25.

Quand partir ?

Il parcourt l'île d'un port à l'autre. Il interroge les grenadiers en faction à l'entrée des ports.

- Eh bien, grognard, tu t'ennuies ?

- Non, Sire, mais je ne m'amuse pas trop.

- Tu as tort, il faut prendre le temps comme il vient. Ça ne durera pas toujours.

Il s'éloigne. Le secret doit être gardé jusqu'au dernier instant. Le colonel Campbell surveille chaque mouvement. Ses espions sont à l'affût. Et au large croisent des navires français arborant le drapeau blanc, chargés d'empêcher toute tentative de fuite et comptant peut-être parmi leurs équipages des assassins que l'on débarquera sur une plage déserte de l'île.

Il faut faire vite. Mais la frégate anglaise Partridge est ancrée dans le golfe de Portoferraio. Et il faut quitter l'île sans acte de guerre, pour tenter de préserver la paix. Il s'agit donc de tromper tous ceux qui m'observent.

Il répète à Campbell sa devise : Napoleo ubiscumque felix. Il convie le colonel aux bals que donne la princesse Pauline. Il se montre indifférent aux nouvelles de France. On y a célébré le 21 janvier 1815 la mémoire de Louis XVI au cours de cérémonies expiatoires où les régicides ont été menacés. Que doivent penser Fouché et quelques autres jacobins qui jouent les repentis ? Mais c'est tout le pays qui doit se trouver humilié, révolté par cette politique qui veut effacer plus de vingt ans d'histoire. D'ailleurs, le général Exelmans a été acquitté par un conseil de guerre. Et lorsque le curé de Saint-Roch a refusé des funérailles religieuses à Mlle de Raucourt, « bonapartiste » comme on dit désormais, et comédienne, des manifestations ont eu lieu à Paris.

Le pays est prêt. Le pays m'attend.

Mais il faut franchir la mer. Maintenant, alors que les nuits d'hiver sont longues.

Il consulte les tables d'éclipses de lune.

La prochaine aura lieu entre le 27 février et le 2 mars. Il faut quitter l'île ces jours-là. Puis laisser le destin mener les navires. Les nôtres et ceux de l'ennemi.

Il est joyeux. Il a la sensation que son corps est à nouveau léger, comme si son embonpoint ne pesait plus. Il multiplie les ordres, lancés avec suffisamment de calme pour ne pas éveiller l'attention de Campbell. Les routes devront être élargies pour permettre au matériel entreposé dans la partie orientale de l'île d'être conduit à Portoferraio et à Porto Longone.

- Donnez l'ordre, dit-il à Drouot, que le brick l'Inconstant entre dans la darse, qu'on refasse son carénage et qu'on y fasse tout ce qui est nécessaire pour qu'il puisse tenir la mer. Il sera peint comme un brick anglais. Je désire que, du 24 au 25 février, il soit en rade et prêt comme il est dit ci-dessus. Il sera approvisionné pour cent vingt hommes pendant trois mois et pourvu de chaloupes autant qu'il en pourra porter. Donnez l'ordre au sieur Pons de noliser par mois deux gros bâtiments, bricks ou chebeks de Rio Marina, au-dessous de quatre-vingt-dix tonneaux et le plus grands possible.

Il faut embarquer les cartouches, les chevaux, les hommes, près de douze cents, et atteindre le plus rapidement possible la côte française. Tout dépendra du vent.

Il se souvient de son retour d'Égypte. Il a une confiance absolue dans le destin. Il ne peut rester prisonnier ici, à attendre sa déportation ou sa mort. Il ne craint pas de périr en mer ou d'être pris par un navire anglais ou français. Il atteindra Paris. Il entend déjà les acclamations qui l'accompagneront tout au long de sa route.

Après, le destin jouera à nouveau sa partie.

Le lundi 13 février 1815, l'officier de garde vient annoncer qu'un homme vêtu comme un matelot demande à être reçu par Sa Majesté. C'est le début de la nuit. L'homme prétend être envoyé par Maret, duc de Bassano. Il a été, dit-il, sous-préfet de Reims, décoré de la Légion d'honneur pendant la campagne de France. « L'intrépide sous-préfet », a dit de lui le maréchal Ney. Il se nomme Fleury de Chaboulon. Voilà plusieurs semaines qu'il est en route. Il apporte à l'Empereur des nouvelles de France.

Napoléon l'écoute. Fleury parle d'une voix exaltée. La France attend l'Empereur. Les soldats et les paysans se lèveront en masse. Tous ceux qui ne supportent pas le retour des aristocrates et des jésuites se joindront à lui. On l'attend. Toute la France l'espère.

Napoléon questionne, reçoit à nouveau Fleury le mardi 14 février. Mais pourquoi se dévoiler ? Il le charge d'une mission auprès de Murat. Le roi de Naples a peur pour son trône. Il se rapproche donc et son aide en Italie peut être précieuse.

Napoléon fait quelques pas dans le jardin des Mulini avec Fleury. Il le conduit jusqu'à l'extrémité de la terrasse, là où le panorama est le plus vaste.

- Il n'est pas vrai que les hommes soient aussi ingrats qu'on le dit, murmure-t-il. Et si l'on a souvent à s'en plaindre, c'est que d'ordinaire le bienfaiteur exige plus qu'il ne donne. On vous dit encore que quand on connaît le caractère d'un homme on a la clef de sa conduite. C'est faux : tel fait une mauvaise action qui est foncièrement honnête homme. Tel fait une méchanceté sans être méchant.

Il faut donc pardonner à Murat, sans rien oublier de ce qu'il a fait. D'ailleurs, j'ai besoin de lui. Et il a besoin de moi. Talleyrand ne dit-il pas à Vienne « qu'il faut chasser Murat car il ne faut d'illégitimité dans aucun coin d'Europe » ?

Le jeudi 16 février, le colonel Campbell se présente, désinvolte, souriant. Il a beaucoup apprécié les bals de la princesse Pauline auxquels il a été convié.

- Napoleo ubiscumque felix, répète Napoléon.

Campbell part pour quelques jours à Florence.

Cette joie qui m'envahit, qu'il faut dissimuler et qui est pourtant la preuve que le destin, une fois encore, me tend la main.

Napoléon regarde à la fin de la soirée la frégate Partridge s'éloigner en direction de la côte italienne.

Peut-être cela est-il un piège, peut-être Campbell reviendra-t-il pour me surprendre, mais on ne peut manquer cette occasion, alors qu'approche la période des nuits sans lune.

Il donne l'ordre aux capitaines d'habillement de faire distribuer un uniforme complet et deux paires de souliers à chaque soldat. Il passe en revue le bataillon corse. Il fait dresser la liste des hommes auxquels on peut faire confiance.

Le mercredi 22 février, il commence à faire embarquer à la nuit tombée les caisses de cartouches et les ballots d'équipement sur le brick l'Inconstant et le chebek l'Étoile.

Tout à coup, le vendredi 24, alors qu'il se promène sur les chemins qui surplombent le golfe de Portoferraio, il aperçoit la frégate anglaise qui rentre dans le golfe, qui amène ses voiles, jette l'ancre.

Le destin m'a-t-il retiré sa main ?

Une embarcation glisse vers la terre, portant quelques hommes, puis la frégate se prépare de nouveau à appareiller, après avoir débarqué six touristes anglais ! Campbell est resté à Florence.

Napoléon reçoit les Anglais, les interroge, les écoute, commente ses campagnes, les invite à visiter l'île. Puis il donne l'ordre d'établir le blocus de l'île. Plus personne ne doit quitter Elbe ou y entrer.

Maintenant, les dés roulent, et il est hors du pouvoir de quelqu'un de les arrêter.

Le samedi 25 février 1815, il commence à écrire.

Il faut des mots de force et d'enthousiasme, d'énergie et de confiance pour le peuple français, les grenadiers de la Garde, l'armée. Et les phrases viennent : « Français, un prince imposé par un ennemi momentanément victorieux s'appuie sur un petit nombre d'ennemis du peuple qui depuis vingt-cinq ans les a condamnés dans toutes nos assemblées nationales. J'ai entendu dans mon exil vos plaintes et vos vœux. Vous réclamiez le gouvernement de votre choix, qui seul est légitime. J'ai traversé les mers ! J'arrive parmi vous reprendre mes droits qui sont les vôtres.

« Soldats de la Grande Nation ! Soldats du Grand Napoléon, tout ce qui a été fait sans le consentement du peuple et le nôtre est illégitime. »

Ces mots l'exaltent. Il sort à plusieurs reprises sur la terrasse. C'est comme s'il avait besoin de les hurler aux troupes rassemblées. Elles seront bientôt là, il en est sûr.

« Soldats, arrachez les couleurs que la nation a proscrites et qui pendant vingt-cinq ans servirent de ralliement à tous les ennemis de la France ! Arborez cette cocarde tricolore : vous la portiez dans nos grandes journées. Reprenez vos aigles que vous aviez à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, à Eylau, à Friedland, à Tudela, à Eckmühl, à Essling, à Wagram, à Smolensk, à la Moskova, à Lützen, à Würschen, à Montmirail... Pensez-vous que cette poignée de Français aujourd'hui si arrogants puissent en soutenir la vue ? Ils retourneront d'où ils viennent ; et là, s'ils le veulent, ils régneront comme ils prétendent avoir régné pendant dix-neuf ans. »

Le secret n'est plus possible.

Il s'approche de sa mère. Il lui caresse les cheveux. Il la sent inquiète. Durant tout le dîner, elle l'a observé, s'étonnant parfois de son silence. Tout à coup, il dit :

- Je vous préviens que je pars la nuit prochaine.

- Pour aller où ?

- À Paris, mais avant tout je vous demande conseil.

Il la regarde. Il a confiance dans cette femme qui n'a jamais tenté de le retenir et au contraire lui a appris à s'élancer.

Il l'entend qui soupire.

- Ce qui doit être sera, murmure-t-elle. Que Dieu vous aide. Je me reprocherais de vous dire rien d'autre. Mais s'il est écrit que vous devez mourir, le ciel, qui n'a pas voulu que ce soit dans un repos indigne de vous, ne voudra pas, j'espère, que ce soit par le poison mais l'épée à la main.

Il se retire. Il lit l'Histoire de Charles Quint, puis le sommeil le prend pour quelques heures, et c'est déjà l'aube du dimanche 26 février 1815. La journée s'annonce radieuse. Y aura-t-il du vent ce soir, un souffle qui doit pousser vers le nord la petite flottille.

Il regarde vers Portoferraio. L'embarquement à bord des navires continue. La foule est dense sur les quais. Il entend des cris, des pas. Des Elbois sont rassemblés sur l'esplanade derrière les Mulini. Il s'avance. On le presse, on s'agenouille, on l'embrasse. Mais l'heure n'est pas encore venue d'expliquer. Il rentre. Il faut brûler les papiers. Puis il descend sur le port inspecter les navires, dont un bâtiment marseillais que l'on retient de force depuis cinq jours et où commencent à embarquer les chasseurs polonais, cependant qu'on jette par-dessus bord la cargaison pour leur ménager de la place.

Dans la soirée, il reçoit une délégation des Elbois. Il est impatient. Ce temps est fini. Il est déjà ailleurs, la mer traversée, sur les routes qui conduisent à Paris.

- Messieurs, je vous quitte. La France m'appelle. Les Bourbons l'ont ruinée. Plusieurs des nations d'Europe m'y verront revenir avec plaisir.

Il dîne avec sa mère et la princesse Pauline qui pleure, le visage défait. Il se détourne, puis, quand Pauline veut lui remettre un collier, il l'entraîne dans le jardin, ému. C'est toujours à lui de consoler.

Sur les quais, dans la nuit tombée, il traverse la foule en calèche. Toutes les maisons sont illuminées. On crie : « Viva l'Imperatore, Evviva Napoleone ! »

Il se lève. Il regarde cette mer de visages qui recouvre les quais du port.

- Elbois, je rends hommage à votre conduite. Tandis qu'il était à l'ordre du jour de m'abreuver d'amertume, vous m'avez entouré de votre amour et de votre dévouement... Votre souvenir me sera toujours cher. Adieu, Elbois ! Je vous aime. Vous êtes les braves de la Toscane.

Il saute dans une barque.

Il regarde la masse sombre de l'Inconstant, qui se dresse à l'entrée du port. Une clameur s'élève, roule sur la surface de la mer, et lui répond le chant des soldats embarqués :

Allons enfants de la Patrie

Le jour de gloire est arrivé.

- Ah, la France, la France, murmure-t-il.

Vers minuit, ce dimanche 26 février 1815, le vent du sud se lève enfin.

À dix heures, le lundi 27, une voile apparaît à l'horizon, c'est la Partridge. Elle semble même se rapprocher. Il faut couper les amarres des canots que l'on remorque pour aller plus vite. Napoléon donne l'ordre de se rendre aux postes de combat. Puis, dans sa lunette, il voit la Partridge s'éloigner. Le destin.

Il fait quelques pas sur la dunette.

- Campbell sera bien déconcerté lorsque le commandant de cette corvette lui annoncera que j'ai quitté l'île d'Elbe, dit-il.

Il s'assied sur le pont. Au milieu de l'après-midi, de la vigie, un marin crie qu'il aperçoit les voiles de deux navires.

Ce sont les frégates françaises de surveillance, mais elles disparaissent bientôt à l'horizon. Puis, au crépuscule, un brick français, le Zéphyr, s'approche de l'Inconstant. Les grenadiers se sont couchés sur le pont. Le capitaine du navire demande au porte-voix des nouvelles de l'Empereur.

Et le Zéphyr s'éloigne à son tour.

C'est la nuit obscure sans une lueur lunaire, comme il l'avait prévu. Une brise régulière souffle.

Le mardi 28 février 1815, vers midi, la côte française apparaît.

Napoléon est à la proue. Il se tourne vers les officiers rassemblés derrière lui, tendus eux aussi vers cette ligne bleue sombre qui apparaît.

- J'arriverai à Paris sans tirer un coup de fusil, dit-il.

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