26.

Il saute sur le sable de la plage, ce mercredi 1er mars 1815. Il est quatorze heures. Le soleil illumine la mer prisonnière de l'anse du golfe Juan. Toute la flottille est à l'ancre à quelques encablures et les premiers grenadiers ont déjà débarqué. Il les voit, avançant en ligne vers les oliviers, au-delà des roseaux qui ceinturent la plage. Les chaloupes ont commencé leur va-et-vient entre la côte et les navires. Il faudra plusieurs heures, estime-t-il, pour débarquer les douze cents hommes, les chevaux, les quatre canons, les caisses de cartouches. Il ne peut attendre ici. Il faut avancer au plus vite, vers l'intérieur des terres, s'assurer des premières villes, Cannes, Antibes, Grasse.

Le destin, une nouvelle fois, m'a ouvert la route. En avant.

Il va jusqu'à une oliveraie, à quelques centaines de mètres de la plage. Il place lui-même les sentinelles, puis ordonne qu'on monte la tente dans la prairie voisine. Il fait froid. Le soleil commence déjà à décliner. Les journées sont encore courtes. Il appelle le général Cambronne, qui commandera l'avant-garde. Tout dépendra de lui.

- Je vous confie l'avant-garde de ma plus belle campagne, lui dit-il. Vous ne tirerez pas un seul coup de fusil. Songez que je veux reprendre ma couronne sans verser une goutte de sang.

Il faut donc que les troupes se rallient. On choisira la route du Dauphiné pour éviter les royalistes d'Avignon et de la Provence. C'est à l'avant-garde d'ouvrir la route, sans violence. Il faut que chaque soldat qui s'avancera vers nous avec l'ordre de nous combattre entende ces mots.

Il prend la proclamation destinée à l'armée. Il la lit à haute voix.

« Soldats, venez vous ranger sous les drapeaux de votre chef. La victoire marchera au pas de charge. L'aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame. Alors, vous pourrez montrer avec honneur vos cicatrices. Alors, vous pourrez vous vanter de ce que vous aurez fait, vous serez les libérateurs de la patrie ! »

Il s'approche de Cambronne, le serre contre lui, répète :

- De clocher en clocher, jusqu'aux tours de Notre-Dame, sans tirer un seul coup de fusil.

Il suit des yeux Cambronne et les quelques grenadiers qui l'accompagnent. Il s'assied auprès du feu.

Tout va se jouer dans les quelques jours qui viennent. Il regarde, au-delà des oliviers, un groupe de paysans et de pêcheurs qui l'observent avec une sorte d'indifférence curieuse. Il a en mémoire les acclamations de la foule sur les quais de Portoferraio. Si, ici, les soldats et le peuple ne viennent pas à lui, il sera sans force, et il suffira d'un homme déterminé pour l'abattre. Et l'aigle tombera.

Il pose les coudes sur ses cuisses, prend son menton dans ses paumes. Son corps est lourd. Ses jambes sont douloureuses et il ressent dans le ventre une douleur lancinante qui parfois, comme un coup de poignard, le déchire, du nombril au sexe. Il sait qu'il n'est plus aussi leste qu'autrefois, qu'il a du mal à monter à cheval, à rester longtemps en selle. Il l'a éprouvé dans ses promenades et ses chasses à l'île d'Elbe. Et quelquefois, sans qu'il s'en rende compte, il s'enfonce dans un sommeil noir comme l'oubli.

Il a dépassé quarante-cinq ans.

Il se dresse. Allons, en avant. Il marchera en première ligne. Que risque-t-il ? De mourir ?

Est-ce un risque ?

Un vent froid balaie les premières heures de l'aube et l'on marche vers Grasse, qu'il veut éviter. Le but, c'est Grenoble, la ville où la Révolution est née.

Il appelle tout en marchant le chirurgien Émery, un médecin qui l'a rejoint à Elbe, un Grenoblois dévoué. Il faut qu'Émery aille avertir les patriotes de Grenoble de l'arrivée prochaine de l'Empereur. Si Grenoble ouvre ses portes, si la garnison se rallie, alors la partie sera gagnée. Et, jusque-là, marcher, marcher.

Il se retourne. La petite armée forme une longue colonne noire qui gravit les sentiers serpentant au-delà de Grasse, vers Saint-Vallier, dans la rocaille et les broussailles. Il a fallu abandonner les canons. Les chemins ne sont pas carrossables. Il s'arrête. Il respire difficilement. La pente est raide. Un mulet chargé d'un coffre rempli de pièces d'or, ce qui reste du trésor, vient de glisser, et il faut chercher les napoléons qui ont roulé du coffre fracassé. La neige commence à tomber. Le général Drouot lui donne un bâton. Allons, en avant. Il plante le bâton dans la couche de neige. Il a marché dans le sable de Palestine. Il a marché dans la neige de Russie et sous les pluies d'Allemagne. Il doit marcher dans les rocailles des Alpes.

Après plusieurs heures, il s'assied quelques instants au milieu d'une vaste restanque. La neige a cessé de tomber. Le soleil est réapparu. Deux vieux paysans s'approchent, lui donnent un bouquet de violettes.

Il est ému. Il enfonce les fleurs dans sa redingote. C'est le premier signe d'amitié qu'il reçoit. Et voilà déjà deux jours qu'il a pris pied en France. Mais ceux qui l'ont aperçu, reconnu se sont tenus à distance. Est-il possible qu'on craigne son retour, pis, peut-être, qu'on l'ait oublié ?

Il jette la carcasse du poulet dont il vient de déjeuner.

Le temps n'est pas aux questions. Chaque heure compte. Ou je l'emporte, ou je meurs.

Il arrive à Saint-Vallier. Il s'arrête sur la place principale, au bord d'un pré. Un homme s'approche, un verre à la main. Il offre à boire.

Qu'il boive d'abord lui-même ! Je ne veux pas mourir du poison mais d'un boulet ou d'une balle, comme un soldat.

Il se désaltère après que l'homme a bu.

En avant. Le sentier devient plus étroit, surplombant des à-pics. Il avait voulu, décidé, jadis, depuis les Tuileries, de faire ouvrir une route carrossable entre Grenoble, Digne et Nice. Il avait cru que l'on avait exécuté ses ordres. Voilà ce qu'il en est ! Un chemin muletier qui passe par Escragnolles, Séranon, et atteint Castellane. Quelques curieux sur la place de la petite ville, mais pas de cris enthousiastes, la stupeur du sous-préfet, qui a cependant été prévenu par Cambronne, toujours en avant-garde.

Ce pays se déroberait-il ? Il sent la fatigue envahir son corps. Il faut dormir quelques heures à Barrême, repartir à l'aube.

Le chemin s'est élargi, Napoléon chevauche, s'arrête pour observer au carrefour des vallées la ville de Digne, la plus importante des cités qu'il a traversées depuis Golfe-Juan.

Il entre dans la ville vers treize heures.

Pourquoi ce silence, cette retenue des habitants qui me regardent passer sans manifester ? qui me suivent jusqu'à l'auberge du Petit Paris sans pousser un cri ?

Quelques dizaines de personnes se pressent devant l'entrée de l'auberge. Il s'avance vers elles.

- Il faut délivrer Paris de la souillure que la trahison et la présence de l'ennemi y ont empreinte, dit-il.

La foule a grossi. Il parle des émigrés, qui veulent reprendre des terres qui ont été données à ceux qui les travaillent. Quelques cris d'approbation s'élèvent, mais tout retombe bientôt dans le silence.

Pourquoi cette réserve envers moi ?

Mais il ne faut pas s'interroger, il faut avancer, dans ces plaines de la Durance que balaie un vent glacé chargé parfois d'averses de pluie mêlée de grêle.

La nuit arrive déjà. La fatigue l'écrase. C'est déjà le samedi 4 mars 1815. La nouvelle de son débarquement a dû parvenir à Paris, peut-être à Vienne. Si le peuple ne se lève pas pour le conduire jusqu'à Paris, alors la porte du destin claquera. Et il faudra mourir, si cela se peut.

Il passe la nuit au château de Malijai. Il ne peut pas dormir. Cambronne n'a pas envoyé d'estafette pour donner des nouvelles de sa marche. Peut-être a-t-il été pris, comme cette dizaine de grenadiers qui ont été retenus dans la forteresse d'Antibes, dans les heures qui ont suivi le débarquement. Peut-être dans quelques heures sera-ce la fin.

Il ne peut y croire. Il ne veut même pas envisager cela plus longtemps que dans une insomnie, inutile, épuisante. En route ! Il longe le cours de la Bléone et de la Durance qui roulent des flots boueux et tumultueux. Au loin apparaît la citadelle de Sisteron qui domine le défilé où se tasse, serrée contre les falaises blanches, la ville. Il avance en tête des grenadiers par une longue route droite bordée de platanes. Et il aperçoit une foule qui vient à sa rencontre. Il donne un léger coup d'éperon. Il ne doit pas attendre. Il doit aller au-devant de l'inconnu. Défier l'avenir. Brusquement, des bras qui se lèvent, un drapeau tricolore, et des voix qui lancent : « Vive l'Empereur ! »

Enfin ce cri, pour la première fois, après trop de jours, trop d'heures de silence.

Peut-être la porte du destin va-t-elle enfin s'ouvrir à deux battants ?

On l'entoure. Il prononce quelques mots. Mais il ne veut pas s'attarder. Il veut au contraire avancer plus vite, pour aller à la rencontre de cette population qui peut-être va s'enflammer, alors qu'au sud elle est restée inerte.

La nuit tombe, les grenadiers allument des torches pour éclairer la route qui descend vers Gap. Et tout à coup la ville apparaît, illuminée. Des points lumineux brillent sur les pentes des montagnes qui dominent la ville, d'autres progressent dans les campagnes qui l'entourent.

Il est vingt et une heures, et c'est la clameur, et la ferveur. Il voit les rues de Gap pleines d'une foule enthousiaste. On le presse. On crie : « Vive l'Empereur ! », « À la lanterne, les aristocrates ! », « Mort aux Bourbons ! »

Des paysans brandissent des fourches.

Enfin, enfin, ce peuple, cet accueil !

Il ne sent plus la fatigue. Il saute de cheval, entre à l'hôtel Marchand. Les gens veulent le toucher.

« Vous êtes notre Père », entend-il. On lui saisit les mains, on les embrasse. On l'interpelle de toutes parts. On dénonce les lois sur les biens nationaux, édictées par les Bourbons. Il écoute. Ce peuple bout. Napoléon n'imaginait pas cela il y a encore quelques heures. Rien n'est encore gagné, mais la partie est bien engagée.

- Citoyens, je suis vivement touché par tous les sentiments que vous montrez, lance-t-il depuis l'escalier. Vos vœux seront exaucés. La cause de la Nation triomphera encore !

L'acclamation déferle. « Vive l'Empereur ! Vive la nation ! »

- Vous avez raison, reprend-il, de m'appeler votre Père. Je ne vis que pour l'honneur et le bonheur de la France. Mon retour dissipe toutes vos inquiétudes ; il garantit la conservation de toutes les propriétés. L'égalité entre toutes les classes et les droits dont vous jouissez depuis vingt-cinq ans, et après lesquels nos pères ont tant soupiré, forment aujourd'hui une partie de votre existence. Ma présence les assure.

Si cet enthousiasme se propage, s'il embrase l'armée, alors plus rien ne pourra m'arrêter.

Il éprouve ce sentiment de paix intérieure et de fierté qu'il a si souvent ressenti au cours de sa vie, quand ce qu'il avait conçu, un plan qui pouvait paraître chimérique, se réalisait.

C'est à cela qu'il pense en montant la route du col Bayard, puis en faisant halte à Corps et en s'avançant vers Laffrey.

La petite armée est maintenant entourée de paysans qui veulent marcher vers Paris, se joindre aux soldats. Il faut les en dissuader. Il est l'Empereur, un homme de la nation, mais d'une nation en ordre et non d'un pays en révolution. Et puis rien n'est joué encore.

Sur la route, voilà pour la première fois des troupes qui barrent le chemin dans ce défilé de Laffrey qui commande la descente vers Grenoble et qu'on ne peut contourner.

C'est ici que le destin décide de mon entreprise.

Il appelle un officier de la Garde. Qu'il aille porter ce message au commandant de ce bataillon, sans doute le 5e de ligne : « L'Empereur va marcher sur vous. Si vous faites feu, le premier coup de fusil sera pour lui. »

Il n'attend même pas que l'officier revienne. Il marche seul, les mains tenant les revers de sa redingote.

Si je ne meurs pas ici, j'irai jusqu'à Paris.

Il entend la voix d'un officier du 5e de ligne qui donne l'ordre d'ouvrir le feu. Les fusils se lèvent, mais aucun coup ne part. Il marche lentement.

Si je dois mourir, que ce soit ici.

Il n'est qu'à quelques mètres. Il voit les visages de ces soldats, leurs insignes. C'est bien le 5e de ligne.

- Soldats du 5e ! crie-t-il d'une voix forte et assurée. Je suis votre Empereur ! Reconnaissez-moi !

Il s'approche encore d'un pas.

- Reconnaissez-moi ! reprend-il plus haut. S'il est parmi vous un soldat qui veuille tuer son Empereur, me voilà !

Une voix, mille voix. « Vive l'Empereur ! » Les soldats se précipitent, fusils levés au-dessus de leurs têtes, certains arborent une cocarde tricolore. On l'entoure de toutes parts.

Il est au bord des larmes. Il sent ses lèvres qui tremblent. La porte du destin est grande ouverte sur l'avenir.

Il donne l'ordre aux soldats de reprendre leurs rangs. Il les passe en revue. Il dit au général Drouot :

- Tout est fini maintenant, dans dix jours je serai aux Tuileries.

Il se dresse sur ses étriers. Lui qui souffre de plus en plus souvent de son corps lourd, de ses jambes, de son ventre, il ne ressent plus aucune douleur.

- Le trône des Bourbons n'existe que dans l'intérêt de quelques familles, clame-t-il. Toute la nation doit se dresser contre le retour à l'Ancien Régime.

Les soldats sont entourés par une foule de paysans qui crient : « Vive l'Empereur. »

Sur la route de Grenoble, il voit des troupes qui approchent, mais elles brandissent le drapeau tricolore et il reconnaît à leur tête le colonel La Bédoyère, l'un des meilleurs jeunes officiers de la Grande Armée, héroïque à la Moskova et durant la campagne de France. Que n'a-t-il fait de cet homme un général !

Il a rallié à l'Empereur les troupes sous son commandement, explique-t-il. Il annonce que la garnison de Grenoble est acquise, que la ville, malgré les autorités, attend l'Empereur. Puis il ajoute :

- Sire, plus d'ambition, plus de despotisme. Il faut que Votre Majesté abdique le système de conquêtes et d'extrême puissance qui a fait le malheur de la France et le vôtre.

Mais qui a refusé la paix ? Qui m'a contraint à la guerre pour me défendre ? Qui a-t-on voulu assassiner ? Que viennent de déclarer les Bourbons par ordonnance royale ? Que « Napoléon Buonaparte est traître et rebelle », qu'il faut lui « courir sus » et le traduire devant un conseil de guerre pour être fusillé sur simple constatation de mon identité !

Je suis, pour les souverains réunis au Congrès de Vienne et selon les mots que leur a soufflés Talleyrand, « l'ennemi et le perturbateur du monde, qui s'est placé hors des relations civiles et sociales et qu'il faut livrer à la vindicte publique ».

Voilà ce que veulent faire de moi mes ennemis ! Et Ney, le prince de la Moskova, promet de me ramener à Paris dans une cage de fer ! Et les Bourbons demandent l'aide de l'Europe pour abattre le Monstre ! Moi. Que leur importe la France !

Il se tourne vers La Bédoyère, puis il montre les paysans qui marchent vers Grenoble.

- Je ne suis pas seulement, comme on l'a dit, l'Empereur de ces soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens, de la France. Ainsi vous voyez le peuple revenir vers moi. Il y a sympathie entre nous. Je suis sorti des rangs du peuple. Ma voix agit sur lui.

Il est vingt et une heures, ce mardi 7 mars 1815. Les grenadiers enfoncent les portes de Grenoble. Napoléon avance dans les rues. Et il se sent ivre de joie. Il n'a jamais connu cela, pense-t-il, même aux plus grands jours de l'Empire, ce délire de la foule, ces chants, ces cris, ces danses. Que sera-ce à Paris ?

La foule assiège l'hôtel des Trois Dauphins où il s'est installé. Il ouvre la croisée. Il voit tous ces visages, il entend cette houle des voix.

- Citoyens ! commence-t-il. Lorsque dans mon exil j'appris tous les malheurs qui pesaient sur la nation, que tous les droits du peuple étaient méconnus, je ne perdis pas un moment, je débarquai sur le sol de la patrie et je n'eus en vue que d'arriver avec la rapidité de l'aigle dans cette bonne ville de Grenoble, dont le patriotisme et l'attachement à ma personne m'étaient particulièrement connus ! Dauphinois, vous avez rempli mon attente !

Il parcourt les salons de l'hôtel. Une petite foule s'y presse.

Les notables sont revenus. Ils me présentent avec leur échine leurs hommages serviles.

Il se penche vers Bertrand, il murmure :

- Jusqu'à Grenoble, j'étais un aventurier, me voici redevenu prince.

Qui peut l'arrêter maintenant ?

Est-ce Soult, qui vient de déclarer que « Bonaparte n'est qu'un aventurier » ? Dans combien de jours se ralliera-t-il à moi ? Sont-ce le comte d'Artois et Macdonald qui tentent en vain de rallier à eux les troupes de la garnison de Lyon, qui toutes arborent la cocarde tricolore ?

Il chevauche de Grenoble à Lyon, au milieu de l'enthousiasme. Au faubourg de la Guillotière, la foule est si dense qu'il ne peut avancer. Macdonald et le comte d'Artois se sont enfuis. On hurle autour de lui : « À bas les prêtres ! », « Mort aux royalistes ! », « À la lanterne, les ci-devant ! », « À l'échafaud, les Bourbons ! », « Vive Napoléon, vive l'Empereur ! »

Il avait arrêté la Révolution, canalisé cette énergie chaotique qui naissait d'elle, et voici qu'elle se répand à nouveau, par la faute de ces Bourbons qui n'ont rien appris et rien oublié.

Il entre dans l'archevêché, occupe les chambres et le salon quittés le matin même par le comte d'Artois.

Qu'imaginait ce Bourbon, cet émigré ? Qu'il pouvait m'arrêter ?

Le lendemain, samedi 11 mars, lorsqu'il ouvre la porte de sa chambre, il sait qu'il a reconquis le pouvoir. Tous les notables de la ville sont présents à son lever, comme autrefois. Avant.

Il donne ses ordres. Il veut une revue des troupes place Bellecour. Il veut qu'on prenne note des décrets suivants : rétablissement des trois couleurs, suppression des ordres royaux, licenciements de la Maison du roi, annulation de toutes les nominations faites dans l'armée et la Légion d'honneur depuis avril 1814.

Il marche dans la pièce, les mains derrière le dos. Il jette un regard vers les secrétaires qui écrivent. Les notables écoutent respectueusement.

Il reprend.

Il bannit les émigrés rentrés depuis 1814. Il restitue les biens nationaux rendus aux émigrés. Il séquestre les biens attribués aux Bourbons depuis un an. Il dissout les Chambres et convoque au Champ de la Fédération une assemblée des électeurs de France, où la nation donnera elle-même ses lois.

Il martèle : ce sera le Champ-de-Mai.

Puis il se tourne vers Bertrand, il ordonne à la Vieille Garde en garnison à Metz de rejoindre son Empereur.

Quoi qu'en pense Oudinot qui la commande, la Vieille Garde obéira.

Il se retire un instant.

Et eux, mon épouse, mon fils, viendront-ils à moi ?

Il commence une lettre officielle à « Marie-Louise, Impératrice des Français à Schônbrunn. »

« Madame et chère amie, je suis remonté sur mon trône... »

Puis il prend un autre feuillet.

« Ma bonne amie,

« Je serai, quand tu recevras cette lettre, à Paris. Viens me rejoindre avec mon fils. J'espère t'embrasser avant la fin mars.

« Tout à toi.

« Nap. »

Il reste immobile. La fatigue tout à coup l'écrase. Et une inquiétude sourde s'empare de lui. Il ne les reverra pas.

Il entend les cris « Vive l'Empereur ».

Il sort de la chambre. Cette femme qui s'avance vers lui, c'est Marie-Françoise Pellapra. Elle est toujours belle, jeune. Jadis, jadis... Ici même, à Lyon, sur la route de l'Italie, ils avaient passé ensemble une première nuit. D'autres avaient suivi à Paris. Suis-je le père d'une petite fille, Émilie, dont elle a accouché après m'avoir connu ? Il en a douté.

Marie-Françoise Pellapra lui prend les mains. Il la laisse parler. Le passé ne se recompose pas. Les êtres changent. Il vient d'apprendre que Bourrienne, son condisciple à Brienne, son secrétaire si longtemps, Bourrienne devenu le prévaricateur à Paris et à Hambourg, vient d'être nommé par Louis XVIII préfet de Police de Paris. Et qu'il a tenté en vain d'arrêter Fouché - lui, Bourrienne !

Il ne faut pas se retourner vers le passé tant que l'on peut agir et avancer.

Il quitte Lyon le lundi 13 mars 1815.

Tout au long de la route vers Villefranche-sur-Saône, il aperçoit ces paysans qui le regardent, incrédules, entourent parfois un invalide qui salue militairement, ou bien tirent de leurs poches des pièces de cinq francs, examinent l'effigie gravée puis s'écrient : « C'est bien lui ! » et lancent alors : « Vive l'Empereur ! »

Qui peut m'arrêter désormais ? Les rues de Villefranche, celles de Mâcon, de Tournus, de Chalon, de Dijon sont pleines d'une foule qui m'acclame et que je fends lentement alors qu'elle s'accroche à moi.

Ney ? Mais les troupes du prince de la Moskova refusent d'obéir aux ordres d'un maréchal au service du roi. Il faut lui tendre la main. J'ai besoin de lui, de ses hommes.

Napoléon dicte au maréchal Bertrand une lettre pour le maréchal Ney.

« Mon cousin,

« Mon major général vous expédie l'ordre de marche. Je ne doute pas qu'au moment où vous aurez appris mon arrivée à Lyon vous n'ayez fait reprendre à vos troupes le drapeau tricolore. Exécutez les ordres de Bertrand et venez me joindre. Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de la Moskova. »

Il est persuadé que Ney prendra cette décision. D'ailleurs, des régiments arrivent, cocardes au chapeau et drapeau tricolore en tête. On dit même que les bataillons de Villejuif, considérés comme les plus fidèles au roi, ont arboré la cocarde tricolore. Exelmans, rapportent des estafettes venues de Paris, s'est emparé avec des demi-solde de l'artillerie royale de la capitale.

Plus rien ne résiste. Les maires se précipitent pour m'assurer de leur fidélité.

- Vous vous êtes laissé mener par les prêtres et les nobles, lance Napoléon au maire d'Autun. Ils voulaient rétablir la dîme et les droits féodaux. J'en ferai justice, je les lanternerai !

À Auxerre, Ney demande à être reçu. Il est penaud, mal à l'aise. Il commence à se justifier. Il présente un mémoire qui explique, dit-il, les raisons de son ralliement à Louis XVIII.

Les hommes sont ce qu'ils font. Il m'a rejoint. Parce que je suis vainqueur ? Donc, il suffit de le rester pour que Ney me demeure fidèle.

- Vous n'avez pas besoin d'excuses, dit Napoléon à Ney. Votre excuse, comme la mienne, est dans les événements, qui ont été plus forts que les hommes. Mais ne parlons plus du passé et ne nous en souvenons que pour mieux nous conduire à l'avenir.

Il ouvre ses bras. Ney s'y précipite.

Tels sont les hommes.

Le dimanche 19 mars, il monte dans une calèche. Il est l'Empereur qui rentre dans sa capitale. Un courrier galopant près de la calèche annonce que le roi Bourbon a quitté les Tuileries pour la frontière du Nord. Le courrier tend une lettre de Fouché.

« Sire, des assassins guettent Votre Majesté dans les environs de Paris. Faites-vous bien garder », écrit le duc d'Otrante.

Que leur reste-t-il, en effet, sinon à m'assassiner, comme Henri IV ?

Il donne des ordres. Qu'on garde tous les débouchés de la forêt de Fontainebleau. Mais il n'est pas question de s'arrêter avant d'entrer dans le château. Il descend dans la cour du Cheval Blanc, gravit lentement l'escalier en fer à cheval. Il s'arrête quelques secondes.

Il y a moins d'un an, le 20 avril 1814, il faisait ici ses adieux à la Garde, il partait pour l'île d'Elbe, et, sur la route, les assassins hurlaient à la mort.

Ils sont toujours là mais, ce lundi 20 mars 1815, à dix heures, il reprend possession de son château et de ses pouvoirs.

A-t-il vécu entre ces deux moments ? Il lui semble que rien n'a existé. Si étrange, ce séjour à l'île d'Elbe.

Sa vie est ainsi, comme une succession de scènes.

Il parcourt les galeries. Il retrouve son cabinet de travail, donne ses ordres. Il veut, en roulant sur Paris, passer les troupes en revue aux Fontaines de Juvisy.

Il fait quelques pas dans le parc, puis il remonte dans sa voiture.

Il a si souvent parcouru cette route entre Fontainebleau et Paris, tant de fois passé des troupes en revue. Mais il vient d'accomplir sa plus belle campagne. Pas une ombre parce que pas un coup de feu, comme il l'avait voulu, pensé, rêvé, n'a été tiré. Le peuple est venu et a tout basculé.

Le voilà, ce peuple, dès l'entrée dans Paris. Hommes, femmes, enfants courent autour de la calèche, l'entourent, la précèdent et la suivent. Les chevaux sont contraints d'avancer au pas.

Jamais, jamais, ni pour les lendemains d'Austerlitz, ni pour le sacre, jamais, jamais il n'a connu cela.

Il voit les chevaliers de l'escorte qui ne réussissent pas à écarter ces femmes et ces hommes dont il entrevoit de manière fugitive les visages.

Si son fils vivait cela avec lui. Ce 20 mars est son quatrième anniversaire ! Signe du destin. Douleur plus vive.

Il voit des hommes et des femmes pleurer, des invalides brandir leurs béquilles, montrer leur Légion d'honneur.

Devant les Tuileries, c'est la marée. On se précipite, on le porte. Il est soulevé. Il passe de bras en bras jusqu'au palais puis monte, ainsi soutenu, l'escalier d'honneur. Il est enfin dans son appartement.

Hier, Louis XVIII était là.

Il entend les cris, les acclamations qui ne cessent pas.

C'est la plus belle de ses victoires, la plus grande, sans une tache de sang sur le drapeau.

Il a les larmes aux yeux.

Il se laisse tomber sur une chaise, épuisé.

Tout sera difficile, demain. Tout devrait s'arrêter ici.

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