feu sacré s'éteint. Ce ne sont plus là les hommes du début de notre Révolution ou de mes beaux moments.

Il marche maintenant, en tendant tous ses muscles pour ne pas chanceler.

« Un coup de tonnerre peut seul nous sauver et il ne reste donc qu'à combattre. »

Les forces peu à peu lui reviennent.

- Voilà la guerre. Bien haut le matin, bien bas le soir, dit-il à Maret en consultant les dernières dépêches.

Elles sont sinistres, comme il l'a prévu.

La Bavière a signé un armistice avec les Alliés. Plus de Saxons et plus de Bavarois. Une colonne de cavaliers russes a percé jusqu'à Cassel et chassé Jérôme de sa capitale. Plus de Wurtembergeois !

Mais quelle autre réponse que se battre ?

- On peut s'arrêter quand on monte, dit-il, jamais quand on descend.

Le mardi 31 août, il va et vient dans sa chambre.

Des vers autrefois appris quand il était en garnison à Valence, jeune lieutenant plein de rage et d'énergie, lui reviennent à la mémoire. Il les répète plusieurs fois :

J'ai servi, commandé, vaincu quarante années

Du monde entre mes mains j'ai vu les destinées

Et j'ai toujours connu qu'en chaque événement

Le destin des États dépend d'un seul moment.

Ce moment, il peut, il veut, il doit le vivre encore.

Il est à nouveau à la tête des troupes. Il franchit la Spree, cherchant à rejoindre Blücher qui refuse le combat.

Il s'arrête après des jours de chevauchée. Il entre dans une ferme abandonnée. Il voit les chasseurs de son escorte mettre eux aussi pied à terre ainsi que les aides de camp qui s'approchent de lui, attendent ses ordres.

Mais il n'a rien à dire. La fatigue le terrasse. Il se couche sur une botte de paille et reste ainsi de longues minutes à regarder, au travers du toit défoncé par les boulets, les nuages glisser dans le ciel bleu.

Un aide de camp s'approche, attend plusieurs minutes.

Je le vois sans l'entendre. Il me faut faire effort pour l'écouter.

Les troupes de Blücher et de Schwarzenberg convergent vers Dresde, dit l'officier. Bernadotte a traversé l'Elbe, au nord. Blücher s'apprête à passer le fleuve plus au sud. Murat est en pleine déroute.

Napoléon écoute. Il se dresse, lance des ordres, d'une voix vive et résolue. Il faut abandonner la ligne de l'Elbe pour ne pas être cerné, se replier autour de Leipzig. Il faut se battre, on se battra. Ce peut être le coup de tonnerre qui changera le sort de la campagne.

Mais d'abord, il faut rassurer Paris, dicter donc, multiplier les copies puisque les partisans interceptent les estafettes sur les arrières de l'armée.

Comme en Russie.

Il écarte cette pensée.

Il faut secouer tous ces ministres qui s'affolent.

« Monsieur le duc de Rovigo, ministre de la Police, dicte-t-il, je reçois votre lettre chiffrée. Vous êtes bien bon de vous occuper de la Bourse. Que vous importe la baisse ? Moins vous vous mêlerez de ces affaires, mieux cela vaudra. Il est naturel que dans les circonstances actuelles, il y ait plus ou moins de baisse ; laissez-les donc faire ce qu'ils veulent. Le seul moyen d'aggraver le mal, c'est que vous vous en mêliez et que vous ayez l'air d'y attacher de l'importance. Pour moi, je n'y en attache aucune ! »

Tout se décidera ici, les armes à la main.

Mais qu'on ne me trahisse pas ! Qu'on me donne les hommes nécessaires.

Il dicte un discours pour Marie-Louise, qu'elle devra prononcer en tant que régente devant le Sénat, afin d'expliquer pourquoi l'Empereur a besoin de cent soixante mille hommes de la classe 1815, et de cent vingt mille hommes des classes 1808 à 1814.

Elle dira : « J'ai la plus grande opinion du courage et de l'énergie de ce grand peuple français. Votre Empereur, la patrie et l'honneur vous appellent ! »

Accepteront-ils, comprendront-ils ?

Que puis-je dire d'autre ?

Il songe un instant que s'il mourait en ce moment, le corps éventré par un boulet, peut-être son fils et Marie-Louise régneraient-ils. Peut-être même sa mort est-elle le seul moyen pour assurer ma dynastie ? L'empereur d'Autriche et Metternich seraient heureux de voir un descendant des Habsbourg sur le trône de France. Et les dignitaires de l'Empire se rassembleraient autour du roi de Rome pour préserver leurs titres et leurs biens !

Mourir ? Pour assurer l'avenir ?

Il s'est installé dans le petit château de Duben, au milieu de la campagne de Leipzig. Il a fait placer son lit de fer et une table sur laquelle sont déroulées les cartes, dans une chambre vaste aux fenêtres étroites qui donnent sur le paysage souvent voilé par la pluie.

On est à la mi-octobre 1813. Tout est silencieux autour de lui. On attend qu'il parle, ordonne.

Il s'est assis sur un sofa. Parfois il va jusqu'à la table, consulte les cartes. Souvent il prend une feuille de papier et, machinalement, il laisse sa main tracer de grosses lettres. Puis il abandonne la plume, va s'asseoir à nouveau.

Il jette un coup d'œil à Bacler d'Albe.

On apporte une dépêche. La défection de la Bavière est attestée. Partout, les contingents allemands désertent et passent à l'ennemi.

Il cherche Berthier des yeux. Mais le maréchal est malade, dans l'incapacité de bouger.

Il se lève, va jusqu'à la table où les dépêches s'amoncellent sans qu'il les lise.

Il sait. Il dispose de cent soixante mille hommes, face sans doute à plus du triple. Et parmi ses soldats, il doit compter sur des dizaines de milliers de malades. C'est avec ces hommes-là qu'il doit combattre.

Il pourrait marcher vers le nord, prendre Berlin puis attaquer les arrières ennemis. Il a tant de fois manœuvré ainsi, en Italie, en Allemagne, et c'est ainsi qu'il a gagné des batailles, retourné la situation grâce aux marches forcées. Mais c'était autrefois. Que peut-il demander à de jeunes soldats déjà épuisés par les aller et retour, les pluies ? Et où sont les généraux de jadis, enthousiastes ?

Et lui-même, il a quarante-quatre ans !

Marengo, c'était le 14 juin 1800. Ce jour-là, Desaix est mort.

Plus de treize ans sont passés.

Je ne peux marcher vers le nord. Il faut se battre ici.

Il appelle son secrétaire. Il écrit à Ney.

« J'ai fait replier toute ma Garde pour pouvoir me porter sur Leipzig. Le roi de Naples s'y trouve en avant. Il va y avoir indubitablement une grande bataille à Leipzig. Le moment décisif paraît être arrivé. Il ne peut plus être question que de bien se battre. »

Il marche, tête baissée.

« Mon intention, poursuit-il, est que vous placiez vos troupes sur deux rangs au lieu de trois. L'ennemi, accoutumé à nous voir sur trois rangs, jugera nos bataillons plus forts d'un tiers. »

Combien de temps le croira-t-on ?

Peut-être assez pour vaincre ?

C'est la partie du tout ou rien.

Il dicte une dépêche pour Murat.

« Une bonne ruse serait de faire tirer des salves en réjouissance de la victoire remportée sur l'autre armée. »

À la guerre, un instant d'incertitude peut décider de tout.

Il s'apprête à quitter la chambre du château de Duben, puis il revient sur ses pas. D'un geste, il indique au secrétaire qu'il veut ajouter une dernière phrase pour Murat.

« Il faudrait aussi faire passer une revue d'apparat, comme si j'étais là, et faire crier "vive l'Empereur !". »

C'est le jeudi 14 octobre 1813, il est sept heures.

Autrefois, je n'avais pas besoin de ces ruses !

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