4.
Dans sa tente dressée au milieu des régiments de sa Garde, il se réveille en sursaut.
Il est deux heures du matin, ce lundi 7 septembre 1812. Son corps est endolori. Il se sent lourd. Ses jambes sont encore enflées. Il tousse. Sa tête est prise dans le cercle de fer d'une « horrible migraine ».
Maudit rhume ! Mais on ne s'arrête pas à cela.
Il entend les clairons qui d'un bout à l'autre des lignes françaises sonnent la diane. Il a déjà si souvent vécu ces aubes de combat.
- Voilà dix-neuf ans que je fais la guerre, et j'ai donné bien des batailles et fait bien des sièges en Europe, en Asie, en Afrique, répète-t-il.
Il l'a écrit à Marie-Louise. C'est à elle qu'il pense, à ce fils dont le portrait surgit à nouveau, éclairé par la torche que tient l'aide de camp de service.
Il se lève.
Dehors, la nuit est trouée par les feux de bivouacs. Ceux des Russes lui paraissent innombrables, et un murmure grave, comme une mélopée, monte de la vallée, court le plateau. Les Russes prient avant la bataille.
Autour de lui, il distingue les soldats de la Garde qui revêtent leur uniforme de parade. Ils se passent en silence des bouteilles de schnaps. Il doit en être ainsi dans toutes les unités.
Il a tant de fois vu ces aubes.
Et si souvent tout son destin a été suspendu au sort de la bataille qui allait s'engager. Mais chaque fois il l'a emporté, à Marengo, à Austerlitz, à Iéna, à Friedland, à Wagram. Et voilà trois mois qu'il attend ce moment. Pourtant il sait, ce matin, qu'il ne détient pas toutes les cartes. Les règles de la partie, qu'il a toujours fixées, imposées à l'ennemi, lui ont échappé. Ce n'est pas lui qui a choisi le lieu et le moment de l'affrontement, mais ce vieux Koutousov, qu'il a battu à Austerlitz mais qui est aussi le vainqueur des Turcs.
La bataille commence alors que la Grande Armée a été usée par trois mois de marche dans ce pays brûlé de soleil, étouffé de poussière. Voilà un mois que les hommes n'ont pas une distribution de vivres et qu'ils se nourrissent sur le pays. Il n'a même pas réussi à savoir avec exactitude, lui qui veut toujours connaître à un homme près l'état des unités, le nombre de soldats dont il dispose. Peut-être à peine cent trente mille, s'il en croit les calculs de Berthier ! Mais qu'en sait Berthier, alors que des milliers de traînards se sont répandus dans les campagnes et sur les chemins, et qu'ils sont la proie des cosaques ?
Il avance dans le campement de la Garde. Les hommes sont en rang. Les artilleurs de la Garde préparent leurs pièces.
Il s'approche. Il dispose de cinq cent quatre-vingt-sept bouches à feu. Mais Koutousov en a sans doute davantage. Il doit aligner plus de six cents canons, et peut-être cent vingt mille hommes, et compter en plus sur ces cavaliers cosaques qui tournoient autour de la Grande Armée et qui peuvent à tout instant fondre sur les arrières pendant la bataille.
C'est à cela que je dois penser. Cela que je dois prévoir. Il faut à chaque moment que je puisse commander à une unité de réserve capable de faire face à une action de cette cavalerie sur le flanc ou le dos des armées qui attaquent.
Il ne faudra pas engager la Garde dans la bataille principale. Je dois vaincre sans elle et la conserver comme ultime recours, pour m'opposer à l'imprévu.
Il monte à cheval.
Il entend, au-dessus du bourdonnement rythmé des Russes qui prient, les voix des officiers qui lisent sa proclamation, écrite hier dans la tente.
Il l'écoute, la murmure.
« Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle est nécessaire. Elle nous donnera l'abondance de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Vitebsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou ! »
Il regarde les bivouacs russes. Il doit vaincre, détruire l'armée de Koutousov, entrer dans Moscou et imposer ainsi la paix à Alexandre. Alors la partie, une fois de plus, aura été gagnée.
S'il la perd...
Il ne peut pas perdre.
À six heures, alors que le jour se lève, il donne l'ordre à l'artillerie de commencer de tirer. Il suit des yeux les aides de camp qui s'élancent. Et tout à coup la canonnade déferle, envahissant la vallée de la Kolocza, roulant entre les rebords des plateaux, faisant jaillir la terre autour de la Grande Redoute, des Trois-Flèches.
Les premières lignes de fantassins, ceux d'Eugène, partent à l'assaut du village de Borodino déjà en flammes, de la Grande Redoute. Puis, à droite, ce sont les soldats de Davout, de Junot et de Ney qui se dirigent vers la Grande Redoute, et les Polonais de Poniatowski qui tentent de s'emparer des Trois-Flèches. Les boulets russes creusent dans les lignes des sillons sanglants. La fumée couvre peu à peu le champ de bataille, poussée par une légère brise qui souffle d'ouest en est et dissimule ainsi une partie des Russes.
Le soleil apparaît lentement, perçant la brume et la fumée.
- C'est le soleil d'Austerlitz ! lance-t-il.
Sera-ce Austerlitz ?
Il reste là, immobile sur son cheval. Les aides de camp se succèdent. Annoncent la prise de Borodino, puis la contre-attaque russe. Le général Plausonne, commandant l'assaut, a été tué dans le village avec la plupart de ses officiers. Davout a remporté la Grande Redoute, mais les Russes l'en ont délogé. Le général Compans est tué ; Davout, dont le cheval a été abattu, est resté sans connaissance. Les Trois-Flèches, la Grande Redoute, Borodino et le village de Semenovskoïe changent plusieurs fois de main. Le général russe Bagration a été tué en défendant Semenovskoïe, assure-t-on.
À chaque nom qu'on lui jette, il serre seulement les doigts sur les rênes. Montbrun, Damas, Compère, tous généraux, morts. Et Caulaincourt, le frère du grand écuyer, général lui aussi, abattu en chargeant à la tête de ses cavaliers. Il se tourne vers Caulaincourt. Les larmes coulent sur le visage du grand écuyer. Il a écouté l'aide de camp annoncer la mort de son frère.
- Vous avez entendu la triste nouvelle. Allez à ma tente.
Caulaincourt ne bouge pas, se contente de saluer, levant à demi son chapeau.
- Il est mort comme un brave, dit Napoléon.
Combien sont-ils, à être tombés ? Des dizaines de généraux, lui semble-t-il, des centaines de colonels, des dizaines de milliers d'hommes. Il le pressent. Et les Russes n'abandonnent pas le terrain. Ils ne se débandent pas. Ils contre-attaquent à la baïonnette. Leurs artilleurs se font hacher sur leurs pièces.
- Ces Russes se font tuer comme des machines, lance-t-il. On n'en prend pas. Cela n'avance pas nos affaires. Ce sont des citadelles qu'il faut démolir avec du canon.
Ce ne sera pas Marengo, ni Austerlitz, ni Iéna, ni Friedland, ni Wagram.
Il le devine.
- Nous gagnerons la bataille, dit-il les dents serrées. Les Russes seront écrasés, mais ce ne sera pas une affaire finie.
Il est sombre alors que la journée s'avance. On a tiré une centaine de milliers de coups de canon. Et les Russes résistent toujours.
Les aides de camp de Murat et de Ney répètent avec insistance la demande des maréchaux : il faut faire donner la Garde. Elle brisera le front des Russes, qui s'enfuiront. Puis ce sont les généraux qui harcèlent Napoléon. La Garde ! La Garde !
Il ne tourne même pas la tête.
- Je m'en garderai bien, je ne veux pas la faire démolir dit-il. Je suis sûr de gagner la bataille sans qu'elle y prenne part.
Ils insistent. Que savent-ils de l'ensemble des choses ? Ils voient la bataille au bout de leur sabre. Moi, je dois saisir l'ensemble.
- Et s'il y a une autre bataille demain, avec quoi la livrerai-je ? dit-il.
Est-ce qu'ils savent que, comme je l'avais craint, la cavalerie russe et les cosaques d'Ouvarov et de Platov ont effectué une diversion sur nos arrières, attaqué les bagages de la division qui a donné l'assaut à Borodino ?
Puis-je prendre le risque d'être tourné, enveloppé ?
Il faut vaincre sans la Garde.
Mais la Grande Redoute résiste. Il aperçoit les canons français qui, installés sur les Trois-Flèches enfin conquises, bombardent la Grande Redoute qui ne cède pas.
Le maréchal Lefebvre, près de lui, de son propre chef, donne l'ordre à la Garde d'avancer.
Un instant, il se laisse aller.
- Avancez, foutus couillons ! crie-t-il.
Puis, aussitôt, il arrête le mouvement.
On gagne une bataille la tête froide, en ne cédant pas à une impulsion.
La Grande Redoute tombe enfin.
Napoléon s'avance, rejoint les premiers rangs des tirailleurs qui progressent sur la route de Moscou. Les Russes se replient en bon ordre. Ils tiennent encore une redoute et un petit ouvrage qui couvre la route.
Napoléon donne l'ordre à l'escorte de rester en arrière. Il est avec la première ligne. Les balles sifflent.
Pourquoi ne pas mourir, comme les quarante-sept généraux et la centaine de colonels qui sont tombés ?
Les ravins, les talus sont recouverts par des milliers de morts mêlés. Combien ? Cinquante, soixante mille ? Il a l'habitude de cette comptabilité macabre. Il lui suffit de voir des fossés remplis de cadavres que les détrousseurs n'ont pas encore pu dépouiller de leur uniforme pour qu'il estime que trois sur quatre de ces hommes tombés sont des Russes. Et combien de blessés ? Trente, quarante mille ? Jamais bataille n'a coûté aussi cher.
Il ne fera pas donner l'assaut aux derniers retranchements russes.
- L'affaire est finie, murmure-t-il.
La nuit tombe. Il regarde les masses russes s'éloigner en bon ordre. Malgré les boulets qui tombent, elles reforment leurs rangs.
Qu'on intensifie le feu, commande-t-il.
- Ils en veulent encore ? Qu'on leur en donne !
Il a gagné la bataille. Il est sur les bords de la Moskova, sur la route qui conduit par Mojaïsk à Moscou. Mais il n'a pas détruit l'armée russe, et la bataille de la Moskova ressemble davantage à Eylau qu'à Friedland.
Cimetière de dizaines de milliers d'hommes !
Il rentre lentement à son bivouac.
Les cris, les hurlements des blessés montent de toutes parts. Les silhouettes courbées des détrousseurs vont et viennent comme des charognards. Bientôt, les cadavres seront nus.
Comment dormir ?
Il faut poursuivre Koutousov, entrer dans Moscou. Et là, enfin, ce gage pris, obtenir la paix.
Maintenant il faut écrire, pour que l'on sache que la victoire est mienne.
« Ma bonne amie,
« Je t'écris sur le champ de bataille de Borodino. J'ai battu hier les Russes, toute leur armée forte de cent vingt mille hommes y était. La bataille a été chaude : à deux heures la victoire était à nous. Je leur ai fait plusieurs milliers de prisonniers et pris soixante pièces de canon. Leur perte se peut évaluer à trente mille hommes. J'ai eu bien des tués et des blessés... Je n'ai de ma personne pas du tout été exposé. Ma santé est bonne, le temps un peu frais. Adieu, ma bonne amie, tout à toi
« Ton Nap. »
Il relit. Il sait ce que sont la Cour et l'entourage. On murmure, on tente de surprendre une émotion de l'Impératrice. Puis le mal se répand. Il ne doit écrire que ce qu'il faut qu'on sache, qu'on croie. Et qui sait, d'ailleurs, si l'une de ces lettres ne sera pas prise par un parti de cosaques, et transmise ensuite à Pétersbourg et à Londres ?
Il doit aussi penser à cela. La guerre, les victoires sont affaires d'opinion. Koutousov peut écrire à son empereur qu'il a remporté la bataille. Le général Bennigsen n'a-t-il pas fait cela après Eylau ? Et le poison s'est diffusé en Europe.
Il faut par avance combattre ce mensonge qui détruirait les effets de la bataille.
Il dicte une lettre pour l'empereur d'Autriche.
« Monsieur mon Frère et très cher Beau-Père, je m'empresse d'annoncer à Votre Majesté impériale l'heureuse issue de la bataille de la Moskova, qui a eu lieu le 7 septembre au village de Borodino. Sachant l'intérêt personnel que Votre Majesté veut bien me porter, j'ai cru devoir lui annoncer moi-même ce mémorable événement et le bon état de ma santé. J'évalue la perte de l'ennemi à quarante ou cinquante mille hommes ; il avait de cent vingt mille à cent trente mille hommes en bataille. J'ai perdu huit à dix mille tués ou blessés. J'ai pris soixante pièces de canon et fait un grand nombre de prisonniers. »
Il s'arrête de dicter. Il y a si peu de prisonniers au contraire ! Les Russes se sont fait tuer plutôt que de se rendre. Sur la route de Mojaïsk, les aides de camp de Murat, qui est à l'avant-garde, rapportent qu'on ne rejoint que quelques traînards, que l'ennemi n'a pas abandonné une seule charrette, et que dans Mojaïsk l'infanterie et la cavalerie russes continuent de résister.
Mais on ne peut dire cela.
Il sort de sa tente. Il va parcourir le champ de bataille. Il dit aux officiers qui l'entourent :
- La bataille de la Moskova est l'action de guerre la plus glorieuse, la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l'histoire ancienne et moderne fasse mention.
Il ne ment pas. Il a vu les fantassins charger, baïonnettes croisées, sans tirer un coup de feu sous la mitraille. On dit que Bagration a crié en les apercevant et avant de mourir : « Bravo, bravo ! »
Il monte à cheval, il ajoute :
- L'armée russe d'Austerlitz n'aurait pas perdu la bataille de la Moskova.
Mais ces cadavres russes qu'il aperçoit entassés les uns sur les autres, dans les ravins, autour des redoutes, sur le plateau, sont ceux d'hommes qui se sont battus avec acharnement. Bien battus.
Il passe lentement parmi les troupes qui bivouaquent sur le champ de bataille et retournent la terre pour enterrer les morts.
On l'acclame. Il descend de cheval. Il faut qu'il parle à ces hommes-là.
- Intrépides héros, c'est à vous que la gloire est due ! lance-t-il.
Il s'approche d'un groupe d'hommes, les questionne.
- Où est votre régiment ?
- Il est là, répond un vieil officier.
- Je vous demande où est votre régiment. Il faut le rejoindre, répète Napoléon.
Tout à coup, il comprend. Ces quelques dizaines d'hommes sont tout ce qui reste d'un régiment. Les centaines de manquants sont ces corps couchés dans les fossés, sur les remparts de leur redoute.
Il ressent tout à coup une douleur au flanc. Il tousse. Sa voix s'affaiblit puis se voile.
- La paix est à Moscou, dit-il en forçant sa voix. Quand les grands seigneurs russes nous verront maîtres de leur capitale, ils y regarderont à deux fois. Si je donnais la liberté aux paysans, c'en serait fait de toutes ces grandes fortunes. La bataille ouvrira les yeux à mon frère Alexandre, et la prise de Moscou à son Sénat.
Sa voix s'éteint. Il ne peut plus se faire entendre.
D'un geste, il indique qu'il faut prendre la route de Mojaïsk vers Moscou.
Le froid commence à être vif, la nuit humide. Il se sent fébrile, mais il faut atteindre Mojaïsk.
La maison où il pénètre sur la place de la petite ville désertée par ses habitants, mais qui n'a pas été brûlée, est ouverte au vent, portes arrachées. Les fourriers ont bourré les poêles.
Il fait chaud. Il s'essaie à dicter. En vain. Pas un son ne sort de sa gorge.
Il s'assied, donne un violent coup de poing sur la table. On lui apporte des feuilles et de l'encre, et il commence à écrire, déchirant les pages en petits carrés de papier sur lesquels il trace quelques lignes si vite que Berthier, Méneval, les aides de camp s'efforcent de les déchiffrer.
Mais il frappe à nouveau sur la table. Il a déjà écrit plusieurs billets. Croit-on qu'il va cesser d'agir parce qu'il ne peut plus parler ? Va-t-il soumettre son destin à une extinction de voix ? Tant qu'il sera vivant, il essaiera de mettre sa marque à l'Histoire.
Il écrit, plus lentement, un mot à Marie-Louise. Il ne lui parlera que de ce qui peut la toucher.
Le reste ? Ces deux ponts que je veux faire lancer sur la Moskova, ces chiffres précis que je demande, établissant les pertes, ces vivres que je veux qu'on rassemble, mes questions sur l'armée de Koutousov, défendra-t-il Moscou ou bien se retirera-t-il plus loin dans ce gouffre sans fond des terres russes, et Alexandre signera-t-il la paix si je suis au Kremlin ? Tout cela qui m'obsède, comment en faire part à qui que ce soit ? Et qu'entendrait Marie-Louise ?
« Mon amie, écrit-il, j'ai reçu ta lettre du 24. Le petit roi, après ce que tu me dis, est bien méchant. J'ai reçu son portrait la veille de la Moskova. Je l'ai fait voir, toute l'armée l'a trouvé admirable, c'est un chef-d'œuvre. Je suis fort enrhumé d'avoir pris la pluie à deux heures du matin pour visiter nos postes, mais j'espère en être quitte demain. Du reste, ma santé est fort bonne. Tu peux donner si tu le veux les entrées au prince de Bénévent et à Rémusat, il n'y a pas d'inconvénient. Adieu, mon amie, tout à toi.
« Nap. »
Il va mieux. Il peut parler, même si chaque mot prononcé irrite sa gorge. Mais a-t-il envie de parler ?
Il écoute les rapports des aides de camp. Pourquoi Koutousov ou Alexandre ne font-ils aucune proposition d'armistice ou de paix ? Pourquoi ces Russes continuent-ils de reculer, en ordre, sans songer à défendre Moscou ? Voudraient-ils abandonner après Smolensk leur autre ville sainte, cette troisième Rome ?
À dix heures du matin, le dimanche 14 septembre 1812, il chevauche à côté de la Garde, qui gravit d'un pas lent une colline. Il voit les soldats qui s'arrêtent. Il approche de la crête. C'est le mont des Oiseaux. Tout à coup, des cris : « Moscou ! Moscou ! Moscou ! »
Il fait beau. Le soleil l'éblouit d'abord. Puis il aperçoit dans la lumière dorée les dômes, les clochers, les palais.
Un aide de camp arrive au galop. La ville est vide. Un officier d'état-major russe a demandé une suspension d'armes. La ville, a-t-il dit, est remplie de soldats russes ivres. L'officier a recommandé les blessés à la clémence de l'Empereur.
Ce silence qui monte de la ville étreint Napoléon.
Il nomme le général Durosnel gouverneur de Moscou. Il faut que Durosnel occupe les bâtiments publics et fasse respecter l'ordre.
Mais ce silence qui recouvre la ville l'angoisse.
Il chevauche lentement jusqu'à la barrière de l'enceinte. Les aides de camp arrivent. Ils n'ont rencontré aucune députation de notables. Moscou est un désert où l'on ne croise que quelques malheureux hirsutes, sales, vêtus de peaux de mouton, des bagnards sans doute évadés des prisons.
Napoléon fait quelques pas au-delà de la barrière.
Il est à Moscou et il n'éprouve aucune joie.