19.

Ne jamais renoncer.

Il regarde par la croisée le parc du château de Fontainebleau. Tout est si calme, si désert, ce jeudi 31 mars 1814. Il reste un long moment pensif, puis il secoue tout son corps.

- Orléans doit être le pivot de l'armée, dit-il en retournant vers la table des cartes. Qu'on y concentre tous les dépôts, ceux de l'artillerie, de la cavalerie, de l'infanterie, des gardes nationaux.

Il se penche tout en parlant. Il dispose encore de plus de soixante-dix mille hommes. Les coalisés sont près de cent quatre-vingt mille. Soit. Mais ils ont perdu dix mille hommes à Paris. On peut les refouler, soulever les faubourgs, couper les lignes de retraite, appeler à l'aide les Blouses Bleues de toute la Champagne, de la Lorraine, de l'Est. Du doigt, il trace une ligne sur la carte, dicte.

« Le duc de Raguse, maréchal Marmont, formera l'avant-garde et réunira toutes ses troupes à Essonne. Le corps du maréchal Mortier, duc de Trévise, se réunira entre Essonne et Fontainebleau. Le ministre de l'Intérieur mettra partout en vigueur la mesure de levée en masse pour remplir les cadres des bataillons. »

Il s'arrête, s'approche à nouveau de la croisée. Brusquement, ce silence autour du château l'accable. A-t-il tout perdu ? Où sont sa femme et son fils ? Il écrit :

« Ma bonne Louise. Je n'ai pas reçu de lettre de toi. Je crains que tu ne sois trop affectée de la perte de Paris. Je te prie d'avoir du courage et de soigner ta santé qui m'est si précieuse. La mienne est bonne. Donne un baiser au petit roi et aime-moi toujours.

« Ton Nap. »

Un courrier de Paris arrive.

Napoléon prend la dépêche de Caulaincourt qui, comme ministre des Relations extérieures, tente encore de négocier. Avant de lire, Napoléon bande ses muscles comme s'il entendait le sifflement d'un boulet.

« Une déclaration des souverains, affichée dans l'après-midi, prouve que la trahison a, je le crains, déjà fait bien du chemin, écrit Caulaincourt. Je n'ai pas vu un visage ami. Cela donne la mesure de l'opinion et du caractère des hommes restés ici. Je trouve bien peu de Français, je le dis avec douleur à Votre Majesté. Beaucoup d'intrigants désirent mon départ. Je ne lâcherai prise que lorsqu'on me mettra à la porte. J'espère que Votre Majesté ne met en doute ni le dévouement du ministre ni l'indignation du citoyen que tant d'ingratitude révolte. »

Il a jugé trop sévèrement Caulaincourt. Dans l'épreuve, cet homme est fidèle. Il s'est dégagé de l'emprise du Blafard Talleyrand. Je dois lui faire confiance. Combien sont-ils encore, ceux qui demeurent auprès de moi et sont prêts à combattre encore ?

Il découvre un second feuillet. C'est le texte de la Déclaration des Souverains, signée par Alexandre.

« Les souverains alliés déclarent qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille. Ils invitent par conséquent le Sénat à désigner sur-le-champ un gouvernement provisoire... »

Il froisse le texte.

Les sénateurs vont proclamer ma déchéance. Tous, ils se précipiteront vers les vainqueurs. Tous.

Il découvre un mot que Caulaincourt a joint à sa dépêche. Fontanes, explique le ministre, est en train de rédiger un texte qui délie, au nom du Sénat, les soldats de « leur fidélité à un homme qui n'est même pas français ».

Moi.

Il a la nausée.

Fontanes, que j'ai fait grand maître de l'Université ! Fontanes, le servile qui m'encensait en 1804 !

Voilà les hommes tels qu'ils sont.

Il interroge l'estafette. L'officier raconte que les troupes des coalisés et le tsar ont été accueillis dans les beaux quartiers de Paris par des cris de joie.

- On eût dit un autre peuple, murmure le courrier.

Les dames de la noblesse sont montées en croupe des chevaux des cosaques. On a embrassé les bottes d'Alexandre.

Ces gens-là, que j'ai fait rayer de la liste des émigrés, que j'ai couverts de bienfaits !

Que me reste-t-il à faire, sinon continuer la guerre à tout prix ? Car ils veulent ma déchéance et ma mort.

Il faut donc se montrer, organiser des parades, rassembler les troupes, leur donner confiance.

Il se rend aux avant-postes d'Essonne. Il passe sur le front des troupes qui sont rassemblées dans la cour du Cheval Blanc, devant le château de Fontainebleau. Il éprouve, à voir défiler ces hommes qui se redressent quand ils approchent de lui, un sentiment de confiance. Ceux-là ne trahiront pas.

Il doit parler à tous ces visages tendus vers lui.

- Officiers, sous-officiers et soldats de la Vieille Garde..., commence-t-il.

Il se cambre sur ses étriers. Il regarde les carrés sombres qui sont ce qui reste de la Grande Armée. Avec cette poignée d'hommes, s'ils le veulent, s'il réussit à les entraîner, il peut encore briser cette situation où l'on veut l'enfermer.

- L'ennemi nous a dérobé trois marches, continue-t-il. Il est entré dans Paris. J'ai fait offrir à l'empereur Alexandre une paix achetée par de grands sacrifices. Non seulement il a refusé, il a fait plus encore : par les sugestions perfides de ces émigrés auxquels j'ai accordé la vie et que j'ai comblés de bienfaits, il les autorise à porter la cocarde blanche, et bientôt il voudra la substituer à notre cocarde nationale. Dans peu de jours, j'irai l'attaquer à Paris. Je compte sur vous...

Ces soldats répondront-ils ? Tout se joue maintenant.

- Ai-je raison ?

Les cris déferlent enfin : « Vive l'Empereur ! À Paris, à Paris ! »

Sa poitrine se gonfle. Il parle plus fort encore.

- Nous irons leur prouver que la nation française sait être maîtresse chez elle ; que si nous l'avons été longtemps chez les autres, nous le serons chez nous, et qu'enfin nous sommes capables de défendre notre cocarde, notre indépendance, et l'intégrité de notre territoire !

Il s'éloigne cependant que les cris de « Vive l'Empereur ! » retentissent à nouveau.

Dans son cabinet, il reste quelques instants seul. Et si l'attaque de Paris ne réussissait pas ? Il faut prendre en compte toutes les éventualités.

« Mon amie, écrit-il à Marie-Louise,

« Tu peux envoyer une lettre très vive pour te recommander, et ton fils, à ton père. Fais sentir à ton père que le moment est arrivé qu'il nous aide. Adieu mon amie, porte-toi bien.

« Tout à toi.

« Nap. »

Et maintenant, les dépêches de Paris.

Il lit.

Le Sénat et le Corps législatif ont proclamé ma déchéance. Un gouvernement provisoire a été constitué, dont Talleyrand est le président.

Ce qu'il a prévu s'est donc produit.

Ils vont, dans les jours et peut-être même dans les heures qui viennent, appeler « librement » Louis XVIII à être roi des Français. Et ils invoqueront le vœu de la nation ! Je les connais, je les ai vus à l'œuvre le 18 Brumaire, ces bavards ! Ils n'écoutent que la voix de leur intérêt, et ils ne sont sensibles qu'à la victoire des armes.

Je peux encore vaincre.

Il fait entrer dans son cabinet les maréchaux Ney, Berthier, Lefebvre, Oudinot, Macdonald, ainsi que des généraux, puis Caulaincourt et Maret.

Il marche vivement devant eux, les dévisage. Ils sont figés, tristes, lugubres même. N'ont-ils pas entendu les cris des soldats ?

À Paris, à Paris ! Il les interroge. Ils ne voient pas la fin, murmurent-ils.

- La fin ! Mais elle dépend de nous, répond-il. Vous voyez ces braves soldats qui n'ont ni grade ni dotation à sauver. Ils ne songent qu'à marcher, qu'à mourir pour arracher la France aux mains de l'étranger. Il faut les suivre. Les coalisés sont partagés entre les deux rives de la Seine dont nous avons les ponts principaux, et dispersés dans une ville immense. Vigoureusement abordés dans cette position, ils sont perdus. Le peuple parisien est frémissant, il ne les laissera pas partir sans les poursuivre, et les paysans les achèveront. J'ai soixante-dix mille hommes, et avec cette masse je jetterai dans le Rhin tout ce qui sera sorti de Paris et voudra y rentrer. Que faut-il pour tout cela ? Un dernier effort qui vous permettra de jouir en repos de vingt-cinq années de travail.

Il attend. Les maréchaux se taisent, puis Ney commence à parler, et Lefebvre et Macdonald.

- Vous nous appelez à marcher sur la capitale, dit ce dernier. Je vous déclare au nom des troupes qu'elles ne veulent pas l'exposer au sort de Moscou.

Maintenant ils parlent tous. Il les regarde, dédaigneux. Ils répètent tous « Moscou ». Ils évoquent la situation à Paris, le découragement des troupes. Il est temps de jouir du repos, dit Lefebvre. Nous avons des titres, des hôtels, des terres, nous ne voulons pas nous faire tuer pour vous !

Voilà ce que sont les hommes.

Après Bernadotte, après Murat, tous ceux-là refusant de m'obéir, prêts à me trahir. On ne fait pas la guerre contre ses officiers.

- Eh bien, Messieurs, puisqu'il en est ainsi, j'abdiquerai. J'ai voulu le bonheur de la France et je n'ai pas réussi ; les événements ont tourné contre moi. Je ne veux pas augmenter nos malheurs. Mais en abdiquant, que ferez-vous ? Voulez-vous le roi de Rome pour mon successeur et l'Impératrice pour régente ?

Ils acceptent.

Ney, Marmont, Caulaincourt iront négocier avec les coalisés.

- Messieurs, reprend Napoléon, vous pouvez maintenant vous retirer, je vais dresser les instructions des négociateurs.

Puis, brusquement, il se laisse tomber sur le canapé, se frappe la cuisse de la main et lance :

- Bah, Messieurs, laissons cela, et marchons demain, nous les battrons. Il faut tout tenter.

Mais les maréchaux secouent la tête.

D'un signe alors, il les congédie.

Tels sont les hommes.

Il rappelle Caulaincourt.

- Les maréchaux ont perdu la tête, dit-il. Ils se jettent dans la gueule du loup. Ils ne voient pas que sans moi, il n'y a plus d'armée et que, sans cela, il n'y a plus de garantie pour eux. Né soldat, je vivrai bien sans Empire, mais la France ne peut se passer de moi, ou elle subira le joug qu'Alexandre et les intrigues de Talleyrand lui imposeront.

Il prend le bras de Caulaincourt.

- Quant à moi, je suis décidé. Pendant que vous négocierez, nous nous battrons. Les Parisiens me seconderont. Ce qui se passe à Paris n'est que l'effet des intrigues de cinquante traîtres. Si on a un peu d'énergie, tout sera sauvé, et la bataille tranchera toute la question !

Voilà mon plan. Jouer deux cartes.

- Je ne tiens pas au trône, ajoute-t-il à Caulaincourt. Mais il faut démasquer Alexandre.

Il hésite, puis, d'une voix plus basse, ajoute :

- Je ne vous recommande pas les intérêts de mon fils, je sais que je puis compter sur vous. Quant à moi, vous savez que je n'ai besoin de rien.

Il se sent tout à coup las, épuisé même. Il entre dans sa chambre. Il s'allonge. Possède-t-il encore des cartes ?

Il ne peut dormir. Il va à la croisée, l'ouvre. Cette aube du mardi 5 avril 1814 est douce. La brise qui vient de la forêt est chargée des senteurs du printemps. Il entend les sabots des chevaux, des bruits de voix, des pas.

Il va recevoir de nouveaux boulets, il le sent. Il attend. Le général Gourgaud entre, parle d'une voix exaltée, et bientôt des officiers pénètrent aussi dans la chambre. Le maréchal Marmont, duc de Raguse, a quitté ses troupes, qui forment l'avant-garde de l'armée à Essonne, pour gagner Paris. Il a fait faire mouvement à ses dix mille hommes, qui se sont ainsi retrouvés au milieu des lignes autrichiennes. Livrés ! Marmont a trahi.

- L'ingrat ! Il sera plus malheureux que moi, lance Napoléon.

Il reste un instant silencieux. Marmont, qu'il a connu au siège de Toulon, dont il a fait son aide de camp, qui a été de l'Italie et de l'Égypte, de toutes les campagnes, Marmont qu'il a élevé au grade de général à vingt-huit ans.

Il donne quelques ordres pour que l'on tente de couvrir avec de nouvelles troupes la ligne de l'Essonne.

- Il est possible que l'ennemi attaque, dit-il.

Il dicte d'une voix calme un ordre du jour à l'armée, mais souvent il s'interrompt. Il sent qu'on approche de la fin de la partie. Un officier polonais, couvert de poussière, lui tend une lettre. Elle est du général Krazinski, qui commande les lanciers :

« Sire, des maréchaux vous trahissent. Les Polonais ne vous trahiront jamais. Tout peut changer ; mais non leur attachement. Notre vie est nécessaire à votre sûreté. Je quitte mon cantonnement sans ordre pour me rallier près de vous et vous former des bataillons impénétrables. »

Il relit la lettre. Il est calme, serein. Il se sent déjà si loin de cette partie. Il se voit et voit les joueurs, comme s'il avait à écrire leur histoire, comme s'il était un témoin extérieur à la scène regardant depuis une butte, dans une lunette, les manœuvres des uns et des autres.

Et l'un des joueurs, c'est encore lui.

Il reçoit Caulaincourt, qui explique que l'abdication conditionnelle en faveur du roi de Rome a été refusée par Alexandre dès que l'empereur de Russie a connu la trahison de Marmont. Les négociations, en effet, avaient pour seul argument l'attachement de toute l'armée à Napoléon. Dès lors que Marmont livre ses hommes, les coalisés peuvent exiger l'abdication pleine et entière. Et les sénateurs ont remis le trône à Louis XVIII.

Il écoute. Il est loin.

- À peu d'exceptions près, Caulaincourt, les circonstances sont plus fortes que les hommes, murmure-t-il. Tout est hors de calculs humains.

Il commence à marcher d'un pas lent.

- Marmont a oublié sous quel drapeau il a obtenu tous ses grades, sous quel toit il a passé sa jeunesse. Il a oublié qu'il doit tous ses honneurs au prestige de cette cocarde nationale qu'il foule aux pieds pour se parer du signe des traîtres. Je me réjouissais de le voir placé entre mes ennemis et moi parce que je croyais à son attachement, à sa fidélité. Comme j'étais dans l'erreur ! Voilà le sort des souverains. Ils font des ingrats. Le corps de Marmont ne savait sûrement pas où on le menait.

Caulaincourt l'approuve, raconte que les soldats de Marmont ont crié « Vive l'Empereur », qu'ils ont insulté les généraux et qu'il a fallu toute l'autorité et les mensonges de Marmont pour les convaincre de se rendre alors qu'ils étaient déjà enveloppés par les Autrichiens.

- Ah, Caulaincourt, dit-il, l'intérêt, l'intérêt, la conservation des places ; l'argent, l'ambition, voilà ce qui mène la plupart des hommes.

Il fait quelques pas.

- C'est dans les hauts rangs de la société que se trouvent les traîtres, continue-t-il. Ce sont ceux que j'ai le plus élevés qui m'abandonnent les premiers ! Les officiers et les soldats mourraient encore tous pour moi les armes à la main.

Il s'assied, se prend la tête entre les mains.

- Aujourd'hui, on est fatigué, on ne veut que la paix à tout prix.

Il relève la tête, regarde droit devant lui.

- Avant un an, on sera honteux d'avoir cédé au lieu de combattre et d'avoir été livré aux Bourbons et aux Russes. Chacun accourra dans mon camp.

Il ajoute d'une voix tranquille :

- Les maréchaux me croient bien loin de vouloir abdiquer.

Il hausse les épaules.

- Mais il faudrait être bien fou pour tenir à une couronne qu'il tarde tant à quelques-uns de me voir quitter.

Il observe Caulaincourt, mesure l'étonnement du ministre. Oui, il a prononcé cette phrase. Il est prêt à abdiquer.

Il fixe les détails de l'ultime négociation avec Caulaincourt. On lui accorde la souveraineté sur l'île d'Elbe ? Soit, puisqu'il ne faut pas amputer la France de la Corse, qui est département français. Elbe ? Va pour Elbe.

- C'est une île pour une âme de rocher, dit-il.

Il murmure.

- Je suis un caractère bien singulier sans doute, mais on ne serait pas extraordinaire si l'on n'était d'une trempe à part.

Plus haut, il ajoute, tourné vers Caulaincourt :

- Je suis une parcelle de rocher lancée dans l'espace.

Il reçoit les maréchaux le mercredi 6 avril.

Il s'est assis devant une fenêtre. Il a par moments des accès de fatigue, avec la tentation de fermer les yeux, de se coucher, de ne plus rien entendre. Puis cela s'efface.

- Vous voulez du repos. Ayez-en donc ! lance-t-il en voyant Ney et les autres maréchaux. Hélas, vous ne savez pas combien de dangers et de chagrins vous attendent sur vos lits de duvet.

Il se redresse.

- Quelques années de cette paix que vous allez payer si cher en moissonneront un plus grand nombre d'entre vous que n'aurait fait la guerre, la guerre la plus désespérée.

Puis il leur tourne le dos et prend place à sa table. Il commence à écrire.

« Les puissances alliées ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de sa vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France. »

Il ne lui reste qu'à négocier pour lui et les siens.

- Je puis vivre avec cent louis par an, dit-il. Disposant de tous les trésors du monde, je n'ai jamais placé un écu pour ma personne, tout était ostensible et dans le trésor.

Mais il y a sa femme, son fils, ses frères, ses sœurs, sa mère, ses soldats demeurés fidèles. Ceux-là, il faut les protéger, leur obtenir le droit de conserver leurs avantages.

Il a un mouvement de colère. L'empereur d'Autriche semble n'avoir pas eu un geste pour Marie-Louise.

- Pas une marque d'intérêt, pas même un souvenir de son père dans ces douloureuses circonstances. Les Autrichiens n'ont pas d'entrailles.

Il veut rester seul.

Sa femme, son fils, les reverra-t-il jamais ?

Il écrit :

« Ma bonne Louise, mon cœur se serre de penser à tes peines.

« J'ai bien des sollicitudes pour toi et mon fils, tu penses que j'en ai peu pour moi. Ma santé est bonne. Donne un baiser à mon fils et écris à ton père tous les jours afin qu'il sache où tu es.

« Il paraît que ton père est notre ennemi le plus acharné. Je suis fâché de n'avoir plus qu'à te faire partager ma mauvaise fortune. J'eusse quitté la vie si je ne pensais que cela serait encore doubler tes maux et les accroître.

« Adieu, ma bonne Louise, je te plains. Écris à ton père pour lui demander la Toscane pour toi, car pour moi je ne veux plus que l'île d'Elbe.

« Adieu mon amie, donne un baiser à ton fils. »

Il n'a pas la force de signer.

Il voudrait avoir près de lui sa femme et son fils. Que lui reste-t-il d'autre ? Et ce qu'on lui accorde, cette île d'Elbe, vaut-il la peine de vivre ?

Il touche le petit sachet de cuir pendu à son cou et qui contient ce poison que le docteur Yvan lui a préparé pendant la campagne de Russie, pour échapper, si besoin était, aux cosaques, alors qu'il avait failli être pris par eux sur la route de Maloiaroslavets. Il y a là, lui avait dit Yvan, de l'opium, de la belladone, de l'ellébore blanc. De quoi mourir comme un empereur romain. Une mort choisie, comme un dernier couronnement, un acte de volonté, comme il avait posé sur son propre front la couronne impériale, lors du sacre.

Il pense à Joséphine, à Hortense, à Eugène.

Il faut que dans les dispositions de l'acte d'abdication, leur sort soit précisé, qu'ils conservent tout ce que je leur ai accordé.

Il faut donc se préoccuper d'argent. Il convoque Caulaincourt. Il faut qu'on envoie à Orléans, où se trouve l'Impératrice, des officiers pour tenter de se saisir d'une partie du trésor des Tuileries qui y a été apporté.

Caulaincourt lui annonce que l'accord a été conclu, à Paris, sur les conditions de l'abdication. L'Empereur sera le souverain de l'île d'Elbe et il recevra une rente de deux millions versés par le gouvernement français. L'Impératrice régnera sur le duché de Parme avec droit de succession pour son fils.

Il écoute. Il est loin. Il est le témoin de ce qui se joue, dont il est pourtant l'acteur.

« Ma bonne amie, commence-t-il à écrire. Tes peines sont toutes dans mon cœur, ce sont les seules que je ne puis supporter. Tâche donc de surmonter l'adversité. On me donne l'île d'Elbe, et à toi et à ton fils, Parme, Plaisance et Guastalla. C'est un objet de quatre cent mille âmes et trois ou quatre millions de revenus. Tu auras au moins une maison et un beau pays lorsque le séjour dans mon île d'Elbe te fatiguera et que je deviendrai ennuyeux, ce qui doit être lorsque je serai plus vieux et toi encore jeune.

« Je me rendrai, aussitôt que tout sera fini, à Briare, où tu viendras me rejoindre, et nous irons par Moulins, Chambéry, à Parme et, de là, nous embarquer à La Spezia. J'approuve tous les arrangements que tu fais pour le petit roi.

« Ma santé est bonne, mon courage au-dessus de tout, surtout si tu te contentes de mon mauvais sort et que tu penses t'y trouver encore heureuse. Adieu, mon amie, je pense à toi et tes peines sont grandes pour moi. Tout à toi.

« Nap. »

Viendra-t-elle ? Les verra-t-il ? Ou bien le destin me privera-t-il de cela aussi ? Il va et vient dans son appartement. Le parc est désert après une dernière parade. Mais ce défilé des troupes, c'est déjà si loin, dans un autre temps, le jeudi 7 avril, et l'on est le mardi 12.

Caulaincourt a apporté la convention d'abdication. Il ne reste qu'à la signer. Mais déjà ils s'en vont tous. Berthier, qui est resté près de moi tous les jours, m'a expliqué qu'il voulait regagner Paris au plus vite. Il ne m'accompagnera pas à l'île d'Elbe.

Qui m'eût dit qu'il serait l'un des premiers à me quitter ? Il espère conserver sa fortune, mais quitter Fontainebleau avant mon départ me choque.

Il soupire. Le général Bertrand, grand maréchal du Palais, a décidé de le suivre dans l'île d'Elbe. Mais, pour un fidèle, combien d'ingrats et de traîtres ?

Il s'allonge. Il respire mal.

- Croyez donc qu'inutile à la France je survive à sa gloire ? murmure-t-il.

Il parle difficilement. Tout à coup, il imagine ce voyage jusqu'à la côte méditerranéenne. Les insultes à subir, peut-être. Ou bien les assassins stipendiés par les Bourbons. Et Marie-Louise et le roi de Rome qui ne le rejoindront pas.

- Ah, Caulaincourt, j'ai déjà trop vécu. Pauvre France, je ne veux pas voir ton déshonneur !

Les mots s'échappent seuls, malgré lui.

- Ah, mon pauvre Caulaincourt, quelle destinée ! Pauvre France ! Quand je pense à sa situation actuelle, à l'humiliation que lui imposeront les étrangers, la vie m'est insupportable.

Il ferme les yeux.

- L'Impératrice ne voudra pas passer toute l'année à l'île d'Elbe, murmure-t-il. Mais elle ira et viendra.

Mais non. Ils la retiendront. Elle se lassera. Elle n'est qu'une jeune femme sans volonté. Il le sait.

- La vie m'est insupportable, répète-t-il. J'ai tout fait pour mourir à Arcis. Les boulets n'ont pas voulu de moi. J'ai rempli ma tâche.

Il voit le valet de chambre approcher. Il sursaute. Marie Walewska attend dans l'une des galeries du palais, explique le domestique. Elle est seule. Elle veut voir l'Empereur.

Il secoue la tête. Il ne peut pas. Il ne doit pas, parce que si l'on apprenait qu'il a reçu Marie Walewska, on en tirerait peut-être argument pour empêcher Marie-Louise de le rejoindre avec son fils.

Mais ce refus est comme une capitulation, une abdication de plus.

- La vie m'est insupportable, dit-il une nouvelle fois.

Il ferme les yeux. Il murmure :

- J'ai besoin de repos, et vous aussi, Caulaincourt. Allez vous coucher. Je vous ferai appeler cette nuit.

Il se lève, va à sa table, écrit :

« Fontainebleau, le 13, à trois heures du matin.

« Ma bonne Louise. J'approuve que tu ailles à Rambouillet où ton père viendra te rejoindre. C'est la seule consolation que tu puisses recevoir dans nos malheurs. Depuis huit jours, j'attends le moment avec empressement. Ton père a été égaré et mauvais pour nous, mais il sera bon père pour toi et ton fils. Caulaincourt est arrivé. Je t'ai envoyé hier copie des arrangements qu'il a signés, qui assurent un sort à ton fils. Adieu, ma douce Louise. Tu es ce que j'aime le plus au monde. Mes malheurs ne me touchent que par le mal qu'ils te font. Toute la vie tu aimeras le plus tendre des époux. Donne un baiser à ton fils. Adieu, ma Louise. Tout à toi.

« Napoléon. »

Ma femme, mon fils, ils seront désormais avec l'empereur d'Autriche. Protégés. J'ai fait ce que j'avais à faire.

La vie m'est insupportable.

Il se voit, empereur trahi, prenant le sachet de poison qui pend à son cou. Il le verse dans un verre d'eau. Il boit lentement. Puis il va s'allonger.

Le feu dans les entrailles.

Il appelle. Il veut parler à Caulaincourt.

Il a besoin de tenir la main de cet homme. Il a besoin de l'affection d'un homme.

- Donnez-moi votre main, embrassez-moi.

Caulaincourt pleure.

- Je désire que vous soyez heureux, mon cher Caulaincourt. Vous méritez de l'être.

Il peut à peine parler. Il a le ventre cisaillé, tordu, déchiré.

- Dans peu je n'existerai plus. Portez alors cette lettre à l'Impératrice ; gardez les siennes dans le portefeuille qui les renferme, pour les remettre à mon fils quand il sera grand. Dites à l'Impératrice de croire à mon attachement...

Le froid, la glace en même temps que le feu.

- Je regrette le trône pour elle et pour mon fils, dont j'aurais fait un homme digne de gouverner la France, murmure-t-il.

Ces nausées.

- Écoutez-moi, le temps presse.

Il serre la main de Caulaincourt. Il ne veut pas qu'on appelle le docteur.

- Je ne veux que vous, Caulaincourt.

L'incendie de tout le corps.

- Dites à Joséphine que j'ai bien pensé à elle.

Il faut donner à Eugène un beau nécessaire. Pour vous, Caulaincourt, mon plus beau sabre et mes pistolets, et un sabre à Macdonald.

Il se cambre, le corps couvert de sueur.

- Qu'on a de peine à mourir, qu'on est malheureux d'avoir une constitution qui repousse la fin d'une vie qu'il me tarde de voir finir, dit-il d'une voix saccadée. Qu'il est donc difficile de mourir dans son lit quand peu de chose tranche la vie, à la guerre.

Tout à coup, il vomit.

Il faut garder le poison en moi.

Mais la bouche s'ouvre, le flot amer et aigre passe.

Il aperçoit le docteur Yvan, que Caulaincourt a réussi à appeler.

- Docteur, donnez-moi une autre dose plus forte et quelque chose pour que ce que j'ai pris achève son effet. C'est un devoir pour vous, c'est un service que doivent me rendre ceux qui me sont attachés.

Il fixe Yvan. Il entend le médecin dire qu'il n'est pas un assassin.

Lâche. Tous lâches. Ils souhaitent pour moi, pour eux, que je meure, je le lis sur leurs visages, mais ils n'osent pas agir, décider, ils me laissent vomir la mort, survivre.

Il vomit encore. C'est la mort qui s'enfuit.

Il s'agrippe à Caulaincourt, demande à nouveau du poison. Mais on le soulève, on le soutient pour qu'il aille jusqu'à la fenêtre. Il cherche des yeux ses pistolets. Mais on a retiré la poire à poudre.

Ils veulent me laisser vivre.

On l'assoit devant la croisée. L'aube se lève. Il est endolori, mais la tempête est passée, le feu s'éteint lentement.

Le grand maréchal du Palais Bertrand lui répète qu'il veut le suivre à l'île d'Elbe. Le maréchal Macdonald, duc de Tarente, se présente. Il doit rapporter la convention d'abdication à Paris. Napoléon la signe. C'est le mercredi 13 avril 1814.

Puis, d'une voix étouffée, il murmure à Macdonald :

- J'apprécie trop tard votre loyauté, acceptez le sabre de Mourad Bey que j'ai porté à la bataille du mont Thabor.

Il serre Macdonald contre lui.

Il a besoin de cette chaleur de la vie, de la fidélité.

Il a la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur les genoux.

- Je vivrai, dit-il. Je vivrai, puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille.

Il se lève. Il boit, difficilement, un verre d'eau.

- Il y aura aussi du courage à supporter la vie après de tels événements, reprend-il. J'écrirai l'histoire des braves.

Il se remet.

Il faut donc organiser la vie.

Il voyagera incognito jusqu'au port d'embarquement.

- Voir encore cette France que j'aime tant, murmure-t-il, paraître devant elle comme un objet de pitié, est un effort au-dessus de mes forces.

Il répète qu'on aurait mieux fait de lui donner les moyens de mourir.

On apporte une lettre de Marie-Louise.

Il la lit en marchant à pas lents. C'est comme si la vie rentrait en lui à nouveau.

« Tu es si bon et si malheureux et tu mérites si peu de l'être, écrit-elle. Au moins, si tout mon tendre amour pouvait te servir à te faire espérer un peu de bonheur, tu en aurais encore beaucoup dans ce monde. J'ai l'âme déchirée de ta triste situation. »

Il relit la lettre, la tend à Caulaincourt.

Puis il écrit :

« Ma bonne Louise,

« Il me tarde que nous puissions partir. L'on dit que l'île d'Elbe est un très beau climat. Je suis si dégoûté des hommes que je n'en veux plus faire dépendre mon bonheur. Toi seule, tu y peux quelque chose. Adieu, mon amie. Un baiser au petit roi, bien des choses à ton père, prie-le qu'il soit bon pour nous. Tout à toi.

« Nap. »

Il descend dans le jardin. L'air est si doux. Il marche à pas lents. Il veut arrêter chaque détail du voyage. Pas de soldats de la Garde, donc, mais l'incognito. Il s'appuie au bras de Caulaincourt.

- Si vous voyez l'Impératrice, dit-il, n'insistez pas pour qu'elle me rejoigne ; je l'aime mieux à Florence qu'à l'île d'Elbe si elle y apportait un visage contrarié.

Il dégage son bras, marche les mains derrière le dos.

- Je n'ai plus de trône, reprend-il. Il n'y a plus d'illusions. César peut se contenter d'être un citoyen ! Il peut en coûter à sa jeune épouse de ne plus être que la femme de César ! À l'âge de l'Impératrice, il faut encore des hochets. Si elle ne met pas d'elle-même sa gloire dans le dévouement qu'elle me montrera, mieux vaut ne pas la presser.

Il imagine.

- On pourra arranger que j'aille passer tous les ans quelques mois en Italie avec elle, quand on verra que je suis décidé à ne me mêler de rien et que je me contente, comme Sancho, du gouvernement de mon île et du plaisir d'écrire mes Mémoires.

Caulaincourt paraît étonné.

- Comme Sancho, répète Napoléon.

Il sourit pour la première fois depuis longtemps. Tout est possible dans la vie, même cela.

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