18.
À quatorze heures, ce mercredi 23 mars 1814, il arrive à Saint-Dizier. Les fantassins sont couchés à même le sol, contre les façades des maisons. Les uniformes sont souillés et la fatigue, il le voit, écrase ces corps après des jours et des jours de marche et de combat.
Combien d'hommes lui reste-t-il ?
Il entre dans la maison du maire. Les maréchaux sont déjà là. Berthier, Ney disent d'une voix sourde que la bataille d'Arcis-sur-Aube a été coûteuse, que l'ennemi dispose d'au moins cent mille hommes et de plusieurs centaines de pièces de canons.
Quelles sont nos forces ? demande-t-il. Et il voudrait ne pas entendre la réponse de Berthier. Dix-huit mille fantassins et neuf mille cavaliers, répète le prince de Neuchâtel, major général de l'armée.
On peut faire des miracles avec une poignée d'hommes. Ne le savent-ils pas, eux qui le suivent depuis les premiers jours ? Les garnisons des places fortes de l'Est vont arriver. L'ennemi ne pourra pas avancer vers Paris sans se soucier de ses arrières, qui seront à découvert, que nous harcèlerons.
Il commence à écrire.
« Mon amie,
« J'ai été tous ces jours-ci à cheval. Le 20, j'ai pris Arcis-sur-Aube. L'ennemi m'y a attaqué à six heures du soir, le même jour je l'ai battu et je lui ai fait quatre mille morts. Je lui ai pris deux pièces de canons, il m'en a pris deux, cela fait quitte. Le 21, l'armée ennemie s'est mise en bataille pour protéger la marche de ses convois sur Brienne et Bar-sur-Aube. J'ai pris le parti de me porter sur la Marne et sur ses communications afin de le pousser plus loin de Paris et me rapprocher de mes places. Je suis ce soir à Saint-Dizier.
« Adieu, mon amie. Un baiser à mon fils.
« Nap. »
Est-ce que cette lettre parviendra jamais à Marie-Louise ? Voilà près de cinq jours qu'il ne reçoit plus de nouvelles d'elle.
Il se tourne vers Berthier et Ney.
- Ces cosaques..., murmure-t-il.
Ils traquent les estafettes, loin en avant du gros des troupes. Ils se saisissent du courrier. L'ennemi peut ainsi être averti de mes mouvements, de l'état d'esprit de Paris. Mais c'est un risque qu'il faut prendre. Il faut qu'à Paris les « trembleurs » sachent que je combats, que l'espoir et la résolution m'habitent.
Dans la nuit, alors qu'il va de son lit de camp à la table sur laquelle sont étalées les cartes, Caulaincourt arrive. Il est hors d'haleine, les traits tirés. Il a failli être fait prisonnier entre Sompuis et Saint-Dizier. Les Alliés ne traitent plus, dit-il. Napoléon s'exclame. Ils n'ont jamais voulu réellement négocier.
- Ce que veut l'ennemi, c'est de piller et de bouleverser la France. Alexandre veut se venger à Paris de la bêtise qu'il a faite en brûlant Moscou. Ce que veulent les ennemis, c'est de nous humilier, mais plutôt mourir.
Il marche dans la pièce sombre.
- Je suis trop vieux soldat pour tenir à la vie ; jamais je ne signerai la honte de la France. Nous nous battrons, Caulaincourt. Si la nation me soutient, les ennemis sont plus près que moi de leur perte, car l'exaspération est extrême. Je coupe la communication des Alliés ; ils ont des masses mais pas d'appuis ; je rallie une partie de mes garnisons ; j'écrase un de leurs corps et le moindre revers peut les amener loin.
Il se penche sur Caulaincourt.
- Si je suis vaincu, mieux vaut tomber avec gloire que de souscrire à des conditions que le Directoire n'eût pas acceptées après ses revers d'Italie. Si on me soutient, je puis tout réparer. Si la fortune m'abandonne, la nation n'aura pas à me reprocher d'avoir trahi le serment que j'ai prêté à mon couronnement.
Il se redresse.
- Schwarzenberg me suit ; vous arrivez à propos, vous verrez de belles choses sous peu.
Il appelle Berthier. Il va et vient les mains derrière le dos.
- Envoyez un gendarme déguisé à Metz ; envoyez-en un à Nancy et un à Bar, avec des lettres aux maires, dit-il. Vous leur ferez connaître que nous arrivons sur les derrières de l'ennemi ; que le moment est venu de se lever en masse, de sonner le tocsin, d'arrêter partout les commandants de place, commissaires de guerre ennemis, de tomber sur les convois, de saisir les magasins et les réserves de l'ennemi, qu'ils fassent publier sur-le-champ cet ordre dans toutes les communes. Écrivez au commandant de Metz de réunir les garnisons et de venir à notre rencontre sur la Meuse.
Il s'arrête, fixe Berthier. Le maréchal, prince de Neuchâtel, a l'air hagard. Il balbutie mais n'ose prononcer une phrase d'une voix distincte.
Je sais ce qu'il pense, ce qu'ils pensent tous : où va-t-on ? se demandent-ils. Si l'Empereur tombe, tomberons-nous avec lui ?
Il lui faudrait du temps pour rallier des troupes. Mais à chaque heure l'ennemi se renforce. Et tout cède. Augereau, duc de Castiglione - mais qu'est devenu l'homme de la campagne d'Italie ? - évacue Lyon au lieu de m'apporter son soutien. Il se replie sur Valence ! Marmont et Mortier, deux maréchaux encore, reculent et se font battre à La Fère-Champenoise. Ce sont les carrés formés par les gardes nationaux qui résistent le mieux, se font tailler en pièces comme de vieux grenadiers. Les cosaques viennent jusqu'ici, à Saint-Dizier, et il faut se battre contre les troupes russes de Winzingerode, dont ils ne sont que l'avant-garde.
Napoléon est en première ligne avec les « Marie-Louise » et la Garde, qui montent à l'assaut tambour battant. La victoire est complète. Mais au loin, au-delà du champ de bataille, les feux de bivouac qui brûlent dans cette nuit glacée de mars 1814 signalent d'autres troupes ennemies, un flot énorme, un instant contenu, mais qui va bientôt déferler.
Napoléon erre dans la campagne autour de Saint-Dizier. Les morts des combats qui viennent d'avoir lieu sont étendus, couverts déjà d'une gelée blanche. Il interroge les blessés ennemis. Ils appartiennent à un seul corps de troupe qui a été détaché de l'armée de Schwarzenberg, qui, elle, marche maintenant depuis deux jours vers Paris pour prendre la capitale.
Il me faudrait du temps, quelques jours seulement.
Il hésite, rassemble autour de lui les maréchaux. Le choix est simple, dit-il. Mais Ney, Berthier, Mortier, Marmont baissent la tête. Ce n'est pas d'un choix entre des stratégies dont ils veulent parler, mais de l'arrêt des combats.
Qu'ils osent !
Ils n'osent pas.
Faut-il attendre, demande-t-il, les garnisons de l'Est, et même aller à leur rencontre, s'appuyer sur les révoltes des paysans et les favoriser ?
Les maréchaux ont le visage crispé par le refus.
Marcher vers Paris, alors ?
Ils approuvent. Mais point de marches forcées, disent-ils, l'armée n'y survivrait pas. Il faut se rendre dans la capitale par Vassy, Bar-sur-Aube, Troyes, Fontainebleau. Les soldats pourront ainsi reprendre des forces.
Mais cette route est la plus longue et il me faudrait du temps.
Il quitte Saint-Dizier le lundi 28 mars 1814. Lorsqu'il entre dans le village de Doulevant à la fin de l'après-midi, il voit s'avancer vers lui des estafettes qui arrivent de Paris. Il saute aussitôt de cheval. La première dépêche est de Lavalette, le directeur des Postes, un homme de toute confiance qui depuis l'Italie n'a jamais failli.
Une ligne seulement, qu'il lit et relit :
« La présence de l'Empereur est nécessaire. S'il veut empêcher que la capitale soit livrée à l'ennemi, il n'y a pas un instant à perdre. »
Voilà la clé de ce qu'il ne comprenait pas : Paris livré !
La certitude de pouvoir conquérir la capitale sans combat est donc la raison pour laquelle les coalisés ne se soucient pas de leurs arrières, de la menace que je fais peser sur leurs communications, alors que les prisonniers avouent que les munitions et les vivres commencent à manquer. Il suffirait donc que Paris tienne deux jours pour que les armées ennemies soient démunies et que, appuyée par un soulèvement des Blouses Bleues, mon offensive sur leurs arrières transforme la campagne de France en désastre !
Mais si Paris capitule, c'est la tête qui tombe, et le corps ne peut plus avoir que des soubresauts.
Il lit un autre courrier.
« Tous les passages à quinze lieues de Paris sont aux mains de l'ennemi. Dans la capitale, les royalistes distribuent des proclamations. On parle de forcer le Corps législatif à se réunir pour demander la paix. Sûrement, disent les gens, les Russes brûleront Paris pour venger l'incendie de Moscou. »
Il imagine. Les manœuvres de Talleyrand, des nobles du faubourg Saint-Germain, de tous les notables, Talleyrand doit correspondre avec les coalisés. On ne se battra pas, alors qu'il y a dans la capitale des dizaines de milliers d'hommes, des canons, qu'on peut défendre les portes de Paris. Et qu'il suffirait de résister deux jours.
Il me faudrait du temps.
Il veut partir aussitôt pour Paris, mais des cosaques tiennent la route de Troyes. Il faut passer la nuit à Doulevant, alors que chaque minute compte.
À l'aube du mardi 29 mars, il peut enfin donner l'ordre du départ. Il marche avec la Garde. Au pont de Dollencourt, il rencontre les courriers de Paris. Les maréchaux se sont repliés. Meaux est aux mains de l'ennemi. On refuse d'armer les ouvriers des faubourgs qui sont prêts à se battre, comme les polytechniciens. Seul le fabricant Richard Lenoir a armé ses ouvriers, mais il est l'unique notable resté fidèle à l'Empereur. Hulin, le commandant militaire, un des « vainqueurs de la Bastille », déclare qu'il n'a pas d'armes à distribuer. Les rues sont pleines de paysans qui se sont réfugiés dans la capitale pour fuir l'avance ennemie.
Il me faudrait du temps.
Il prend le galop. Le cheval, après des heures à un train d'enfer, s'effondre. Napoléon monte dans un cabriolet d'osier prêté par un boucher de Villeneuve-sur-Vanne, une petite bourgade entre Troyes et Sens.
Napoléon parle à Caulaincourt assis près de lui comme dans ce traîneau lorsqu'ils avaient quitté ensemble la Russie. Si Paris tenait quarante-huit heures... Il se penche pour voir si les deux voitures dans lesquelles ont pris place le général Gourgaud et le maréchal Lefebvre, puis les généraux Drouot et Flahaut, suivent. Il a chargé Lefebvre d'organiser la résistance des faubourgs en armant les ouvriers. Mais il faudrait du temps.
On change les chevaux. Un courrier explique que Joseph a autorisé les maréchaux à négocier les conditions de leur capitulation et qu'il a quitté Paris avec l'Impératrice, le roi de Rome et les ministres. Mais on se bat aux portes de la capitale. Et l'ennemi ne progresse pas, recule même. Des ouvriers et des polytechniciens se sont mêlés aux gardes nationaux et aux fantassins. Seulement, place Vendôme et dans les beaux quartiers, la foule est attablée aux terrasses des cafés et crie : « Vive le Roi ! »
Plus vite, plus vite. Il lui faudrait aller plus vite que le temps.
Le mercredi 30 mars à vingt-trois heures, il entre dans la cour de la maison des Postes des Fontaines-de-Juvisy. Il lit sur la façade cette enseigne : À la Cour de France. Et il en a le cœur serré.
Une colonne de cavalerie passe sur la route. Napoléon sort, interpelle le général Belliard qui chevauche en tête.
- Comment, vous êtes ici ? Où est l'ennemi ? crie-t-il. Où est l'armée ? Qui garde Paris ? Où sont l'Impératrice, le roi de Rome ? Joseph ? Clarke ? Mais Montmartre, mais mes soldats, mais mes canons ?
Il écoute Belliard. Est-il possible que malgré le courage des défenseurs, Joseph ait autorisé la capitulation, alors qu'il eût suffi de quelques heures de plus ! Il marche sur la route, il entraîne Belliard, Caulaincourt, Berthier.
- Quelle lâcheté, capituler, Joseph a tout perdu ! Quatre heures trop tard ! Si je fusse arrivé quatre heures plus tôt, tout était sauvé.
Il serre les poings. Sa voix est sourde.
- Tout le monde a donc perdu la tête ! crie-t-il. Voilà ce que c'est que d'employer des hommes qui n'ont aucun sens commun ni énergie !
Il marche, s'enfonçant dans la nuit, reprend :
- Quatre heures ont tout compromis.
Il se tourne vers Caulaincourt, qui le suit à quelques pas.
- En quelques heures, le courage, le dévouement de mes bons Parisiens peut tout sauver. Ma voiture, Caulaincourt, allons à Paris. Je me mettrai à la tête de la garde nationale et des troupes : nous rétablirons les affaires. Général Belliard, donnez l'ordre aux troupes de retourner... Partons ! ma voiture, Caulaincourt, ne perdons pas de temps.
Belliard objecte que la capitulation est signée, qu'il faut la respecter.
Il hurle :
- Quelle est cette convention ? De quel droit l'a-t-on conclue ? Paris avait plus de deux cents canons et des approvisionnements pour un mois... Quatre heures trop tard, quelle fatalité ! On me savait cependant sur les derrières de l'ennemi, et celui-ci jouait trop gros jeu, m'ayant si près de lui, pour être fort aventureux si l'on eût tenu ; gagner la journée eût été chose facile. Il y a là-dessous quelque intrigue... Comme on s'est pressé ! Joseph m'a perdu l'Espagne, il me perd Paris. Cet événement perd la France, Caulaincourt !
Il marche d'un pas vif.
- Nous nous battrons, Caulaincourt, car mieux vaut mourir les armes à la main que de s'être humilié devant les étrangers. En y réfléchissant, la question n'est pas décidée ! La prise de Paris sera le signal du salut si l'on me seconde... Je serai maître de mes mouvements, et l'ennemi paiera cher l'audace qui lui a fait nous surprendre trois marches...
Il répète d'un ton amer, méprisant :
- Joseph a tout perdu ! Ne pas tenir vingt-quatre heures avec vingt-cinq mille gardes nationaux et cinquante mille hommes dans les faubourgs !
Puis il ajoute, d'une voix lasse tout à coup :
- Vous ne connaissez pas les hommes, Caulaincourt, et ce que peuvent, dans une telle ville, les intrigues de quelques traîtres, dans des circonstances si graves et sous l'influence de la vengeance et des baïonnettes des étrangers.
Il se tait longuement.
C'est comme s'il entendait Talleyrand répéter : « Louis XVIII est un principe, c'est le roi légitime », c'est comme s'il les voyait tous, les dignitaires, se rallier à la suite du prince de Bénévent, ce Blafard, au roi Bourbon !
Et mon fils, mon roi de Rome, ma dynastie !
- Mon énergie les irrite, dit-il d'un ton hargneux. Ma constance les fatigue. Les intrigues se découvriront, je sais tout...
Il entre dans la maison de la poste.
- Paris, s'exclame-t-il, la capitale de la civilisation, être occupée par les Barbares ! Cette grande cité sera leur tombeau !
Il soupire.
- Mais il y a bien des intrigants à Paris. Qui sait ce qui se passera dans la journée de demain ? Les soldats, les braves officiers ne me trahiront pas. Marmont a été élevé dans mon camp ; j'ai été pour lui un père. Il peut avoir manqué d'énergie, avoir fait des bêtises, mais il ne peut être un traître.
Il s'assied, les coudes sur la table, la tête dans les mains, puis il commence à écrire.
« Mon amie.
« Je me suis rendu ici pour défendre Paris, mais il n'était plus temps. La ville avait été rendue dans la soirée. Je réunis mon armée du côté de Fontainebleau. Ma santé est bonne. Je souffre ce que tu dois souffrir.
« Napoléon.
« La Cour de France, le 31 mars à trois heures du matin. »
Il se lève. Il faudrait... Il se tourne vers Caulaincourt.
- Il faut partir, allez à Paris, allez sauver la France et votre Empereur, faites ce que vous pourrez. On nous imposera sûrement de dures conditions, mais je m'en remets à votre honneur comme Français...
Il commence à dicter un ordre de mission pour Caulaincourt, puis, en le tendant au ministre des Relations extérieures, il murmure :
- Vous arriverez trop tard. Les autorités de Paris craindront de compromettre les habitants vis-à-vis de l'ennemi. Elles ne voudront pas vous écouter, car les ennemis ont d'autres projets que ceux qu'ils ont annoncés jusqu'à présent...
C'est ma tête qu'ils veulent.
Le général Flahaut, qui rentre de Paris, lui tend une lettre de Marmont.
« Je dois dire à Votre Majesté la vérité tout entière. Non seulement il n'y a pas de dispositions à se défendre, mais il y a une résolution bien formelle à ne point le faire. Il paraît que l'esprit a changé du tout au tout depuis le départ de l'Impératrice, et le départ du roi Joseph à midi et de tous les membres du gouvernement a mis le comble au mécontentement... »
Napoléon baisse la tête.
Il sort sans un mot de la Cour de France, monte dans sa voiture.
Il arrive à Fontainebleau le 31 mars 1814 à six heures du matin.
Il s'enferme dans son appartement du premier étage. Il lit les courriers, appelle son secrétaire, commence à dicter.
Rien n'est perdu puisqu'un autre jour se lève.