29.

Il ouvre les yeux, redresse la tête. C'est le relais de Villers-Cotterêts. On change de chevaux et de postillons. Il entend quelques cris de « Vive l'Empereur ». Il murmure : « Vite, vite. »

Il faut ouvrir la campagne avant que les armées de Wellington, qui sont à Bruxelles, et celles de Blücher, qui arrivent du Sud et marchent sur Namur, se soient rejointes. Il s'agit de glisser entre elles les cent vingt mille hommes de l'armée du Nord, qu'il a décidé de commander, de battre l'un après l'autre Blücher puis Wellington. On pourra alors occuper Bruxelles le 17 juin, pense-t-il. Après, l'on verra. Il ne peut pas imaginer au-delà.

Les coalisés ont rassemblé plus d'un million d'hommes, et je ne dispose que de trois cent mille soldats pour défendre toutes les frontières. Mais il faut se battre avec les forces dont on dispose, puisque l'Europe veut la France à genoux.

Il dit à Bertrand, assis en face de lui, qu'on passera la Sambre à Charleroi, puis qu'on marchera vers le carrefour des Quatre-Bras, où se croisent les routes de Namur à Nivelles, de Charleroi à Bruxelles. Celui qui tient les Quatre-Bras tient la Belgique.

Vite, allons.

Tout à coup, un cahot quand la voiture s'ébranle. Il baisse la tête, ferme les yeux. Une douleur lui déchire le ventre. Puis il semble qu'un sang noir épais, brûlant, lourd se répand dans le bas de son corps, enfle les veines, près d'éclater. Il a le sentiment humiliant et obsédant, épuisant, qu'au lieu d'urine et de merde c'est le sang qui va jaillir de lui.

Il étouffe un cri de douleur.

La voiture brinquebale sur les pavés, franchit les ornières que la pluie a creusées. Et la douleur s'incruste, rayonne. Il soupire. Il faut qu'il la contienne, qu'elle ne l'envahisse pas.

Il arrive à Laon le lundi 12 juin 1815 à midi.

Des cartes ! Des états d'effectifs !

Il veut étudier, enquêter. Que fait Soult, major général ? Que fait Davout, ministre de la Guerre ?

« Je ne trouve ni à Laon ni à Soissons, dicte-t-il, les approvisionnements que l'on m'avait promis pour l'armée. »

Les aides de camp apportent les dépêches. Il les parcourt. Les troupes avancent trop lentement. Il sort sur le seuil. Cette cohue de fantassins, de caissons d'artillerie, de fourgons, de bagages, c'est son armée ! Les hommes sont déjà harassés. Les sacs sont lourds, chargés de quatre jours de pain et de toutes les cartouches nécessaires, car il n'y a pas suffisamment de voitures pour transporter les munitions.

Il se tient un instant sur le bord de la route. Les soldats le reconnaissent. Ils crient, brandissent leurs chapeaux.

C'est une armée française, celle-là. Les Belges, les Hollandais, tous ceux qui m'avaient suivi, acclamé à Amsterdam ou à Anvers, sont maintenant aux côtés de Wellington et de Blücher. L'Europe est contre moi. Comme elle était tout entière contre la Convention.

Il commence à dicter la proclamation qu'il veut adresser à ces soldats de tous âges. Il la datera du 14 juin.

« Soldats, c'est aujourd'hui l'anniversaire de Marengo et de Friedland, qui décidèrent deux fois du destin de l'Europe. Alors, après Austerlitz, comme après Wagram, nous fûmes trop généreux. Nous crûmes aux protestations et aux serments des princes que nous laissâmes sur le trône. Aujourd'hui, cependant, coalisés contre nous, ils en veulent à l'indépendance et aux droits les plus sacrés de la France... Un moment de prospérité les aveugle ! S'ils entrent en France, ils y trouveront leur tombeau. »

Il laisse tomber le menton sur la poitrine.

Que cette bataille m'ensevelisse si je la perds.

« Soldats, reprend-il, nous avons des marches forcées à faire, des batailles à livrer, des périls à courir, mais avec de la constance, la victoire sera à nous : les droits, l'honneur de la patrie seront reconquis. Pour tout Français qui a du cœur, le moment est arrivé de vaincre ou de périr. »

Il repart pour Avesnes, Beaumont, Charleroi. La pluie tombe en brutales averses où la voiture s'enlise. Il fait lourd, étouffant, et parfois il y a un souffle froid qui porte la pluie par rafales.

Il monte à cheval. Chaque coup de sabot sur le sol est douloureux, résonne lourdement dans le bas-ventre.

Ne rien sentir de cela.

Il s'arrête au pied d'un moulin entre Charleroi et Fleurus. Le ciel s'est dégagé. Il monte lentement dans la construction. Au loin, il aperçoit les coulées sombres de l'armée prussienne de von Zeiten. C'est elle que l'on attaquera demain 16 juin.

Il marche lentement. Les pieds s'accrochent au sol boueux. Chaque mouvement est douloureux.

Maudit soit ce corps.

Il soupire malgré lui. Il voit cette maison, un cabaret qui s'élève sur le bord de la route et d'où l'on domine la vallée de la Sambre. C'est le cabaret de Bellevue. Il reste un instant debout. Les troupes passent devant lui, levant leurs fusils, criant : « Vive l'Empereur. »

Il voit la chaise que La Bédoyère vient d'apporter. Il s'y laisse tomber. Il regarde ces hommes défiler devant lui, puis leurs visages s'effacent, les cris s'éloignent.

Il se réveille. Les troupes passent toujours. Il voit Ney, Soult, les officiers de l'état-major. Il se lève.

- Ney, poussez l'ennemi sur la route de Bruxelles et prenez position aux Quatre-Bras, dit-il.

Il se tourne vers Soult :

- Il est possible qu'il y ait demain une affaire très importante.

Il commence à dicter des ordres. Mais il a un instant de doute. Soult comprend-il ? Il se souvient de Berthier. Il ne disait qu'un mot au prince de Neuchâtel, mais Berthier saisissait, devinait, transmettait, complétait. Que peut Soult ?

Mais qui d'autre peut m'aider ? Ney a le regard et les propos d'un fou. Grouchy n'est qu'un médiocre exécutant. Où sont Berthier, Lannes, Bessières, Duroc ? Morts !

Il s'assied à nouveau. Il voit s'approcher le général Gérard, la mine défaite. Napoléon se lève, va vers lui. On accueille les mauvaises nouvelles debout. Gérard explique que le lieutenant-général Bourmont et son état-major, le colonel Clouet, le chef d'escadron Villoutreys et d'autres officiers sont passés à l'ennemi. Gérard tend la lettre que Bourmont lui a laissée : « Je ne veux pas contribuer à établir en France un despotisme sanglant... a écrit Bourmont. On ne me verra pas dans les rangs étrangers. Ils n'auront de moi aucun renseignement... »

Bourmont livrera tout ce qu'il sait, les ordres reçus, les effectifs de l'armée, le plan de campagne. Tout.

Napoléon méprise cet homme qui a servi dans l'armée des princes en 1791, et combattu en Vendée.

Bourmont a été l'ami de Pichegru. Il s'est rendu aux Anglais avec l'armée du Portugal. Je l'ai fait arrêter. Puis je l'ai promu. Et, naturellement, il trahit à nouveau.

- Qui est bleu est bleu, qui est blanc est blanc, dit Napoléon avec une grimace de dégoût.

On annonce que les Prussiens de von Zeiten reculent, que le premier affrontement se solde donc par une victoire : quinze cents prisonniers, six pièces de canon enlevées, quatre régiments prussiens écrasés.

Mais quoi, ce n'est pas Blücher, mais l'une de ses colonnes. Où est Ney, s'est-il emparé du carrefour des Quatre-Bras ?

Napoléon monte à cheval. Il est épuisé, il somnole tout en avançant. À Charleroi, il salue à peine Mme Puissant d'Hensy, qui est propriétaire de la belle demeure où il s'est installé. Il veut des cartes dans sa chambre. Il veut qu'on lui fasse rapport heure par heure, plus souvent s'il le faut, sur les mouvements de troupes prussiennes. Ney s'est-il emparé des Quatre-Bras ? Où est le corps d'armée de Drouet d'Erlon, qui doit avec moi attaquer Blücher demain ?

Il a le sentiment qu'il parle et dicte en vain. Soult l'écoute. Grouchy et Ney reçoivent les messages, mais ne les comprennent pas, ne les exécutent pas.

Il faut qu'il donne davantage de précisions afin qu'ils suivent exactement mes ordres.

« Je serai entre dix et onze heures à Fleurus ; si l'ennemi est à Sombreffe, je veux l'attaquer, je veux même l'attaquer à Gembloux et m'emparer aussi de cette position. Mon intention étant de partir cette nuit, et d'opérer avec mon aile gauche que commande le maréchal Ney sur les Anglais. »

Mais il n'est pas satisfait de ce qu'il dicte. Trop de détails secondaires, maintenant.

Mais que faire, puisqu'ils ne saisissent pas ce que je veux, qu'ils ne l'exécutent pas ?

Où sont Berthier, Duroc, Bessières, Lannes ? Morts !

Il ne dort pas, et dès six heures du matin, le vendredi 16 juin 1815, il arpente les pièces de la demeure, réveille les aides de camp, dicte de nouveaux ordres : à Grouchy l'aile droite, Ney l'aile gauche. Et lui sera au centre.

Il chevauche vers les avant-postes, donne l'ordre de l'attaque, avance avec les premières lignes. Puis il rejoint la Garde au village de Ligny. Il faut prendre ces hauteurs, là, à Bussy. En avant, ma Vieille Garde.

Il suit à la lunette l'assaut à la baïonnette. Les Prussiens de Blücher reculent. Il dit :

- Il se peut que dans trois heures le sort de la guerre soit décidé. Si Ney exécute bien ses ordres, il n'échappera pas un canon de cette armée.

Mais que fait Ney ? Où est Drouet qui devait me soutenir, pour me permettre d'envelopper les restes de l'armée de Blücher ? Elle n'est pas anéantie. Les charges de cavalerie l'ont lacérée. Blücher a été renversé, blessé, on l'a vu, sauvé par quelques uhlans. Les Prussiens ont perdu vingt-cinq mille hommes, et nous huit mille cinq cents.

Il parcourt le champ de bataille. Les blessés et les morts sont mêlés dans Ligny incendié. Les corps sont enchevêtrés, Prussiens et Français. On s'est battu à la baïonnette et même à coups de crosse.

L'église de Ligny a changé plusieurs fois de main. Victoire. Mais Blücher recule en bon ordre.

Que fait Ney ? Pourquoi Drouet et tout son corps de troupe de plus de six mille hommes vont-ils d'un point à un autre sans combattre, de Ney à moi, de moi à Ney ? Que sont ces ordres mal transmis, inexécutés ?

Il interpelle Ney.

- Pourquoi tant d'incertitudes, tant de lenteurs ? Vous venez de perdre trois heures ! lui lance-t-il.

Les Anglais sont maintenant retranchés et tiennent les Quatre-Bras, alors que Ney aurait pu les bousculer il y a quelques heures.

Il faut attaquer, briser cette résistance. Il dit à Grouchy :

- Pendant que je vais marcher aux Anglais, vous allez vous mettre à la poursuite des Prussiens.

Il avance sous la pluie. Les boulets commencent à tomber. Une batterie ennemie a dû le repérer, le prendre pour cible. Mais il ne galope pas. Il progresse à son pas. Ces explosions proches, ces jets de pierres et d'éclats repoussent la douleur qui le ronge et qui, dès que le bombardement cesse, qu'il met pied à terre, revient, sourde, lancinante, percée de brefs éclats aigus.

Tout à coup, c'est l'orage. Une pluie diluvienne qui noie l'horizon. Il sent l'eau qui traverse sa redingote, entre dans ses bottes, glisse le long de sa peau.

Un aide de camp rapporte que les Anglais abandonnent les Quatre-Bras en se battant pied à pied. En avant ! Il galope à la tête des escadrons de la Garde. Il oublie son corps. L'averse fouette, les balles et les boulets des compagnies anglaises qui se replient sifflent.

Il donne un coup de reins, il enfonce les éperons. Il n'est plus qu'une volonté : atteindre sur les hauteurs cette construction qu'il a repérée sur les cartes, le cabaret de la Belle Alliance.

Il s'y arrête, fait quelques pas le long de la route de Bruxelles. En face, de l'autre côté d'une vallée mamelonnée, pleine de bouquets d'arbres et de haies, s'élèvent les pentes du plateau Saint-Jean. Il voit malgré la pluie qui continue de tomber les troupes anglaises qui s'y fortifient. Il ne les a pas détruites. Il ne s'est pas vraiment enfoncé comme un coin entre Wellington et Blücher. Il faut que Grouchy repousse les Prussiens. Et lui, demain, brisera les Anglais.

On tire encore. Il s'éloigne lentement. Indifférent. Mourir ici ? Pourquoi pas ? Il repart, remontant les flots des troupes qui marchent sur le plateau Saint-Jean. Il dévisage ces soldats harassés, boueux, qui lèvent encore leurs fusils « Vive l'Empereur ! » crient-ils.

Il détourne la tête. Il grelotte.

Il fait allumer un grand feu dans la ferme du Caillou, afin de se sécher. Mais alors, tout son corps lui fait mal. Il ressort à pied. Être à cheval est trop douloureux. Il marche lentement dans la boue jusqu'aux avant-postes.

La fatigue. La douleur. La détermination.

Il rentre à la ferme du Caillou. Mais comment dormir dans cette nuit d'attente ?

Il ressort. La pluie a cessé. Les feux de bivouac des Anglais forment une ligne brillante tout au long du rebord du plateau Saint-Jean.

Demain...

Il retrouve la ferme du Caillou à une heure du matin, ce dimanche 18 juin 1815.

Il dicte d'une voix ferme :

« Messieurs les commandants de corps d'armée rallieront leurs troupes, feront mettre les armes en état et permettront que les soldats fassent la soupe afin qu'à neuf heures précises chaque corps d'armée soit prêt et puisse être en bataille avec son artillerie et ses ambulances.

« L'Empereur ordonne que l'armée soit prête à attaquer à neuf heures du matin. »

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