36.
Est-ce possible ?
Il n'y a qu'un peu plus de quatorze mois qu'il vit sur cette île insalubre, qu'on l'a enterré là, plutôt, et ce lundi 1er janvier 1817 il se sent accablé, avec l'impression qu'il est là depuis toujours. Le brouillard recouvre le plateau. L'humidité suinte. Les rats sont au travail. Mais quand cessent-ils ? Ils courent, ils couinent, ils rongent, ils traversent la chambre, la salle à manger. On les chasse, ils reviennent, insolents, indifférents, agressifs. Comment célébrer ce début de l'année 1817 ?
- Je suis dans un tombeau, dit-il à Montholon et à Bertrand. Je ne me sens pas le courage d'une fête de famille.
Plus tard, peut-être, quand il aura lu, dicté. Mais Las Cases n'est plus là, et il se persuade que, l'un après l'autre, ses proches vont le quitter.
Mme de Montholon est enceinte et ne rêve que de départ. Gourgaud s'en prend aux uns et aux autres parce qu'il ne supporte plus l'inactivité. Il est jeune, vigoureux. Et Mme Bertrand proclame partout qu'elle ne veut pas passer un nouveau printemps ici. Il me restera Marchand. Peut-être ! Parce que certains domestiques intriguent eux aussi pour regagner l'Europe.
Il murmure à Montholon :
- Je vous verrai vers quatre heures, le travail aura chassé les pensées de la nuit.
Il commence à dicter ses réflexions sur la campagne de France, les Cent-Jours, Waterloo. Mais il s'interrompt vite. Est-ce que tout cet effort a un sens ?
Il dit à Montholon :
- À quoi bon présenter tous ces Mémoires à la postérité ? Nous sommes des plaideurs qui ennuient leur juge. La postérité saura bien découvrir la vérité sans que nous nous donnions tant de peine pour la faire parvenir.
Il retourne dans sa chambre, s'allonge. Il éprouve de plus en plus le besoin de dormir, de somnoler, comme une manière d'oublier. Puis il se redresse. Il faut encore combattre. Il doit tenir jusqu'à ce que ses forces l'abandonnent. Il rentre au salon, distribue des cadeaux aux uns et aux autres, joue quelques instants avec les enfants. Puis il entend Gourgaud qui proteste. Encore des rivalités. Encore des querelles stupides. Il crie à Gourgaud :
- Vous voudriez être le centre de tout, ici. C'est moi qui suis le centre. Si vous êtes si mal, vous pouvez nous quitter !
Qu'ils partent tous, qu'ils me laissent. Il n'a besoin de personne.
- La postérité me fera justice, dit-il en allant et venant. La vérité sera connue et le bien que j'ai fait sera jugé avec mes fautes. Si j'avais réussi, je serais mort avec la réputation du plus grand homme de tous les temps. Et même n'ayant pas réussi, on me croira un homme extraordinaire. J'ai livré cinquante batailles rangées que j'ai presque toutes gagnées ! J'ai créé un code de lois qui portera mon nom aux siècles les plus reculés. Je me suis élevé de rien à être le plus grand monarque du monde. L'Europe était à mes pieds.
Voilà ce que je suis, ce que personne ne peut me retirer. Et j'étais la voix des temps nouveaux.
- J'ai toujours cru que la souveraineté était dans le peuple. Et véritablement, le gouvernement impérial était une sorte de république. Appelé à être son chef par la voix de la nation, ma maxime a été la carrière ouverte aux talents, sans distinction de fortune, et ce système d'égalité est cause de la haine de l'oligarchie anglaise.
Il rentre dans sa chambre. À quoi cela sert-il de proclamer ainsi ce qu'il a fait, le principe du régime impérial, alors qu'il est enfermé, surveillé dans cette île aux mains de Hudson Lowe, ce bourreau-geôlier qui cherche à le détruire, à le priver de ce qui peut apporter un réconfort ?
Il regarde ce buste du roi de Rome qu'un marin a apporté de Londres.
Mon fils. Et Hudson Lowe voulait briser le bibelot pour vérifier qu'il ne contenait pas de message !
Le gouverneur a même interdit à un passager de l'un des navires qui font escale à Jamestown de rapporter ce qu'il savait de Marie-Louise et du roi de Rome.
« Les anthropophages de l'Océanie ne le feraient pas ! Avant de dévorer leurs victimes, ils leur accorderaient la consolation de s'entretenir ensemble. Les cruautés qui se font ici seraient désavouées par les cannibales ! »
« J'aurais dû mourir à Waterloo, peut-être avant. L'infortune, c'est que quand un homme cherche la mort il ne puisse la trouver. On a été tué tout autour de moi, mais je n'ai pu trouver le boulet ! »
Et rien de ce qu'on entreprend pour faire connaître sa situation en Europe, pour dénoncer les cruautés de Hudson Lowe ne réussit. Au contraire ! Au Congrès d'Aix-la-Chapelle, les souverains approuvent et félicitent l'Angleterre pour la manière dont elle traite Napoléon !
Et c'est Pozzo di Borgo, mon vieil ennemi depuis les temps de Pascal Paoli, Pozzo le traître, passé au service d'Alexandre, qui rédige le rapport me concernant ! Mes ennemis ne me lâchent pas. Toujours les mêmes. Ceux qui n'ont pas voulu de la Patrie et de l'Égalité. Ils me tiennent. Ils ne me libéreront pas. Mais c'est peut-être le prix de la gloire.
- Jésus-Christ ne serait pas Dieu jusqu'à présent, dit-il, sans sa couronne d'épines. C'est son martyre qui a parlé à l'imagination des peuples. Si, au lieu d'être ici, j'étais en Amérique comme Joseph, on ne penserait plus à moi, et ma cause serait perdue.
Voilà les hommes !
Mais alors, il faut que je meure.
Il sort de moins en moins.
- Mon Gourgaud, dit-il en s'appuyant sur le bras du général, je ne puis plus marcher.
Il a froid. On enveloppe ses jambes de lainages, mais ses membres continuent d'être glacés. Il vomit. Les gencives saignent. Il souffre parfois si violemment de l'estomac, du ventre qu'il ne peut se lever. Il renonce à se faire la barbe. Elle envahit le visage devenu blanc, la peau semblant translucide, les traits comme affinés, alors que le ventre est gonflé et qu'il paraît difforme.
Il veut cependant continuer à dicter, mais parfois il s'interrompt, somnole. Il demande un bain chaud, mais il s'évanouit.
Il se réveille, les yeux vides durant quelques secondes, puis il recommence à dicter, la voix claire, le ton ferme. Pas une date ne manque. Il se souvient de la position de chaque régiment. Il analyse la situation militaire au temps de la guerre d'Espagne. Il a cette vigueur intellectuelle qui fascine.
Et puis c'est tout à coup un accès de fatigue. Un vomissement.
Il apprend, le 12 avril 1818, qu'Hudson Lowe a décidé de renvoyer en Angleterre le docteur O'Meara, avec qui Napoléon pouvait parler en italien.
- Le monde concevra-t-il qu'on a eu la lâcheté d'attenter à mon médecin ? dit-il au docteur irlandais au moment des adieux. Je vous remercie de vos soins. Quittez le plus tôt possible ce séjour de ténèbres et de crimes. Je mourrai sur ce grabat, rongé de maladie, et sans secours, mais votre nation en sera déshonorée à jamais.
Qui restera-t-il auprès de moi ?
O'Meara part. Mme de Montholon rejoint l'Europe, comme Gourgaud. Balcombe, l'hôte des Briars, et ses deux filles viennent faire leurs adieux. Ils rentrent à Londres. Et Cipriani, le maître d'hôtel, l'homme de confiance si précieux durant le séjour à l'île d'Elbe, si habile à recueillir toutes les rumeurs qui courent à Jamestown, meurt.
Quand donc viendra mon tour ?
Il est serein pourtant. Il ne veut pas recevoir les médecins anglais qui séjournent à Sainte-Hélène. Hudson Lowe a chassé O'Meara, qu'il porte la responsabilité de son acte !
- Le crime se consommera plus vite, dit-il. J'ai vécu trop longtemps pour eux. Le ministère de Londres est bien hardi. Quand le pape était en France, je me serais plutôt coupé la main que de lui enlever son médecin.
Il faudrait que O'Meara, de retour en Europe, publie les lettres confidentielles que les souverains ont adressées à Napoléon et que Joseph a conservées.
- Quand j'avais la force et le pouvoir, ces souverains briguèrent ma protection et l'honneur de mon alliance. Ils léchèrent la poussière de mes pas. À présent, ils m'oppriment dans ma vieillesse. Ils m'enlèvent ma femme et mon enfant !
Vieillesse ? 1819 est ma cinquantième année.
Les jambes sont enflées. Les douleurs à l'estomac si aiguës, parfois, qu'il en perd connaissance. Hépatite, a répété avant de partir O'Meara.
Il faudrait des soins. Mais Napoléon refuse d'être soigné par les médecins anglais aux conditions fixées par Hudson Lowe !
Je ne plierai pas.
Il vomit. Il ne sort pas. Il reste couché plusieurs heures chaque jour. Mais il ne cède pas.
Le 20 septembre 1819, il voit s'approcher de Longwood une « petite caravane ». Il reconnaît les silhouettes de deux prêtres et d'un groupe de soldats anglais qui les escortent.
Ce sont les abbés Buonavita et Vignali, ce dernier qui aurait des connaissances médicales. Ils sont accompagnés par un autre Corse, Francesco Antommarchi, qui se présente comme chirurgien.
Ce sont là les secours envoyés par la famille, le cardinal Fesch et Madame Mère !
Napoléon les reçoit. Voilà donc les hommes qui sont chargés de l'aider, de l'entourer ! Pourquoi les a-t-on choisis ? Parce qu'ils exigeaient peu ? Et que ma famille est avare ?
Il murmure d'une voix amère :
- Le vieux prêtre n'est bon à rien. C'est un diseur de messes... Le jeune est un écolier. Il est ridicule de le donner pour médecin. Antommarchi est un professeur, mais cela n'est pas la pratique. Je reconnais bien là le cardinal Fesch. Je suis assez gros seigneur, ce me semble, pour que l'on offrît trente ou quarante mille francs par an à un homme qui serait venu me donner ses soins !
Ainsi sont les hommes, même ceux de la famille !
Il essaie de se lever. Il dicte. Il dirige des travaux de jardinage, fait faire des plantations autour de Longwood. Le 4 octobre 1820, il fait encore une longue promenade en calèche, et même, descendant de la voiture, il se rend dans la maison d'un colon anglais, sir William Doveton. L'homme est aimable. On déjeune. Et puis il faut repartir. Napoléon a du mal à monter à cheval, et, dans la calèche où il s'est installé, après quelques centaines de mètres parcourus au trot, il grelotte, vomit.
Il dit à Antommarchi :
- Ce n'est pas vivre. Je suis à bout et ne me fais pas d'illusions.
Il devine autour de lui, parmi ceux qui restent, la peur de la mort, le désir de fuir cette île maudite.
Il murmure à Marchand, qui le frictionne, l'enveloppe de linge pour le réchauffer :
- Ils partiront tous, mon fils, et tu resteras seul pour me fermer les yeux.
Il s'efforce à faire quelques promenades en calèche. Mais il est las. Il prend de longs bains chauds, qui le calment mais l'épuisent. Et il ne peut plus lire longtemps. Les yeux sont douloureux. La lumière lui donne le vertige.
Certains matins, pourtant, il se redresse, recommence à dicter.
« Ma présence était indispensable partout où je voulais vaincre, dit-il d'une voix assurée mais haletante. C'était là le défaut de ma cuirasse. Pas un de mes généraux n'était de force pour un grand commandement indépendant. Ce n'est pas l'armée romaine qui a soumis la Gaule, mais César ; ce n'est pas l'armée carthaginoise qui faisait trembler la République aux portes de Rome, mais Hannibal... »
Il s'interrompt. Il ne peut plus. Il reprend pourtant. Il veut conduire jusqu'à son terme cette analyse des affaires d'Espagne. « L'Empire serait sorti vainqueur de sa lutte à mort contre les rois de droit divin si... »
Il est épuisé, il murmure à Montholon :
- Il n'y a plus d'huile dans la lampe.
Il se couche. Il n'a plus envie de se lever.
- Quelle douce chose que le repos, dit-il à Antommarchi. Le lit est devenu pour moi un lieu de délices, je ne l'échangerais pas pour tous les trônes du monde ! Quel changement ! Combien je suis déchu ! Moi dont l'activité était sans bornes, dont la tête ne sommeillait jamais !
Il soupire. Il grimace de douleur.
- Je suis plongé dans une stupeur léthargique, il faut que je fasse un effort lorsque je veux soulever mes paupières.
Il écoute Antommarchi qui l'incite à se lever, à se rendre au jardin afin de faire quelques pas.
- Soit, dit-il, mais je suis bien faible, mes jambes chancelantes ont peine à me porter.
Il marche cependant, refuse l'aide d'Antommarchi. Il dit, les dents serrées :
- Ah, docteur, comme je suis fatigué ! Je sens que l'air pur que je respire me fait du bien. N'ayant jamais été malade et n'ayant jamais pris de remèdes, je ne puis guère me connaître en semblables matières. L'état où je me trouve aujourd'hui me paraît même si extraordinaire que j'ai peine à le concevoir.
Il rentre à pas lents. C'est le 26 décembre 1820. On a apporté de Jamestown un paquet de journaux arrivés d'Europe.
Il les parcourt, les yeux mi-clos. L'un d'eux annonce la mort d'Élisa, le 7 août 1820 dans son domaine de Villa Vicentina, non loin d'Apulée. La sœur de Napoléon est âgée de quarante-trois ans.
Il tend le journal à Antommarchi.
- La princesse Élisa est morte, dit-il. Eh bien, vous le voyez, Élisa vient de nous montrer le chemin ; la mort qui semblait avoir oublié ma famille commence à la frapper. Mon tour ne peut tarder longtemps. La première personne de notre famille qui doit suivre Élisa dans la tombe est ce grand Napoléon qui plie sous le faix et qui pourtant tient encore l'Europe en alarme.