24.

Il retrouve avec plaisir les Mulini. Il fait moins chaud. Il chasse. Il crée une réserve de gibier au bout du petit cap Stella. Il aperçoit dans sa lunette un îlot à une vingtaine de milles au sud. Il donne aussitôt des ordres pour qu'on arme l'Inconstant. Il veut visiter cette terre abandonnée. Il arpente cet îlot de Pianovo, installe une petite garnison, des familles italiennes qui sont chargées de le défricher. Il voudrait transformer l'île d'Elbe, développer les mines de fer, les carrières de marbre, l'agriculture, les routes. Il veut chaque soir être écrasé par la fatigue d'une journée où, à chaque instant, il a galopé, décidé, agi.

Mais il n'oublie pas.

- Ma femme ne m'écrit plus, dit-il à Bertrand. Mon fils m'est enlevé comme jadis les enfants des vaincus pour orner le triomphe des vainqueurs. On ne peut citer dans les temps modernes l'exemple d'une pareille barbarie.

Il a appris que l'empereur François fait ouvrir les lettres qu'il écrit à Marie-Louise, et qu'il interdit à sa fille de répondre.

Que sont ces gens-là ?

Il a le sentiment d'avoir été dupé, ou de s'être trompé, ce qui est pire. Mais il ne peut renoncer. C'est mon fils, c'est mon épouse. Il faut donc solliciter, et les mots qu'il écrit au grand-duc de Toscane lui font mal.

« Monsieur mon frère et très cher oncle, n'ayant pas reçu de nouvelles de ma femme depuis le 10 août, ni de mon fils depuis six mois, je charge le chevalier Colonna de cette lettre. Je prie Votre Altesse royale de me faire connaître si elle veut permettre que je lui adresse tous les huit jours une lettre pour l'Impératrice et m'envoyer en retour de ses nouvelles et les lettres de Mme la comtesse de Montesquiou, gouvernante de mon fils. Je me flatte que, malgré les événements qui ont changé tant d'individus, Votre Altesse royale me conserve quelque amitié. Si elle veut bien m'en donner l'assurance, j'en recevrai une sensible consolation. »

Mais il n'y a pas de réponse. On l'a mis au ban de l'Europe.

Et qui ? Talleyrand ! Le prince de Bénévent intrigue au Congrès de Vienne. Les journaux rapportent ses exploits. Il n'a que les mots de « souverain légitime » à la bouche. Il veut « être bon Européen ». Combien reçoit-il de pots-de-vin, ce vénal Blafard, pour s'entendre avec l'Angleterre et l'Autriche contre la Prusse et la Russie ?

Mais c'est moi qu'il poursuit de sa haine. Tout le Congrès bavarde, me confirment les lettres des informateurs, à l'idée de m'éloigner encore de l'Europe. On parle des Açores parce que, aurait dit Talleyrand, « c'est à cinq cents lieues d'aucune terre ». On a peur de moi. On invente des prétextes.

Il lit, dans Le Journal des débats, cette note : « On dit qu'on a arrêté en Italie quelques agents ou émissaires de Bonaparte et qu'en conséquence il sera transféré à l'île de Sainte-Hélène. »

Il montre le journal à Bertrand :

- Croyez-vous qu'on puisse me déporter ? Jamais je ne consentirai à me laisser enlever.

Mais ils ont si peur de mon nom, de mon souvenir. Mon ombre seule les terrorise.

Il marche sur les quais de Porto Longone. Il s'est installé là pour quelques jours, dans l'ancienne citadelle espagnole qui défendait le golfe. Il veut, dit-il à Bertrand et à Drouot, qu'on renforce l'artillerie de tous les forts de l'île, qu'on multiplie les exercices, qu'on achète des cartouches, du blé à Naples.

- J'ai reçu du roi de Naples une lettre fort tendre, dit-il. Il prétend m'avoir écrit plusieurs fois, mais j'en doute ; il paraît que les affaires de France et d'Italie lui montent à la tête.

Il a un haussement d'épaules.

Murat sait bien qu'au Congrès de Vienne Talleyrand s'emploie à le faire détrôner. Alors, il se rapproche de moi. Il tremble pour sa couronne. Il devine, lui aussi, que les émigés rentrés en France vont dresser le pays contre eux. Le nouveau ministre de la Guerre, Soult, mon duc de Dalmatie, dans sa rage d'être servile, vient de nommer au grade de général uniquement des chouans, des émigrés, qui ont combattu leur pays. Il fait arrêter le général Exelmans, un héros de la campagne de Russie et de la campagne de France, au seul prétexte qu'il a écrit au roi de Naples. Soult veut obliger tous les demi-solde à résider au lieu de leur naissance pour mieux les surveiller. Mais cela n'est rien encore : on veut restituer aux émigrés leurs biens, devenus nationaux, dès lors qu'ils n'ont pas encore été vendus. De quoi faire trembler paysans et bourgeois.

Napoléon s'arrête, fixe Drouot et Bertrand.

- Le gouvernement des Bourbons ne convient plus à la France, dit-il. Cette famille n'a que de vieilles perruques pour elle. Mais puisque la politique est allée déterrer Louis XVIII, il aurait dû se coucher dans mon lit tel qu'il le trouvait fait. Il s'est conduit autrement, et il en résultera qu'il ne vivra jamais en paix !

Puis il entraîne le général Drouot.

- Je vous recommande de porter la plus grande attention à ce que les certificats des grenadiers qui s'en vont soient faits à leur avantage pour ceux qui sont bons sujets.

Drouot approuve. Mais il avoue son inquiétude. Les soldes vont être versées avec retard.

Les Bourbons m'étranglent en n'honorant pas les clauses financières du traité de Fontainebleau. On me vole mon fils et mon épouse. On veut me déporter, m'assassiner. Et on veut m'empêcher de continuer à vivre ici.

Le piège est habile. C'est ma mort qu'on veut.

Il reprend de la même voix calme :

- On n'oubliera rien pour témoigner ma satisfaction à de braves soldats qui m'ont donné tant de preuves de dévouement. Faites imprimer ici un modèle de certificat. Vous y ferez mettre mes armes au milieu ; vous effacerez cette formule de souverain de l'île d'Elbe, qui est ridicule.

Il faut pourtant donner le change, jouer le jeu de celui qui accepte son sort et ne devine pas ce que sont les inventions de ses adversaires. Il faut recevoir comme dans la capitale d'un royaume la princesse Pauline, qui arrive de Naples sur le brick l'Inconstant.

Que la population de Portoferraio pavoise, que l'artillerie des forts Stella et Falcone salue l'arrivée de ma sœur !

Elle loge au premier étage du « palais » des Mulini, et elle crée autour d'elle une atmosphère de fête et de plaisirs. Elle organise, à son habitude, des soirées musicales et des bals masqués. Cela distrait et sert aussi de paravent.

Je suis ce souverain de l'île d'Elbe qui s'amuse et oublie qu'il a été l'Empereur des rois.

Il dicte : « Les invitations devront s'étendre sur toute l'île, sans cependant qu'il y ait plus de deux cents personnes. Il y aura des rafraîchissements sans glace, vu la difficulté de s'en procurer. Il y aura un buffet qui sera servi à minuit. Il ne faudrait pas que tout cela coutât plus de mille francs. »

Parce qu'il faut aussi penser à cela maintenant, à l'argent qui manque.

Mais on danse, on chante, on applaudit les pièces de théâtre que Pauline monte et interprète en compagnie des officiers de la Garde. Elle est belle, enjouée lorsqu'elle s'avance sur la petite scène de cette pièce aménagée en théâtre et qu'elle déclame dans le rôle principal des Fausses Infidélités ou des Folies amoureuses.

Et puis elle sait s'entourer de quelques jolies femmes qui rappellent, sous sa direction, cette grâce piquante des palais de Paris.

Napoléon, quand sa sœur les présente, sourit ; il oublie quelques instants ce qui l'oppresse. Ainsi, ce Corse, que Drouot vient de faire arrêter et qui avoue avoir été payé par le chevalier de Bruslart pour assassiner l'Empereur. Qu'en faire ? L'exécuter ? Le renvoyer avec mépris et se rendre comme si de rien n'était au prochain bal masqué de Pauline.

Puis, le bal terminé, bavarder quelques instants avec Mme Colombani ou Mme Bellini, ou Mlle Le Bel. Toutes, elles sont consentantes. Elles s'offrent. Il se souvient de Lise Le Bel qui, autrefois, à Saint-Cloud, avait passé quelques nuits avec lui, mais il ne retrouve pas cette joie qu'il avait éprouvée alors à voir entrer dans sa chambre cette petite jeune femme de dix-sept ans. Aujourd'hui, aux Mulini, il découvre une rouée avide qui cherche à obtenir quelques avantages pour ses proches.

Et il la renvoie.

Il pense à Marie Walewska, à Joséphine, qu'il a toutes deux rejetées loin de sa vie. Joséphine, morte. Il dit à Bertrand :

- Mon divorce n'a point d'exemple dans l'Histoire, car il n'altère pas les liens qui m'unissaient à Joséphine et notre tendresse mutuelle reste la même. Notre séparation était un sacrifice que la raison d'État m'imposait dans l'intérêt de ma couronne et de ma dynastie. Joséphine m'était dévouée. Elle m'aimait tendrement. Personne n'eut jamais dans son cœur la préférence sur moi ; j'y avais la première place, ses enfants après. Elle avait raison, car c'est l'être que j'ai le plus aimé et son souvenir est encore plus puissant dans ma pensée.

Il ne peut et ne veut rien dire de Marie-Louise, puisqu'elle est silencieuse ou bâillonnée, puisque ceux qui veulent ma mort me la volent et me dérobent mon fils.

Il se fait apporter les lettres que la Caroline fait passer une fois par semaine de Piombino ou de Livourne. Elles viennent de toutes les régions de France. Il les lit et les relit. Ce sont des officiers en mi-solde qui expriment leur indignation. Ils disent : « Les Bourbons ne sont pas au bout et nous n'aimons pas ces messieurs. » Ils racontent les exploits qu'ils ont accomplis dans la Grande Armée, et décrivent l'état d'esprit dans les casernes.

Napoléon répète à Bertrand, à Drouot, à Peyrusse ce qu'il a déjà dit depuis des semaines : « Je suis regretté et demandé par toute la France. » Il lit les journaux. La division des coalisés à Vienne est patente. L'Angleterre s'oppose au désir du tsar qui veut reconstituer à son profit un royaume de Pologne. Et l'Autriche refuse à la Prusse le droit d'annexer la Saxe.

Si la coalition a éclaté, il y a une carte à jouer pour la France, pour lui. Et mieux vaut se battre que se laisser égorger ou étouffer ici.

Et c'est ce qu'ils veulent.

Il a confiance dans ce que lui rapporte Cipriani, un Corse qui est à son service. Il connaît depuis l'enfance cet orphelin qui accomplissait de petits travaux pour les Bonaparte. Lucien lui avait appris à lire. Il avait été intendant de Saliceti, et avait accompli pour lui plusieurs missions, soudoyant les Corses qui étaient au service d'un général anglais, Hudson Lowe, qui commandait la garnison de Capri. Celle-ci s'était soulevée et l'aile avait pu être conquise par les troupes du général Lamarque.

Il expédie Cipriani à Gênes, à Vienne, et le Corse, habile informateur, réussit à faire parvenir chaque semaine un bulletin rapportant les rumeurs qui circulent dans la capitale autrichienne, dans l'entourage des souverains, dans les couloirs du Congrès. Chaque fois que ces bulletins arrivent, Napoléon s'isole pour les lire et les relire.

« Il paraît certain que dans une séance secrète tenue hier matin il a été comme décidé qu'on enlèverait Bonaparte de l'île d'Elbe et que Murat ne régnerait plus... La personne qui m'a parlé de la conférence d'hier m'a dit que l'Autriche avait exigé que la décision sur Naples fût tenue secrète jusqu'au moment où l'on pourrait agir contre Murat... »

Napoléon ne réussit plus à dormir. Il se sent pris dans une nasse. On serre la corde autour de sa gorge.

Méneval, qui est attaché à la personne de Marie-Louise, écrit que l'enlèvement et la prochaine déportation dans l'île de Sainte-Hélène sont étudiés, préparés par les diplomates de Vienne et de Londres, à l'instigation du prince de Bénévent.

Je connais Méneval, mon secrétaire. Il n'est pas homme à me tromper et à se laisser berner. Et je connais Talleyrand, sa volonté de m'éloigner à tout prix. Ou de me faire assassiner.

Comment accepter de se laisser ainsi conduire à la mort sans réagir ?

Il donne des ordres. S'il le faut, on soutiendra un siège. L'Insconstant doit appareiller pour Livourne et charger pour cent mille francs de blé.

Il convoque le général Drouot. Il faut que les masures placées devant les forts et qui pourraient gêner le tir de l'artillerie soient rasées. Il veut que l'on organise des rondes sur toutes les côtes de l'île, que l'on multiplie les exercices et que l'on initie les artilleurs au tir à boulets rouges.

Il dit au colonel Campbell, qui représente dans l'île les coalisés et le surveille :

- Ce projet de déportation dans une île de l'Atlantique est indigne. C'est une violation des traités. Je résisterai jusqu'à la mort.

Campbell assure que rien de tel n'est projeté. Mais que peut savoir du Congrès de Vienne cet officier ? Et que savent même les souverains des manœuvres de Talleyrand ? C'est lui qui agit pour que les sommes prévues qui me sont dues ne soient pas versées. Et Louis XVIII fait mettre sous séquestre les biens ayant appartenu aux Bonaparte.

Comment administrer Elbe et la défendre, comment gouverner, alors que le revenu annuel de l'île n'est que de quatre cent soixante-dix mille francs, ce qui équivaut à peine aux dépenses du budget civil, et qu'il reste à payer la petite armée et les dépenses de la Maison de Sa Majesté ?

Ils me poussent vers le gouffre.

Et, s'ils veulent m'enlever, combien de temps pourrai-je résister avec une poignée d'hommes mal armés ?

Je suis entre leurs mains. Mon sort dépend de mes pires ennemis : les Bourbons, Talleyrand. Ceux qui voulaient me faire assassiner par la machine infernale de Cadoudal ou par Maubreuil sur les routes de Provence.

Le 7 décembre 1814, dans la nuit, Cipriani demande à être reçu. Il arrive de Gênes. Napoléon le fait asseoir. Mais Cipriani reste debout. Il est sûr, dit-il, de ses renseignements. L'enlèvement de Sa Majesté est décidé. Il va être mis en œuvre dans les semaines et peut-être même les jours qui viennent. Cipriani insiste sur le danger, d'une voix altérée par la fatigue. La tempête a rendu le voyage difficile depuis Gênes, s'excuse-t-il.

Napoléon demeure impassible. Maintenant qu'il vient de prendre sa décision, il est calme, presque indifférent.

Il ne reste plus qu'à agir.

Il a un instant d'hésitation quand le capitaine de la Caroline lui remet une lettre qui arrive de Vienne et porte le sceau des Habsbourg. Peut-être Marie-Louise annonce-t-elle son arrivée. Il l'ouvre d'un geste nerveux. Il la parcourt. Elle est datée du 1er janvier 1815.

« J'espère que cette année sera plus heureuse pour toi, écrit Marie-Louise. Tu seras au moins tranquille dans ton île et tu y vivras heureux, pour le bonheur de tous ceux qui t'aiment et qui te sont attachés comme moi. Ton fils t'embrasse et me charge de te souhaiter la bonne nouvelle année et de te dire qu'il t'aime de tout son cœur. »

Pas un mot sur sa venue ici. La froideur convenue de l'indifférence polie. Qui lui a dicté cette missive où elle lui demande d'accepter son sort ?

Vivre ici en attendant les assassins ?

S'enfuir, au contraire, vaincre et les retrouver, elle et son fils.

C'est sa seule chance.

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