5.

Il a un haut-le-cœur en entrant dans cette auberge du faubourg de Dorogomilov où il doit passer la nuit du 14 septembre 1812. Il regarde un instant les fourriers et les chasseurs de son escorte qui s'affairent, versent du vinaigre et de l'alcool qu'ils font brûler pour chasser cette odeur de pourriture qui flotte dans les pièces.

Il enrage. Il ne peut refouler cette inquiétude sourde qui en même temps le ronge.

Où sont les représentants de cette ville ? Même au Caire, ils se sont présentés à lui, ils ont reconnu sa victoire, son autorité. Il a pu dialoguer avec eux.

Mais comment négocier la paix si personne n'est là pour m'écouter et me répondre ?

Il ressort. Le froid est vif. Mais il est surtout saisi par le silence que viennent parfois déchirer quelques détonations.

Il s'avance vers le grand maréchal Duroc qui revient d'une reconnaissance dans le centre de Moscou. Les soldats qui l'accompagnent poussent devant eux quelques habitants qui parlent français. Ils ont l'air égaré. Ils ne savent rien. Ils auraient dû quitter la ville comme la majeure partie de la population, expliquent-ils. Certains ne s'y sont pas résolus, pour protéger leurs biens. Un groupe gesticule. Il s'agit d'acteurs français et italiens qui jouent depuis des années à Moscou. Pourquoi auraient-ils suivi l'armée de Koutousov ?

Leur angoisse et leur peur sont contagieuses. On les protégera, dit Napoléon.

Il interroge Duroc. Toutes les autorités de la ville ont disparu. Dans le Kremlin, des malfaiteurs se sont barricadés et tirent sur les avant-gardes de Murat.

- Tous ces malheureux sont ivres, ajoute Duroc, et refusent d'entendre raison.

- Que l'on ouvre les portes à coups de canon, s'exclame Napoléon, et que l'on chasse tout ce qui s'y trouve !

Il rentre dans l'auberge, commence à dicter des ordres, à écouter les rapports des officiers qui viennent d'effectuer des patrouilles dans la ville. Les rues sont désertes, mais ici et là des individus ivres se glissent dans les maisons, tirent sur les soldats.

- Voilà donc comment les Russes font la guerre ! dit-il. La civilisation de Pétersbourg nous a trompés, lance-t-il, ce sont toujours des Scythes !

Le mardi 15 septembre, il se réveille à l'aube avec la même rage et la même inquiétude. Tout en s'habillant, il écoute les rapports de la nuit. Le bazar a pris feu vers onze heures. Cette grande place entourée de galeries abritant de nombreuses boutiques a été entièrement détruite, sans que, dans la nuit, on ait pu lutter contre l'incendie.

Il questionne longuement le maréchal Mortier et le général Durosnel. La fatigue creuse leurs traits. Leur visage et leurs mains sont encore noircis par la fumée. Ils n'ont pas trouvé de pompes, disent-ils. Des habitants et les soldats ont pillé les boutiques et les maisons. Deux autres incendies ont éclaté dans des faubourgs éloignés.

Les Russes oseraient-ils brûler Moscou ?

Il imagine un instant cette possibilité. Mais il la repousse. Ce sont sans doute les bivouacs des soldats qui ont mis le feu aux maisons de bois.

Il faut lancer de nouvelles patrouilles. Le maréchal Mortier, qui commande la Jeune Garde, remplacera Durosnel dans les fonctions de gouverneur de la ville.

Il est impatient de la visiter. Mais dès les premières rues le silence et le vide l'irritent et l'angoissent. Il n'aperçoit que quelques silhouettes derrière les croisées de certaines maisons.

Puis des hommes titubants qui s'enfuient à l'approche de la cavalcade. Où sont les foules de Milan, de Vienne, de Berlin ?

Il devine enfin le Kremlin. Il donne un coup d'éperon pour s'en approcher plus vite. Il a pour la première fois, depuis qu'il est entré en Russie, un sentiment de plénitude. Il fait le tour de l'enceinte fortifiée. Il entre dans cette ville au cœur de la ville. Il regarde longuement les clochers à coupole. Il pourrait demeurer ici avec l'armée, au centre de l'Empire russe. Les troupes de Koutousov seraient bien contraintes elles aussi d'hiberner.

Mais Moscou serait entre mes mains, et, le printemps venu, comme un vaisseau qui se libère des glaces qui l'ont emprisonné, je reprendrais le mouvement, je briserais les Russes avec une Grande Armée qui aurait recouvré dans Moscou toutes ses forces. Et Alexandre, devant cette menace, serait contraint de négocier avant même le printemps, à mes conditions.

Il songe toute la journée à cette possibilité. Il examine les ressources de la ville. Elle regorge de provisions, lui dit-on. Des palais élégants, luxueux, côtoient les masures. Les boutiques sont nombreuses.

Il visite la chambre qu'a occupée le tsar. Il ne dormira pas dans son lit. Qu'on dresse son lit de campagne. Il va se retirer tôt, afin d'écrire à Marie-Louise. C'est avec ses lettres aussi qu'il forme l'opinion à Paris. Il appelle Caulaincourt. Il veut être immédiatement averti de l'arrivée des courriers qui, chaque jour, viennent de Paris. Ces hommes sont-ils attaqués ? Comment sont renouvelés les équipages ? Ne peut-on aller plus vite ? Gagner un jour sur les quinze que demande le trajet peut être décisif. Il doit être informé le plus vite possible de ce qui se passe à Paris, dans l'Empire. Et il doit gouverner comme s'il était aux Tuileries.

Il veut ainsi une levée de cent mille hommes en France et de trente mille en Italie. « Les circonstances de la bataille de la Moskova ne doivent pas affaiblir le zèle, dit-il. Que, dès demain, cette exigence soit placée dans le portefeuille nouveau pour le courrier de Paris. »

Il est seul maintenant. Il écrit à Marie-Louise.

« Mon amie, je t'écris de Moscou où je suis arrivé le 14 septembre. La ville est aussi grande que Paris. Il y a seize cents clochers et plus de mille beaux palais, la ville est garnie de tout. La noblesse en est partie, on a obligé aussi les marchands à partir, le peuple est resté. Ma santé est bonne, mon rhume est fini. L'ennemi se retire, à ce qu'il paraît, sur Kazan. La belle conquête est le résultat de la bataille de la Moskova. Tout à toi.

« Nap. »

Il se couche, s'endort. Puis des bruits de voix. Il sort aussitôt du sommeil. Il regarde dans la lueur des bougies Caulaincourt et Duroc qui se tiennent à un pas du lit. Et, tout à coup, il aperçoit par la fenêtre cette lueur qui teinte de rouge toute la nuit.

Ils brûlent Moscou, pense-t-il aussitôt.

Il est quatre heures du matin, ce mercredi 16 septembre 1812.

Il marche d'un pas rapide vers les terrasses du Kremlin, d'où l'on peut apercevoir toute la ville. C'est comme si l'inquiétude accumulée depuis des jours venait d'exploser en lui et de se transformer en rage.

Il écoute le récit de Caulaincourt. Les premiers incendies ont éclaté loin du Kremlin, vers neuf heures du soir, mais le vent du nord a avivé les flammes et porté le sinistre au centre de la ville, puis d'autres foyers se sont déclarés et bientôt toute la ville a été embrasée. La Garde est sous les armes, des patrouilles ont été envoyées dans tous les quartiers, des incendiaires tués, on les a pris leur torche à la main. Ils sont souvent ivres et si déterminés que pour leur arracher leur torche il faut les tuer ou trancher leur poignet. On a découvert partout des dispositifs de mise à feu, des mèches. Les habitants ont avoué que la consigne a été donnée aux agents de police par le gouverneur Rostopchine d'incendier toute la ville pendant la nuit. Toutes les pompes ont été détruites ou emportées.

Napoléon regarde la ville brûler. Il reste un long moment immobile sur la terrasse, dans ce vent violent chargé de braises.

Cette ville de bois brûle comme n'ont pas pu brûler Troie ou Rome ! Il est fasciné. C'est comme un océan en feu.

Il lance des ordres. Il faut protéger le plus de bâtiments possible, sauver les ponts sur la Moskova, essayer de mettre les provisions à l'abri. Arrêter et fusiller immédiatement tous les incendiaires.

Les Russes veulent me chasser de Moscou, brûler tout ce qui peut nous être utile et nous laisser nus dans l'hiver qui vient.

Ce sont des Scythes, des barbares. Quelle guerre font-ils ?

Il ne peut se détacher de ce spectacle. Une fumée cuivreuse garnit toute l'atmosphère et s'élève haut, pleine de jaillissements d'étincelles, de brandons. Parfois des explosions se produisent, créant des tourbillons.

Les Russes, explique Caulaincourt, ont placé des charges, des obus dans les poêles de différents palais.

Napoléon suit des yeux les volutes de fumée nacrée qui forment en se rejoignant une sorte de pyramide dont la base recouvre toute la ville. Au-dessus apparaît la lune.

Aucune fiction, murmure-t-il, aucune poésie ne peut égaler cette réalité.

Il se tourne vers le général Mouton qui se tient près de lui.

- Ceci nous présage les plus grands malheurs, ajoute-t-il.

Puis il se reprend. Un empereur ne se confie pas.

Il écarte ceux qui l'entourent, descend dans la cour du Kremlin. Il est neuf heures du matin. Le vent a tourné à l'ouest. Les maisons proches du Kremlin commencent à flamber. Il sent cette odeur soufrée, il respire cet air qui irrite la gorge, la peau et les yeux. Il s'arrête. Des soldats de la Garde encadrent deux hommes en uniforme, aux visages noircis. Ce sont des boutechnicks, des policiers.

Qu'on les interroge.

Il va et vient devant eux. On traduit leurs réponses. L'incendie a été préparé par ordre du gouverneur Rostopchine, confirment-ils. Des policiers ont été chargés de l'allumer quartier par quartier.

Tout à coup, l'arsenal, proche du Kremlin, s'embrase. Il voit des soldats de la Garde qui tentent d'empêcher le pont qui traverse la Moskova à partir du Kremlin de s'embraser. Leurs bonnets à poils brûlent sur leurs têtes. L'atmosphère devient irrespirable.

Les Russes peuvent avoir combiné cet incendie avec une attaque de leurs troupes sur Moscou. Il ne peut rester enfermé dans la ville. Il faut en sortir.

Il multiplie les ordres. Il ne se laissera jamais prendre dans un piège. Il sort du Kremlin, marche dans les décombres des quartiers ouest. Il avance dans la chaleur étouffante, un mouchoir sur la bouche, il marche sur une terre de feu, dans un ciel de feu. Des brandons tombent autour de lui. Il longe la Moskova. L'incendie ressemble à un crépuscule rouge qui embrase tout l'horizon.

Il traverse la Moskova sur un pont de pierre, monte à cheval.

La monture se cabre. Tout au long de la route de Mojaïsk, l'incendie déroule ses murailles de flammes. Les faubourgs sont détruits. Des soldats errent dans les ruines fumantes, s'enfoncent dans les caves, pillent les maisons calcinées.

Que deviendra la Grande Armée livrée ainsi aux instincts ?

Il s'installe au château de Petreskoïe, à deux lieues de Moscou. Il veut rester seul. Il marche dans le parc. Il regarde l'horizon. Moscou continue de brûler malgré une pluie fine qui commence à tomber.

Il est replié sur lui-même. Les projets se succèdent dans sa tête. Parfois, dans ce château, le plus beau qu'il ait habité depuis le début de la campagne, il va vers la table sur laquelle les cartes ont été déroulées.

Il appelle Berthier, Eugène de Beauharnais, Murat. D'abord, il ne parle pas. Que pensent-ils ? Il les dévisage. Murat est le seul qui paraît satisfait. Il prétend que les cosaques de l'arrière-garde de Koutousov ont tant d'estime pour sa bravoure qu'ils ont décidé de ne pas le tuer !

Berthier, prince de Neuchâtel, rêve de retrouver son château de Grosbois, d'y organiser des chasses et d'y recevoir sa maîtresse, Mme de Visconti ! Quant à Eugène, fidèle entre les fidèles, il est lui aussi las de cette guerre, si loin des siens, de l'Italie.

Et moi ? Croient-ils que je n'ai pas de rêve ?

Il se retourne vers le portrait du roi de Rome qu'il a fait placer dans la pièce.

Il va et vient, les mains derrière le dos, la tête penchée, sans les regarder.

- Nous pouvons, commence-t-il, l'incendie éteint, rester à Moscou. Les subsistances sont dans les caves et toutes les maisons n'auront pas été détruites.

Il les regarde. Aucun d'eux n'ose répondre.

- Nous pouvons, reprend-il, rejoindre Smolensk, ou même Vilna.

Berthier et Eugène approuvent.

- Nous pouvons aussi, continue-t-il en se penchant vers la carte, marcher vers Saint-Pétersbourg, forcer Alexandre à s'enfuir ou à signer la paix. Comme nous l'avons fait avec l'empereur d'Autriche à Vienne, et le roi de Prusse à Berlin.

Ils baissent les yeux.

Il devra choisir seul.

Et d'abord il rentre à Moscou, même si la ville flambe encore.

Il avance lentement avec son escorte au milieu des ruines fumantes des quartiers détruits. Il doit tout voir, parce qu'il faut toujours mesurer ce dont l'ennemi est capable.

Les Russes, il en est persuadé, vont se servir de l'incendie pour dresser le peuple contre lui. Il sera l'Antéchrist. Il faut, sans tarder, combattre cette calomnie, tenter de prendre les incendiaires à leur propre piège.

Il écrit à Marie-Louise, parce qu'elle parlera autour d'elle, qu'elle écrira à son père, et qu'à la Cour de Vienne on doit aussi le guetter pour se retourner contre lui.

- Les Autrichiens et les Prussiens sont des ennemis sur nos arrières, dit-il à Berthier.

« Je n'avais pas idée de cette ville, écrit-il à Marie-Louise. Elle avait cinq cents palais aussi beaux que l'Élysée Napoléon, meublés à la française avec un luxe incroyable, plusieurs palais impériaux, des casernes, des hôpitaux magnifiques. C'est le gouverneur et les Russes qui, de rage d'être vaincus, ont mis le feu à cette belle ville. Ces misérables avaient poussé la précaution jusqu'à enlever ou détruire toutes les pompes... Il ne reste que le tiers des maisons. L'armée a trouvé bien des richesses de toute espèce car dans ce désordre tout est au pillage. Le soldat a des vivres, l'eau-de-vie de France en quantité.

« Tu ne dois jamais prêter l'oreille aux bavardages de Paris.

« Écris souvent à ton père, envoie-lui des courriers extraordinaires, recommande-lui de renforcer le corps de Schwarzenberg pour qu'il se fasse honneur.

« Je considère quelquefois le portrait de Gérard, que je trouve très beau.

« Tu ne doutes pas que je t'aime beaucoup et que mon bonheur est d'être près de ma bonne Louise.

« Embrasse trois fois le petit roi, aime-moi et ne doute jamais.

« Nap. »

Il est déjà deux heures du matin. Mais il n'est pas question de céder au sommeil ou à la fatigue. Il doit tendre toutes les rênes maintenant que l'incendie s'achève parce que la pluie tombe avec violence, que le vent ne souffle plus et, comme il l'écrit encore à Marie-Louise, pour qu'elle le dise, parce que « nous avons fusillé tant d'incendiaires qu'ils ont cessé ».

Il faut d'abord tenter de conclure la paix, en dressant les Russes et si possible l'Empereur contre ceux qui ont détruit Moscou.

Il reçoit le major général Toutolmine, directeur de l'Hospice des enfants trouvés, dont les pupilles sont restés à Moscou. Toutolmine demande l'aide des Français. Napoléon déroule devant lui l'affiche que le gouverneur Rostopchine a fait placarder devant sa maison de Wornzovo, à peu de distance de Moscou. Il la lit en jetant des coups d'œil à Toutolmine : « J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y vivais heureux au sein de ma famille, a écrit Rostopchine. Les habitants de cette terre, au nombre de mille sept cent vingt, la quittent à votre approche et, moi, je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou avec un mobilier d'un demi-million de roubles ; ici, vous ne trouverez que des cendres. »

Napoléon s'approche de Toutolmine. Cette barbarie criminelle de Rostopchine l'est d'autant plus, dit-il, que la population civile n'a rien à craindre des Français. Détruire des villes, est-ce la manière de faire la guerre ?

Monsieur le major général, demande-t-il en se penchant, se souvient-il de Pougatchev, l'homme qui voulait libérer les serfs ?

- Je n'ai pas voulu déchaîner l'ouragan de la révolte des paysans, murmure Napoléon.

Il marche dans la pièce. Il est prêt à permettre à un envoyé de Toutolmine de franchir les avant-postes pour rendre compte de la situation de l'hospice à l'Impératrice, puisqu'elle patronne cette institution.

Il revient vers Toutolmine, dit brusquement :

- Je vous prie, en le faisant, d'écrire à l'empereur Alexandre, pour la personne de qui j'ai toujours la même estime, que je désire la paix.

Il regarde s'éloigner Toutolmine.

Il faut toujours tout tenter. La paix, maintenant, alors qu'il est à Moscou, serait la meilleure des solutions. Peu en importent les conditions. Si elle était signée, elle paraîtrait à l'Europe comme le couronnement de la victoire militaire, alors que, s'il devait quitter Moscou sans avoir pu conclure une négociation avec le tsar, cela serait considéré comme un échec.

- L'Europe me regarde, dit-il à Caulaincourt.

Il se tait quelques minutes, puis tout à coup questionne :

- Voulez-vous aller à Pétersbourg, monsieur le grand écuyer ? Vous verrez l'empereur Alexandre. Je vous chargerai d'une lettre et vous ferez la paix.

Il faut savoir aller au-delà de son orgueil. J'ai souvent fustigé Caulaincourt. Aujourd'hui, j'ai besoin de lui.

Caulaincourt refuse, déclare que la mission serait inutile.

Que sait-on de ce qui est possible ou impossible avant de l'avoir tenté ?

- N'allez qu'au quartier général du maréchal Koutousov !

Mais Caulaincourt s'obstine.

- Eh bien, j'enverrai Lauriston, il aura l'honneur d'avoir fait la paix et de sauver la couronne de votre ami Alexandre.

Je dois tout tenter pour obtenir la paix. Mais comment croire qu'elle est possible ? L'incendie de Moscou est la preuve même de la détermination des Russes. Caulaincourt croit-il que j'imagine un seul instant qu'une mission auprès d'Alexandre ait de fortes chances de réussir ? Mais serais-je persuadé qu'elle est vouée à l'échec, que je la tenterais quand même, puisque la paix serait la meilleure des solutions. Et qu'il ne me coûte rien de l'essayer, seulement un peu d'orgueil. Et qui s'arrête à cela quand le destin est en jeu ?

Il reçoit Iakovlev, l'un des rares seigneurs russes restés à Moscou. L'homme est vieux. Il avoue qu'il voulait quitter Moscou, mais qu'il n'a pu mettre son projet à exécution. Il parle parfaitement français, avec élégance. Il a autrefois connu à Paris le maréchal Mortier.

- Je ne fais pas la guerre à la Russie, commence Napoléon, mais à l'Angleterre. Pourquoi le vandalisme d'un Rostopchine ?

Il parle longuement, puis tout à coup s'interrompt.

- Si j'écrivais, porteriez-vous ma lettre et pourrais-je être sûr qu'elle serait remise à Alexandre ? Dans ce cas, je vous ferais donner un laissez-passer, pour vous et tous les vôtres.

Iakovlev hoche la tête.

- J'accepterais volontiers la proposition de Votre Majesté, dit-il, mais il m'est difficile d'en répondre.

Il m'importe peu que Iakovlev demeure ou non à Moscou. Je dois courir la chance de renouer avec Alexandre.

D'un seul trait, il dicte une lettre pour le tsar.

« Monsieur mon Frère,

« La belle et superbe ville de Moscou n'existe plus. Rostopchine l'a fait brûler. Quatre cents incendiaires ont été arrêtés sur le fait ; tous ont déclaré qu'ils mettaient le feu par les ordres de ce gouverneur et du directeur de la Police ; ils ont été fusillés. Le feu paraît enfin avoir cessé. Les trois quarts des maisons sont brûlées, un quart restent.

« Cette conduite est atroce et sans but. A-t-elle pour objet de nous priver de quelques ressources ? Mais ces ressources étaient dans les caves que le feu n'a pu atteindre. D'ailleurs, comment détruire une ville des plus belles du monde et l'ouvrage des siècles pour atteindre un si faible but ? Si je supposais que de pareilles choses fussent faites par les ordres de Votre Majesté, je ne lui écrirais pas cette lettre ; mais je tiens pour impossible qu'avec ses principes, son cœur, la justesse de ses idées elle ait autorisé de pareils excès, indignes d'un grand souverain et d'une grande nation. »

Il faut toujours, quand on ne peut écraser totalement un adversaire, lui laisser la possibilité de fuir et de sauver les apparences, pour qu'au lieu d'être acculé à se battre jusqu'à la mort il accepte de traiter.

Je dois tendre la main à Alexandre, quel que soit cet homme dont j'ai dit tant de fois, dont je sais qu'il est faux.

Napoléon reprend :

« J'ai fait la guerre à Votre Majesté sans animosité : un billet d'elle avant ou après la dernière bataille eût arrêté ma marche, et j'eusse voulu être à même de lui sacrifier l'avantage d'entrer à Moscou.

« Si Votre Majesté me conserve encore quelque reste de ses anciens sentiments, elle prendra en bonne part cette lettre. Toutefois, elle ne peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe dans Moscou. »

J'ai fait ce que je devais, sans illusions. Mais sans hésitation. Maintenant, au travail. Le jour, et la nuit.

Les estafettes arrivent, avec le portefeuille de Paris, le paquet de lettres de Varsovie et celui de Vilna. Rien ne va plus en Espagne, Wellington est entré dans Madrid le 12 août. Autrichiens et Prussiens, au moindre revers ici, deviendraient « nos plus dangereux ennemis ».

Bernadotte, le Judas, a signé le 30 août un traité d'alliance avec Alexandre Ier, contre moi ! Qu'espère-t-il ? Que le tsar et les Anglais le placent à la tête de la France ? Ce fou de jalousie est bien capable d'imaginer cela ? Ne suis-je pas devenu, comme dit Mme de Staël réfugiée à Stockholm, « l'ennemi du genre humain » ? Et elle est là-bas pour organiser, disent nos espions, la croisade du « monde libre » contre moi ! Avec cette Russie où l'on vend les paysans aux enchères comme les esclaves au temps de Rome !

Voilà mes ennemis.

Et mes seules ressources sont dans ma volonté, dans mon esprit, dans mon travail.

Il dicte dépêches, décrets, parfois durant toute la nuit.

Rien ne doit échapper à mon autorité.

Le 15 octobre 1812, il élabore un décret qui organise la Comédie-Française. Durant quelques minutes, tout en parlant, il oublie où il se trouve, dans ce Kremlin sur lequel, le 13 octobre, vient de tomber la première neige.

« Les comédiens sont réunis en société, et le produit des recettes est réparti en vingt-quatre parts... »

Il achève de dicter le décret, puis il s'approche de la fenêtre. Il fait beau, le temps est doux comme à Fontainebleau. Il voudrait croire que cela peut durer. Que Caulaincourt a exagéré sa description du climat. Mais la neige est tombée avant-hier.

- Dépêchons-nous, dit-il. Dans vingt jours, il faudra être dans les quartiers d'hiver.

Il descend dans la cour du Kremlin pour présider la parade comme il le fait chaque jour. Puis travail, à nouveau.

Il veut qu'on évacue les blessés sur Smolensk. De là ils rejoindront Vilna, puis la France, escortés par des sous-officiers qui, de retour dans leurs casernes, formeront les nouvelles recrues de la conscription. Qu'on recense les voitures, qu'on réorganise les unités. Chaque soir, il reçoit les maréchaux, les généraux. On écoute un chanteur italien, Tarquinio, un soprano qui a été contraint, avec sa troupe, de rester à Moscou. L'incendie et le pillage les ont laissés démunis.

Qu'on les aide. Mais il interrompt rapidement le spectacle. L'heure n'est pas aux chants. Il interroge les officiers. Caulaincourt explique que pour la première fois des relais, des courriers venus de Paris ont été attaqués. La liaison quotidienne avec la capitale de l'Empire n'est plus sûre.

Voilà le plus grave.

Il écoute Murat qui continue à parlementer avec les cosaques et n'est que le corbeau de la fable, en face de renards.

- Ces pourparlers n'ont pour but que d'effrayer l'armée sur son éloignement de la France, sur le climat, sur l'hiver, dit Napoléon.

Murat est dupe.

- Ces gens-là ne veulent pas traiter. Koutousov est poli, lui voudrait en finir. Mais Alexandre ne le veut pas, il est entêté, poursuit l'Empereur.

Il étudie les cartes. Si l'on quitte Moscou, on marchera d'abord vers le sud. Il faut que les corps de troupes confectionnent pour quinze jours de biscuits. Il faut qu'on réunisse toutes les voitures qu'on ne peut atteler au Kremlin.

Il a pris sa décision. Reste sa mise en œuvre. Il faut jusqu'au dernier instant dissimuler à tous le moment du départ.

Le dimanche 18 octobre 1812, à midi, dans la cour du Kremlin, il passe en revue le 3e corps, celui du maréchal Ney. Il fait beau. La fanfare joue un air allègre. Un aide de camp surgit tout à coup. C'est M. de Béranger, officier auprès de Murat, qui annonce que les Russes ont attaqué à Winkovo.

Napoléon écoute le rapport. Les bivouacs français ont été surpris. Les Russes ont emporté douze canons. Seule la charge de Murat a permis de les repousser.

- Il faut que je voie tout par mes yeux, s'écrie Napoléon. Sans la présence d'esprit de Murat et son courage, tout eût été pris, et lui-même compromis. Mais je ne puis me rapporter à lui. Il se fie sur sa bravoure, s'en rapporte à ses généraux et ceux-ci sont négligents. Dans tous les cas il faut laver l'affront de cette surprise. Il ne faut pas qu'on dise en France qu'un échec nous a forcés à nous retirer.

Il saute de cheval, rentre dans les bâtiments.

- Quelle bêtise de Murat ! Personne ne se garde. Cela dérange tous mes projets. On me gâte tout.

Il reste seul. Il n'est plus temps d'attendre. Demain, il quitte Moscou.

Il doit écrire quelques lignes à Marie-Louise, paisibles, rassurantes.

« Ma bonne Louise,

« Je t'écris au moment où je monte à cheval pour visiter mes avant-postes. Il fait ici chaud, un très beau soleil, aussi beau qu'il peut faire à Paris dans le courant de septembre. Nous n'avons encore eu aucun froid. Nous n'avons pas encore éprouvé les rigueurs du climat du Nord.

« Mon intention est de prendre bientôt mes quartiers d'hiver et j'espère pouvoir te faire venir en Pologne pour te voir. Baise pour moi le petit roi deux fois et ne doute jamais des sentiments de ton tendre époux.

« Nap. »

Il est sept heures du matin, le lundi 19 octobre 1812. Il s'approche du général Rapp, qui paraît soucieux.

Imagine-t-il que je ne le suis pas ? Je regarde ces milliers de voitures remplies des produits du pillage - tableaux, vases, fourrures, reliques, meubles, tonneaux. Ça, mon armée ? Et ces cent mille hommes, à l'exception de la Garde, sont-ce encore tout à fait des soldats, chargés de flacons et de sacs pleins de leurs rapines, leurs corps emmaillotés de vêtements disparates ?

Que puis-je exiger de ces hommes-là ?

Il dit à Rapp d'un ton joyeux :

- Eh bien, Rapp, nous allons nous retirer sur la Pologne : je prendrai de bons quartiers d'hiver ; j'espère qu'Alexandre fera la paix.

- Les habitants prédisent un hiver rigoureux, dit Rapp.

Napoléon s'éloigne.

- Bah, bah, avec vos habitants ! lance-t-il. Voyez comme il fait beau !

Il rejoint le maréchal Berthier.

Il exige d'une voix rude que chaque voiture prenne en charge deux blessés. « Toute voiture qui sera trouvée en marche sans ces blessés sera brûlée. Les voitures devront être numérotées, sous peine de confiscation. »

Berthier murmure qu'elles sont peut-être vingt, trente, quarante mille !

Il ne répond pas. Il dicte un nouvel ordre, à transmettre au maréchal Mortier, qui devra rester avec dix mille hommes au Kremlin, après avoir fait partir les éclopés et les blessés.

« Le 23 octobre à deux heures du matin, le maréchal Mortier fera mettre le feu au palais du Kremlin. »

Il regarde Berthier, puis recommence à dicter tout en marchant.

« Quand le feu sera en plusieurs endroits du Kremlin, le maréchal Mortier, duc de Trévise, se portera sur la route de Mojaïsk. À quatre heures, l'officier d'artillerie chargé de cette besogne fera sauter le Kremlin. Sur sa route, il brûlera toutes les voitures qui seraient restées en arrière, fera autant que possible enterrer tous les cadavres et briser tous les fusils qu'il pourrait rencontrer. »

Voilà.

La Garde s'ébranle. Il prend place au milieu d'elle, droit sur sa selle.

Il est neuf heures du matin, ce lundi 19 octobre 1812.

Il quitte Moscou.

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