1.
Napoléon avance dans la forêt de pins. Des soldats, à l'abri sous les arbres, s'écartent, poussent les chevaux attachés aux troncs et aux branches. Certains se précipitent pour prendre leurs armes formées en faisceaux afin de saluer l'Empereur.
D'un geste, il arrête le mouvement, empêche qu'on crie. Il saute de cheval. Le grand écuyer Caulaincourt, qui le suit, accompagné du maréchal Bessières et du grand maréchal Duroc le rejoignent. On apporte à Napoléon une redingote d'officier de lancier polonais, un bonnet de soie noire. Il passe rapidement le vêtement, abandonne son chapeau, puis remonte à cheval. Au galop, baissant la tête sur l'encolure, il se dirige vers la lisière de la forêt.
La futaie s'éclaircit. L'odeur de sueur et d'écurie qui flottait sous les pins cède peu à peu la place aux senteurs douceâtres d'herbe mouillée.
Le Niémen coule là, à quelques centaines de mètres en contrebas de ces collines dénudées qui tombent, escarpées, dans le fleuve. Elles dominent la rive russe qui monte en pente douce, couverte de seigle et de blé.
C'est d'elle qu'il faut se cacher. Souvent elle est parcourue par des patrouilles de cosaques qui galopent dans les épis.
Il ne faut pas qu'ils comprennent que l'armée de plus de six cent mille hommes, l'armée des vingt nations, l'armée de Napoléon, est là, si proche, à l'affût dans les forêts, encombrant les routes de Pologne, prête à traverser le Niémen. Il faut que les Russes imaginent que seuls des lanciers polonais cavalcadent comme à leur habitude sur les rives du fleuve.
Napoléon s'arrête au bord de l'escarpement. De ce point de vue, il aperçoit les méandres du Niémen. Il lance son cheval au galop vers ce village de Poniémen qui fait face à la ville de Kovno. Là, dans une boucle, la rive polonaise enferme une avancée de la rive russe.
Napoléon descend jusqu'à la grève. L'eau sombre du fleuve semble immobile. À deux cents mètres, c'est l'autre rive, c'est la Russie. C'est la guerre.
Napoléon reste plusieurs minutes au bord du Niémen. Il se souvient de Tilsit, de ce radeau au milieu du Niémen. Il avait rencontré le tsar Alexandre Ier. C'était il y a cinq ans presque jour pour jour, le 25 juin 1807. Il avait cru à l'alliance avec la Russie, à la paix sur l'Europe. Illusion.
Il fait un geste. Les aides de camp qui l'accompagnent, eux aussi enveloppés de manteaux polonais, s'approchent. Ici, dit-il, seront jetés les trois ponts qui permettront le passage des troupes. Qu'on avertisse le général Éblé d'avoir à les construire dans la nuit de demain.
Puis il regarde longuement vers l'est. La chaleur est encore accablante, irritante comme ces nuées de moustiques qui assaillent les chevaux, le visage, qui s'insinuent sous les manches de la redingote. Des grondements se font entendre. L'orage se prépare, zébrant de longs éclairs le crépuscule rouge de ce lundi 22 juin 1812.
Napoléon galope maintenant dans la nuit qui tombe, vers le quartier général établi dans le village de Naugardyski. Sur les routes, au-delà de la forêt, des régiments sont en marche. Plus loin, autour des villages, des soldats se pressent autour des fours à pain construits pour l'approvisionnement des troupes.
Napoléon tire sur ses rênes. Trop de désordre. Trop de soldats isolés, de petites troupes qui maraudent. Il lui suffit d'un coup d'œil pour deviner cela. Il faut instituer des cours prévôtales de cinq officiers pour juger les pillards, les traînards, et décider de leur condamnation à mort. Il faut des colonnes mobiles pour rassembler tous ceux qui s'écartent de leurs unités. Il le dit au maréchal Berthier, à Davout. Cette Grande Armée, dont près de quatre cent mille hommes vont passer le Niémen, est composée d'hommes venant de trop de pays, vingt nations, pour demeurer rassemblée si la discipline n'est pas stricte.
Il se penche sur les cartes dans la masure où on l'a installé.
Le plan est simple, limpide. Les troupes de Macdonald, au nord, marchent sur Riga.
« Je suis avec Eugène au centre, j'avance vers Vilna. Mon frère Jérôme est au sud avec Davout. À eux d'attaquer les troupes du général Bagration et celles de Tormasov qui tiennent le Sud. Une fois qu'avec mon aide elles seront détruites, nous nous retournerons vers les troupes du général Barclay de Tolly qui se déploient vers le nord du dispositif russe. »
D'un mouvement de la main sur la carte, il trace une ligne qui partage en deux les armées russes. Il faut les séparer l'une de l'autre, celle de Bagration et celle de Barclay, et les battre successivement.
Puis, tout à coup, sa voix est recouverte par l'orage qui se déchaîne. Il s'assied, les coudes posés sur la carte, presque couché sur elle. Et lorsque les bourrasques se sont calmées, il annonce qu'il veut se rendre à nouveau sur les bords du Niémen, sans escorte, accompagné seulement d'un aide de camp, de Caulaincourt et du général Haxo. Il veut revoir les rives du Niémen en compagnie de ce polytechnicien qui commande les unités du génie dans le corps d'armée du maréchal Davout. Chaque détail compte, dans une opération de guerre.
Il descend à nouveau au bord du fleuve. Après l'orage, la terre est boueuse, mais l'air est toujours aussi étouffant, l'atmosphère moite. Dans l'un des villages qu'il traverse, Napoléon remarque une lumière qui brille dans le presbytère d'une église autour de laquelle bivouaquent des unités de cavalerie. Il entre dans la petite pièce. Le curé agenouillé prie. Il bredouille quelques mots de français.
Pour qui priez-vous ? Pour moi ou pour les Russes ?
Le curé se signe. Il prie pour Sa Majesté, répond-il.
Vous avez raison, comme polonais et comme catholique.
Napoléon tapote la nuque du prêtre et donne l'ordre à Caulaincourt de lui remettre cent napoléons.
Il repart dans la nuit et chevauche le long des berges, pensif. Chaque événement, chaque rencontre peut être un indice, un signe, un présage. Il est homme de raison et des Lumières. Il s'est passionné pour les mathématiques. Mais elles n'éclairent pas encore toutes les manifestations de l'univers, elles n'expliquent pas que le destin marque certains êtres, leur donne l'énergie d'aller jusqu'au bout de leurs rêves.
Il se laisse porter, en tenant à peine les rênes, par le galop de son cheval qui avance dans les blés mûrs. Et, brusquement, la monture fait un écart. Il tente de s'accrocher, glisse, se retourne, tombe dans les blés. Déjà il se relève. Il entend une voix, peut-être celle de Caulaincourt, de Berthier et des officiers qui les ont rejoints, s'écrier :
- Un Romain reculerait, ceci est un mauvais présage.
Les aides de camp, les généraux et les maréchaux sautent à terre. Un lièvre a couru entre les pattes du cheval et l'a surpris.
Napoléon se tait. Il rentre au quartier général.
Je suis un homme de raison. Je ne crois pas aux présages.
Mais il regarde autour de lui les visages de ces généraux, des aides de camp, de son secrétaire.
Ils ont vu, ou bien ils savent. Ils s'inquiètent. Et je ne peux chasser l'incertitude qui m'étreint.
On ne sait rien des mouvements des armées russes sur l'autre rive. Aucun espion ne s'est proposé pour le renseigner.
Napoléon se souvient des phrases qu'a rapportées le comte de Narbonne, le dernier envoyé français à avoir vu l'empereur Alexandre Ier.
- Je ne me fais point d'illusions, a dit le tsar. Je sais combien l'empereur Napoléon est un grand général. Mais, vous le voyez, j'ai pour moi l'espace et le temps. Il n'est pas de coin reculé de ce territoire, hostile pour vous, où je ne me retire, pas de poste lointain que je ne défende avant de consentir à une paix honteuse. Je n'attaque pas, mais je ne poserai pas les armes tant qu'il y aura un soldat étranger en Russie.
Et le tsar aurait montré sur une carte l'extrémité du continent, et ajouté :
- Si Napoléon fait la guerre et que la fortune lui sourit, en dépit du but légitime poursuivi par les Russes, il faudra qu'il signe la paix sur le détroit de Béring.
Napoléon interroge Caulaincourt. Les Russes livreront-ils bataille ? Où ? Devant Vilna ? Caulaincourt murmure que les Russes ne se battront pas, qu'ils reculeront, abandonneront les villes.
- Alors, j'ai la Pologne, répond Napoléon. Et Alexandre a, aux yeux des Polonais, la honte ineffaçable de la perdre sans avoir combattu. C'est perdre la Pologne que de me céder Vilna.
Il faut se convaincre et persuader les autres que la guerre sera courte, la victoire proche.
- Avant deux mois, reprend Napoléon, la Russie me demandera la paix. Les grands propriétaires seront effrayés, plusieurs ruinés. L'empereur Alexandre sera très embarrassé, car les Russes, au fond, se soucient peu des Polonais et pas du tout d'être ruinés pour la Pologne.
Il marche de long en large, les mains croisées derrière le dos. Il prise souvent. Puis il s'arrête devant Caulaincourt, demande à voix basse, le visage grave, si l'on a évoqué, au quatier général, sa chute de cheval.
Caulaincourt se dérobe.
Les troupes, dit Napoléon d'une voix tranchante, commenceront à franchir le Niémen dès que les ponts seront terminés.
Il dort quelques heures, puis, à trois heures du matin, ce mercredi 24 juin 1812, il galope vers le Niémen.
Sur les trois ponts achevés à minuit, les troupes avancent lentement, et le martèlement de leurs pas désaccordés fait une rumeur sourde qui s'amplifie entre les berges, comme le déferlement d'une vague.
Il passe le Niémen à cinq heures, revient à sa tente dressée sur une hauteur de la rive gauche. Il contemple à la lunette les trois immenses colonnes qui divergent une fois qu'elles ont atteint la rive droite. Les collines, les vallées sont couvertes d'hommes et de chevaux, de chariots. Les armes étincellent dans le ciel déjà incandescent. Une poussière rousse commence à s'élever au-dessus des colonnes. La chaleur est accablante. Et il est seulement le début de la matinée !
Mais quelle force, quelle armée ! Il frappe ses bottes avec sa cravache, va et vient, fredonne Malbrough s'en va-t-en guerre. Qui résisterait à une telle puissance en mouvement ?
Il remonte les colonnes dans la poussière. Les éclaireurs lui annoncent qu'on ne voit pas de Russes. À peine aperçoit-on de loin en loin des cosaques.
On passe un autre fleuve, la Vilia. Les avant-gardes sont déjà entrées dans Kovno. Les Russes se sont enfuis. La route de Vilna est ouverte. Il faut marcher, marcher, marcher vite.
Il travaille toute la journée, reçoit les éclaireurs, les courriers, dicte ses ordres, puis, à quatre heures du matin, le 25 juin, il est à nouveau en selle.
Il devine des chevaux couchés sur le flanc, le ventre gonflé, en train de mourir. Des soldats sont affalés, les bras en croix sous le soleil. On a nourri les bêtes avec du seigle vert. Et les jeunes conscrits sont morts d'épuisement après quelques heures de marche sous ce soleil de feu.
Il s'arrête, fait quelques pas en compagnie de Murat et Davout. Il faut aller vite, dit-il, surprendre les Russes, les empêcher de reculer, les contraindre à la bataille.
Quand la nuit tombe, en même temps qu'éclate l'orage, il est à l'abri dans une maison de Kovno.
Il va dormir sur ce lit étroit, dans cette pièce étouffante. Il pense à ses nuits dans les palais, à Marie-Louise, à ce fils qu'il ne voit pas.
Il faut que cette guerre soit courte.
« Mon amie, écrit-il à l'Impératrice, j'ai passé le Niémen le 24, à deux heures du matin. J'ai passé la Vilia le soir. Je suis le maître de Kovno. Aucune affaire importante n'a eu lieu. Ma santé est bonne mais la chaleur est excessive.
« Je pars cette nuit, je serai à Vilna après-demain. Mes affaires vont bien.
« Sois gaie, nous nous verrons à l'époque où je te l'ai promis.
« Tout à toi. Ton fidèle époux.
« Nap. »