31.

Il monte les marches de l'Élysée. Il respire avec peine. Cette fatigue sale l'étouffe et pèse comme un carcan dont il doit se débarrasser. Il murmure à Caulaincourt qui le suit :

- Le coup que j'ai reçu est mortel.

Puis il entre dans son cabinet de travail. Il lève les bras. Marchand, son valet, s'affaire, le déshabille. Il entend l'eau du bain couler. Enfin.

- Eh bien, Caulaincourt, voilà un grand événement, reprend-il. Une bataille est perdue. Comment la nation supportera-t-elle ce revers ? Les Chambres me seconderont-elles ?

Pendant que la baignoire achève de se remplir, il se jette sur un canapé. Il observe Caulaincourt, puis Davout, La Valette, Maret, Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, qui pénètrent les uns après les autres dans le cabinet de travail, puis dans la salle de bains.

Voilà dix jours que je chevauche dans la boue, sous l'averse, dix jours que je dors n'importe où, quand je le peux, dix jours que je ne mange pas vraiment, dix jours que je me bats. Et eux, qu'ont-ils vécu durant ces dix jours ? Ils ont attendu.

Il écoute Caulaincourt.

- Sire, la nouvelle de vos malheurs a déjà transpiré. Il règne une grande agitation dans les esprits, les dispositions des députés paraissent plus hostiles que jamais. Il est à craindre que la Chambre ne réponde point à votre attente. Sire, je regrette de vous voir à Paris. Il eût été préférable de ne point vous séparer de votre armée, c'est elle qui fait votre force, votre sûreté.

Il secoue la tête. C'est ici qu'il veut jouer le dernier acte. Que chacun prenne ses responsabilités ! Il ne se laissera pas mettre hors jeu comme en avril 1814, pendant qu'il combattait, on le trahissait, ici, dans la capitale qu'on livrait aux coalisés. Il ne veut plus de cela. Qu'on choisisse dans la clarté. S'il doit sortir de scène, ce sera dans les règles, dans la lumière, dans la vérité. S'il doit combattre, à la tête d'une armée, ce sera avec l'assentiment de tous. Lui, il a noué les deux extrémités de sa vie.

Il regarde ces dignitaires atterrés qui l'entourent, cependant que peu à peu l'eau du bain dissout la crasse, la fatigue, la tension.

Comprennent-ils que ce qui survient maintenant me concerne d'une manière différente ? C'est une autre partie qui commence. Elle est hors de mon destin. C'est une nouvelle pièce. Et je suis, dans cet acte qui commence, à la fois acteur et témoin. Mais ce moi qu'ils ont connu est resté avec la Vieille Garde sur des pentes du mont Saint-Jean ou aux abords du village de Plancenoit.

Je les écoute. Mon frère Lucien voudrait recommencer le 18 Brumaire. Carnot me demande de proclamer « la patrie en danger ». Fouché et tous les autres intriguent pour me conduire à abdiquer.

Il sort du bain. Il les éclabousse. Les dignitaires reculent cependant qu'on commence à l'habiller.

- Je le sais, dit-il, les La Fayette et les Lanjuinais ne veulent pas de moi. Je le sais, je les gêne.

Il s'interrompt. Ils ont entendu comme lui, puisqu'ils tournent leurs visages creusés par l'inquiétude vers les fenêtres. Cette rumeur, ces cris, comme une houle : « Vive l'Empereur, vive l'Empereur ! » C'est le peuple.

Napoléon s'approche de la croisée. Il voit les abords de l'Élysée remplis d'une foule énorme. On gesticule, on dresse le poing. Il reconnaît les blouses des ouvriers, les tenues grises ou noires des femmes des faubourgs.

Il revient vers les dignitaires. Il tend le bras. Ils voient, n'est-ce pas ? Ils entendent ?

Mais ils parlent des Chambres, d'une commission gouvernementale formée par Fouché.

- Je crains, dit Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, qu'un grand sacrifice ne soit nécessaire.

D'Angély ! Pour qui j'ai tant fait !

- Si l'Empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement, poursuit d'Angély, il serait possible que la Chambre osât la demander.

Il ajoute même dans un murmure que la Chambre, qui a décidé de siéger en permanence, pourrait aller jusqu'à proclamer la déchéance.

Lucien s'indigne. Carnot proteste. Il faut que l'Empereur se déclare dictateur. Il y a le peuple, l'armée.

Napoléon les regarde. Il entend les cris qui se sont encore amplifiés. Le peuple est là. En effet. Mais que faire avec lui ?

- Ma vie politique est terminée, murmure-t-il.

Puis il va et vient d'un pas lent.

- Puisqu'on veut me violenter, je n'abdiquerai point. Je veux qu'on me laisse y songer en paix.

Il s'arrête devant Regnaud de Saint-Jean-d'Angély.

- Quoi que les députés fassent, dit-il, je serai toujours l'idole du peuple et de l'armée.

Il parle d'une voix posée. Est-ce de lui qu'il s'agit ? Il est sur cette scène et l'a déjà quittée. Il voit. Il analyse. Il parle. Mais une autre voix murmure en lui.

La partie est jouée. Ton destin s'est conclu. La fortune t'abandonne. Elle n'est plus attachée à tes pas. Elle t'a tout offert. Elle ne peut plus rien te donner. Elle t'a comblé. Elle s'éloigne. Pour agir, il faut être convaincu de sa bonne fortune. Et je n'ai plus en moi le sentiment d'avancer au pas du destin. Je suis seul. Je n'ai plus de guide. Je peux arracher encore par la force quelques faveurs, mais ce sont des illusions. Mon temps est fini.

- Si je disais un mot, reprend-il, les députés seraient tous assommés.

Il se tourne à nouveau vers la fenêtre. La voix de la foule est encore plus forte. « Vive l'Empereur ! »

- Mais en ne craignant rien pour moi, ajoute-t-il, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons entre nous, nous aurons le sort du Bas-Empire, tout sera perdu.

Il sort de ses appartements. Les galeries de l'Élysée sont vides. Il reconnaît le général Thiébault qui s'avance.

Il était au Portugal, en Espagne, là où le destin a commencé à se séparer de moi.

- Sire, commence Thiébault, permettez-moi de mettre à vos pieds l'expression d'un dévouement aussi profond que respectueux.

Voilà un homme qui ne va pas l'échine basse vers les vainqueurs.

- C'est de la France qu'il faut en ce moment s'occuper.

Celui-là comprendra-t-il qu'il n'est plus question de moi ?

- Plus que jamais vous êtes son œuvre de miséricorde, dit le général.

Je me détourne. Je ne veux pas entendre cela. L'autre pièce est commencée.

Il descend dans les jardins, se promène d'un pas tranquille dans les allées. Les cris de « Vive l'Empereur » viennent toujours battre les grilles. Ils enflent même dans la nuit qui tombe, et les voix expriment un enthousiasme sauvage, une sorte de fureur. C'est comme sur un champ de bataille avant l'attaque. « Vive l'Empereur ! »

Il va vers Benjamin Constant qui approche dans une allée. L'écrivain est respectueux, attentif. Ce libéral ne m'a pas aimé, mais il a de l'indépendance d'esprit. Il est comme moi maintenant, en scène et hors du jeu.

- Il ne s'agit plus à présent de moi, commence Napoléon. Il s'agit de la France. On veut que j'abdique. A-t-on calculé les suites inévitables de cet abdication ? Me repousser quand je débarquais à Golfe-Juan, je l'aurais conçu, m'abandonner aujourd'hui, je ne le conçois pas. Ce n'est pas quand les ennemis sont à quelques lieues qu'on renverse un gouvernement. Je fais partie maintenant de ce que l'étranger attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même. Elle se reconnaît vaincue.

Il s'arrête, fixe longuement Benjamin Constant.

- Ce n'est pas la fierté qui me dépose, c'est Waterloo, c'est la peur, une peur dont vos ennemis profiteront.

Il écoute et il voit Constant qui tourne la tête vers les Champs-Élysées. C'est une énorme rumeur. On distingue les cris qui sont scandés : « À bas les Bourbons ! À bas les prêtres ! Vive Napoléon ! »

L'Empereur recommence à marcher. Il pourrait...

- Vous le voyez, dit-il, ce ne sont pas ceux-là que j'ai comblés d'honneurs et de richesses. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés pauvres et je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nationalité les éclaire, la voix du pays parle par leur bouche et, si je le veux, si je le permets, dans une heure, la Chambre rebelle n'existera plus.

Il dévisage Constant qui reste silencieux.

- Si je le veux, répète-t-il. Mais non, la vie d'un homme ne vaut pas ce prix ; je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang.

Il abandonne Benjamin Constant. Il s'arrête sur le perron. Il entend ces cris, ces appels qui montent dans la nuit : « Vive Napoléon ! »

Et si son devoir était de rejoindre le peuple, de se mettre à sa tête, de chasser les représentants, de faire la levée en masse ?

Et après ? Il ne voit l'avenir que couvert d'un voile noir. Il ne peut recommencer ni Marengo, ni Austerlitz, ni Wagram.

Il est à l'extrémité de son destin.

Mme la générale Bertrand se précipite vers lui :

- Pourquoi avons-nous quitté l'île d'Elbe ? crie-t-elle.

Elle marche près de lui en se tordant les doigts. Elle est fille, dit-elle, du général Dillon, un Irlandais. Elle est un peu anglaise.

- Les Anglais libres et éclairés sont le seul peuple capable d'accueillir l'Empereur et capable de le comprendre, répète-t-elle.

Il entre dans son cabinet. La table de travail est couverte de lettres. Il les ouvre, puis tout à coup les rejette sans les lire. À quoi bon ?

Hortense apparaît, le visage décomposé, entre.

- Vous avez sans doute dîné ? lui demande-t-il en se levant. Voulez-vous me tenir compagnie ?

Mais il suffit de quelques minutes pour achever le dîner. Les plats lui semblent sans saveur. Il passe au salon. Il voit sa mère qui le fixe. Autour d'elle, les frères, Jérôme, Lucien, Joseph. La famille. Il les entraîne dans les jardins.

Il ne peut même pas tenir la main d'un fils, le bras d'une épouse. Il est seul avec ceux de ses origines. Comme si rien ne s'était produit, comme si le destin lui avait déjà tout repris.

C'est la nuit. Il ne dort pas. De temps à autre, des cris retentissent encore sur les Champs-Élysées.

Le peuple est avec moi. Mais tous les autres, les représentants, les dignitaires, croient se sauver en me perdant. Il ne sert à rien de leur parler de la France. Et n'ai-je pas choisi déjà ?

Il se lève, commence à brûler des papiers par brassées sans même les trier.

Tout est dans ma tête. Ma mémoire et mon esprit sont mon seul bien. De cela, jamais personne ne sera le maître. De cela, je n'abdiquerai jamais.

Il se lève. Un envoyé de la Chambre est déjà là. C'est le général Solignac, que j'ai toujours ignoré, méprisé même, bien qu'il fût avec moi au 18 Brumaire, mais que j'ai destitué pour ses malversations, son refus de rendre les comptes de son armée, et que voici, lui, m'apportant un ultimatum des Chambres. On me donne une heure pour abdiquer, sinon ce sera la déchéance !

Il ne répond pas à Solignac. On ignore un homme comme lui.

Il marche dans le cabinet de travail. Voici Lucien qui gesticule, qui rappelle le 18 Brumaire, où la situation était bien plus difficile qu'aujourd'hui.

- Vous avez tous les pouvoirs ! crie Lucien. L'étranger marche sur Paris. Jamais dictature militaire ne fut plus légitime.

Napoléon s'approche de Lucien, le prend par le bras. Il faudrait vouloir. Et il ne veut plus.

- Mon cher Lucien, dit-il d'une voix calme, presque avec l'indifférence de quelqu'un qui regarde les événements de loin, il est vrai qu'au 18 Brumaire nous n'avions pour nous que le salut du peuple. Aujourd'hui, nous avons tous les droits, mais je ne dois pas en user.

Fouché entre.

Je méprise ce personnage de toutes les intrigues. Terroriste, régicide, âme de la conspiration contre Robespierre, maître de la Police, ce ministre m'a trahi autant qu'il l'a pu. Et maintenant il vient exiger mon abdication.

- Eh bien, qu'il en soit comme ils veulent, dit Napoléon. L'avenir dira s'ils ont ainsi mieux servi la France. Ils vont être satisfaits.

Il se tourne :

- Prince Lucien, écrivez, dit-il.

Il commence à marcher tout en dictant calmement. Il n'est plus pressé. Il a atteint le rivage. Il regarde l'océan aux flots déchaînés qu'il a traversé pour arriver à ce point de sa vie.

« Français, en commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, dicte-t-il, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et sur le concours de toutes les autorités nationales. J'étais fondé à espérer le succès. Les circonstances me paraissent changées. »

Il regarde l'un après l'autre ces dignitaires, ces ministres qui l'entourent.

« Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France », dit-il avant de s'interrompre.

Mais il hausse les épaules.

Que comprennent-ils de moi ?

« Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, reprend-il, et n'en avoir voulu réellement qu'à ma personne. Ma vie politique est terminée et je proclame mon fils, sous le nom de Napoléon II, Empereur des Français. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi.

« Unissez-vous pour le salut public et pour rester une nation indépendante. »

C'est fait. Il les regarde partir.

Ils se pressent pour aller porter la bonne nouvelle. Bien sûr, ils n'organiseront pas la régence. Qui se soucie, à part moi, de mon fils ? Et que suis-je pour lui ? Ils oublieront le roi de Rome pour se soumettre aux vainqueurs. Ils se rallieront donc tous aux Bourbons.

On lui rapporte les manœuvres de Fouché, de La Fayette. Seul à la Chambre des pairs, La Bédoyère a osé parler en sa faveur. « Malheur à ces généraux vils qui l'ont déjà abandonné, pressés de recevoir la loi des étrangers, a-t-il dit. Où sont donc leurs serments ? Il est donc décidé qu'on n'entendra jamais dans cette enceinte que des paroles basses ? »

Pauvre La Bédoyère ! Trop courageux pour ces habiles qui veulent me voir partir, parce qu'ils craignent que le peuple ne se lève.

Il écoute encore. Ce sont toujours les mêmes cris qui montent des rues : « Vive Napoléon », « À bas les Bourbons ». Il marche dans le palais désert. Il reconnaît la silhouette de Davout, maréchal, prince d'Eckmühl, duc d'Auerstaedt, qui vient au nom de l'Assemblée me sommer de quitter les lieux.

- Où veut-on que j'aille ?

Puis il tend le bras vers le jardin.

- Vous entendez ces cris. Si je voulais me mettre à la tête de ce peuple, qui a l'instinct des vraies nécessités de la patrie, j'en aurais bientôt fini avec tous ces gens qui n'ont eu du courage contre moi que quand ils m'ont vu sans défense ! On veut que je parte ?

Il a un mouvement de tout le corps pour exprimer son mépris.

- Cela ne me coûtera pas plus que le reste. Fouché trompe tout le monde et sera le dernier trompé, et pris dans ses propres filets ! De sa main, vous aurez Louis XVIII ramené par les Alliés.

Mais après tout, s'ils le veulent ! Il est déjà sorti de scène.

Il commence à trier ses derniers papiers. Il veut quitter l'Élysée pour la Malmaison. Ils sont capables de le livrer aux Alliés. Carnot se fait annoncer.

Cet homme qui vota contre l'Empire est venu à moi au moment des difficultés, après la campagne de Russie.

Carnot est bouleversé. Il parle avec émotion.

- N'allez pas en Angleterre, dit-il. Vous y avez excité trop de haine, vous seriez insulté par les boxeurs1. N'hésitez pas à passer en Amérique. De là, vous ferez encore trembler vos ennemis. S'il faut que la France retombe sous le joug des Bourbons, votre présence dans un pays libre soutiendra l'opinion nationale.

Cet homme est un patriote. Comme La Bédoyère, comme ce peuple qui crie.

- Adieu, Carnot, dit Napoléon en le serrant contre lui. Je vous ai connu trop tard.

Il revient à sa table de travail, écrit une demande officielle pour que l'on mette à sa disposition à Rochefort deux frégates afin de gagner les États-Unis. Puis, lentement, regardant autour de lui, il se dirige vers le perron.

La rumeur est énorme. La foule a vu la voiture à six chevaux. Elle crie : « Ne nous abandonnez pas ! »

Il baisse la tête. Est-il encore celui que l'on réclame, que l'on acclame ? Il lui semble que c'est à un autre que l'on s'adresse.

Ce qui est fait est fait.

Il sortira par la porte des jardins. Les aides de camp prendront la voiture d'apparat pour détourner l'attention de la foule. Il se retourne, regarde le palais. Puis, dans la voiture qui se dirige vers Chaillot, il se penche afin d'apercevoir les échafaudages qui entourent l'Arc de triomphe en construction.

Il sait. Il ne reverra plus cela. Mais ces avenues, cette route de Rueil, ces allées du parc de la Malmaison, dans lesquelles maintenant il marche, ces salons, ces chambres de la résidence, c'est toute sa vie qui défile, qui se rassemble en ces derniers moments, rappelant les premiers jours de gloire.

Il passe devant un miroir. Il est cet homme gros, chauve, au teint jauni, dont les traits sont tirés par la fatigue. Où est le maigre Premier Consul ? Mort, comme Joséphine, comme Duroc, comme Bessières, comme Lannes. Disparu, comme mon fils, comme Marie-Louise.

Il va d'une pièce à l'autre. Entre dans la chambre de Joséphine, ressort, s'assoit près d'Hortense dans le jardin. Il murmure :

- Je ne puis m'accoutumer à habiter ce lieu sans elle. Il me semble qu'elle va surgir au détour d'une allée, derrière un massif de roses.

Il se lève, marche seul dans ce jardin où il s'est tant de fois promené en compagnie de tous ceux qui bâtissaient avec lui l'Empire, préparaient les campagnes victorieuses et qui, hier courtisans, ministres dévoués, sont aujourd'hui morts ou ralliés à ses ennemis.

Pas de regrets. Simplement la mesure du temps, la certitude que le destin est accompli, qu'il ne peut pas recommencer.

Il faut maintenant préparer ce qui vient. Qu'on demande à Barbier, le bibliothécaire, des ouvrages sur l'Amérique et un état particulier de tout ce qui a été imprimé sur les diverses campagnes des armées qu'il a commandées depuis vingt ans.

Voilà un but pour cette nouvelle vie, où qu'elle se déroule. Combattre par l'esprit, revivre par le mouvement de la mémoire et de la pensée et échapper à l'inaction. Il sent un flux d'énergie en lui. Il dicte la dernière proclamation à la Grande Armée :

« Soldats, je suivrai vos pas quoique absent. Vous et moi, nous avons été calomniés. Des hommes indignes d'apprécier vos travaux ont vu, dans les marques d'attachement que vous m'avez données, un zèle dont j'étais le seul objet : que vos succès futurs leur apprennent que c'était la patrie par-dessus tout que vous serviez en m'obéissant, et que si j'ai quelque part à votre affection je le dois à mon ardent amour pour la France, notre mère commune. »

Il est ému.

Connaîtront-ils ce texte, mes soldats ? Fouché et les autres tâchent d'étouffer ma voix, qui les inquiète encore. Les manifestations en ma faveur continuent à Paris. Ils doivent trembler.

Il reprend :

« Soldats, sauvez l'honneur, l'indépendance des Français : soyez jusqu'à la fin tels que je vous ai connus depuis vingt ans, et vous serez invincibles. »

Il est à nouveau dans le jardin de la Malmaison. Il accueille le banquier Laffitte.

- Ce n'est pas à moi précisément que les puissances font la guerre, dit-il. C'est à la Révolution. Elles n'ont jamais vu en moi que le représentant, l'homme de la Révolution.

Il soupire.

- Il me tarde de quitter la France. Qu'on me donne les deux frégates que j'ai demandées et je pars à l'instant pour Rochefort.

Puis il entraîne Laffitte. Il a confiance dans cet homme, qui administre la Banque de France, et qui, il le sait, a géré le trésor de Louis XVIII. Que peut-on sans argent ? Rien. Il faut donc parler d'argent.

- Je ne sais pas encore ce qui m'est réservé, dit-il. Je suis encore en bonne santé et j'ai encore quinze années devant moi. Je dors et je m'éveille quand je veux, je peux monter à cheval quatre heures durant et travailler dix heures par jour. Ma nourriture ne coûte pas cher. Avec un louis par jour, je peux vivre très bien n'importe où. Nous verrons bien.

Il s'assied. Il a fait porter à Laffitte trois millions en or, pris dans le trésor des Tuileries, puis il lui confie huit cent mille francs en espèces, et ce qui reste du trésor de l'île d'Elbe. Pas loin de cinq millions en tout, n'est-ce pas ? D'un geste, il refuse le reçu du banquier. Il a confiance, répète-t-il. Il faudra, avec cette somme, pourvoir les frères, la mère, les gens de la Maison impériale, les époux Bertrand, les valets. Cent mille francs pour Jérôme et pour Madame Mère, sept cent mille pour Joseph, deux cent cinquante mille à Lucien. Et ne pas oublier Hortense, Marie Walewska, Mme Pellapra, Mme Duchâtel.

Elles viennent l'une après l'autre à la Malmaison, ces femmes de ma vie. Marie pleure, pousse son fils, mon fils, vers moi.

Il embrasse l'enfant. Il doit contenir ce flot d'émotion qui l'étouffe.

Voici Léon, mon autre fils, avec son tuteur. Neuf ans déjà depuis qu'une nuit sa mère Éléonore Denuelle de La Plaigne est venue vers moi.

Toute ma vie qui se concentre. Et manquent ma femme et mon fils légitime.

Il s'éloigne dans les allées du parc, revient vers Hortense, murmure :

- Que c'est beau, la Malmaison. N'est-ce pas, Hortense, qu'il serait heureux d'y pouvoir rester ?

Il s'assied, silencieux.

Un officier de la Garde nationale arrive, hors d'haleine. Les Prussiens de Blücher approchent. Ils peuvent tenter un coup de main contre la Malmaison.

Il rit :

- Je me suis laissé tourner.

Puis il rentre à pas lents. Prisonnier des Prussiens, jamais. Il tend à Marchand un petit flacon rempli d'un liquide rouge que le docteur Corvisart lui a donné.

- Arrange-toi pour que je l'aie sur moi, soit en l'attachant à ma veste, soit à une autre partie de mes vêtements, toujours de manière que je puisse m'en saisir facilement.

Il voit l'expression affolée de Marchand. Il lui pince l'oreille. Il ne veut pas mourir s'il peut vivre une autre vie, murmure-t-il. Mais emprisonné ici, sur le sol de France, cela ne peut être. À cette humiliation-là il préfère la mort. Il veut choisir son sort. Et qu'ensuite les choses aillent comme elles pourront.

Ce sera ma destinée.

Il entend des cris : « Vive l'Empereur ! » Un régiment de ligne longe le parc de la Malmaison. Les tambours roulent. Les voix s'amplifient. Un officier entre, explique que l'armée de Blücher s'est avancée vers Paris, seule, sans attendre les troupes anglaises.

Seule.

On pourrait battre Blücher. Napoléon se précipite vers son cabinet de travail, examine les cartes :

- La France ne doit pas être soumise par une poignée de Prussiens ! lance-t-il au général Becker, qui a été chargé par Fouché de commander les soldats de la Garde affectée à l'Empereur. Je puis encore arrêter l'ennemi, et donner au gouvernement le temps de négocier avec les puissances.

Il fait de grands pas, parle sur un ton enflammé.

- Après, je partirai pour les États-Unis afin d'y accomplir ma destinée.

Il interpelle Becker.

- Qu'on me rende le commandement de l'armée, non comme Empereur, mais comme général. J'écraserai l'étranger devant Paris. Allez porter ma demande à la commission de gouvernement, expliquez-lui bien que je ne songe pas à reprendre le pouvoir.

Il tend le bras.

- Je promets, foi de soldat, de citoyen et de Français, de partir pour l'Amérique le jour même où j'aurai battu l'ennemi.

Becker approuve, s'élance.

Je peux encore convaincre les hommes de bonne foi.

Napoléon passe dans la bibliothèque. Il attend.

Mais à Paris, qui peut accepter sa proposition ? Il marche lentement. Les Fouché, les Lanjuinais et même Davout accepteraient-ils aujourd'hui ce qu'ils ont déjà rejeté hier ? Il reçoit Joseph, qui va quitter la France pour les États-Unis.

- S'ils refusent ma proposition, dit Napoléon, je n'ai plus qu'à partir !

Il appelle le grand maréchal du Palais, annonce son intention.

- Donnez des ordres. Quand ils seront exécutés, venez me prévenir.

Becker est de retour. Il dit qu'à Paris la foule continue d'acclamer le nom de Napoléon. Mais la commission gouvernementale a rejeté la proposition de l'Empereur.

- Ces gens-là ne connaissent ni l'état des choses ni celui des esprits, murmure Napoléon.

Il quitte lentement son uniforme, revêt un frac marron et une culotte bleue. Il coiffe un chapeau rond. Il se regarde dans un miroir. Voilà l'homme de la nouvelle vie.

Partir, maintenant, le plus vite possible. Hortense pleure. Des généraux tempêtent, réclament de l'argent. Qu'on les paie, lance-t-il. Puis il va vers les siens. Adieu, ma mère. Adieu, mon fils.

Il entre dans la chambre de Joséphine.

Si loin, si proche, ce temps-là.

Et d'un pas rapide il se dirige vers la voiture.

Il est dix-sept heures trente, le jeudi 29 juin 1815.

Becker et Savary assis en face de lui, Bertrand installé à sa gauche baissent les yeux quand ils croisent son regard. Aucun d'eux ne parle.

À Rambouillet, Napoléon décide tout à coup de dormir au château. Il étouffe. L'air est lourd. Qui sait si des assassins n'attendent pas son passage sur les routes forestières ? Tant de gens rêvent de sa mort. Il veut aller au bout de sa nouvelle vie.

Le matin, lorsqu'il paraît, la foule est là, contre les grilles du château. Et les cris s'élèvent : « Vive l'Empereur ! »

Le dimanche matin 2 juillet, à Niort où il vient de passer la nuit, la foule a envahi les rues. On l'a reconnu. Les hussards qui tiennent garnison en ville manifestent à leur tour.

Il reconnaît le général Lallemand, un ancien d'Italie et d'Égypte, qui explique d'une voix haletante que l'on peut rassembler les troupes des généraux Lamarque et Clausel en Bretagne et en Vendée et ainsi ouvrir un front.

Il détourne la tête. Ces plans qu'on lui propose, ces cris qu'il entend, ces hussards qui saluent sabre au clair, ce préfet dévoué, tout cela comme un reflet déjà lointain de son pouvoir, une dernière image. Mais à se laisser prendre à ce mirage, il finirait, lui, l'Empereur, en hors-la-loi.

- Je ne suis plus rien, et je ne peux plus rien, dit-il.

Il quittera Niort demain, lundi 3 juillet à quatre heures.

Le soir, vers vingt heures, il entre dans Rochefort. Il aperçoit dans la rade les deux frégates françaises, la Saale et la Méduse, qui doivent assurer son passage vers les États-Unis.

Et, au large, il découvre les navires anglais placés de manière à empêcher toute sortie de la rade. Leurs coques massives se découpent sur le crépuscule.

Sans l'aide de la fortune, rien ne se déroule jamais comme on l'espère.

1- Le sport répandu en Angleterre et qui symbolise pour les Français d'alors la violence et la vulgarité.

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