30.
Il s'est assis sur le lit de camp qu'on a dressé dans une petite pièce au rez-de-chaussée de la ferme du Caillou. Il ne pense même pas à s'allonger. Il ne pourra pas dormir, il le sait. Il se lève, va jusqu'à l'étroite fenêtre, puis traverse les pièces du rez-de-chaussée remplies d'officiers qui somnolent sur des bottes de paille.
Par la porte ouverte, il entend la pluie qui continue de tomber. Il sent l'odeur de la boue, de cette terre détrempée. Il va jusqu'au seuil. Au loin, on entend les tambours battre la diane. Des feux de bivouac brûlent en vacillant sous l'averse. Il ne fait pas froid, mais il grelotte. Il voit des soldats qui passent, vêtements trempés, armes mouillées, corps comme affaissés, épuisés par la fatigue et la nuit passée sous l'orage.
Il reste là. Il ne peut détacher ses yeux de ce crépuscule sombre qui se dessine. Il regarde vers le mont Saint-Jean. Les Anglais sont là-bas, au sommet des pentes, qu'il faudra gravir sous leur mitraille. Et avant de parvenir jusqu'au rebord du plateau, il faudra enlever ces bâtiments qu'ils ont dû fortifier, le château Hougoumont, sur leur droite, la ferme de la Haie-Sainte au centre, la ferme Papelotte plus à leur gauche.
Il respire mal, comme si sa poitrine était écrasée.
Voilà plusieurs jours déjà que les douleurs le tenaillent. Et pourtant il faut tirer de soi de l'énergie pour cette journée.
Il n'a plus besoin de regarder les cartes.
Dans ma tête, tout est clair, simple. La première attaque sera portée sur la droite de Wellington, sur le château Hougoumont. Wellington dégarnira en partie son centre pour faire face à la menace. J'attaquerai le centre, dans le secteur de la ferme de la Haie-Sainte et de la ferme Papelotte. Puis Grouchy et son corps d'armée que j'ai fait rappeler tomberont sur la gauche de Wellington.
Il a devant ses yeux les moments de la bataille, jusqu'au dénouement. Il marchera vers le village de Waterloo, qui se trouve sur le plateau, au-delà de la ferme du mont Saint-Jean. Puis il lancera ses troupes sur Bruxelles. Après...
Il ne sait toujours pas. Et ce vide, ce noir sont comme une marée, qui remonte, recouvre toutes les phases de la bataille jusqu'à effacer la certitude de la victoire qu'il s'efforce d'enraciner en lui, et qui est engloutie.
Il ne sait plus. Il voudrait étouffer cette pensée qui l'envahit comme un mouvement instinctif de l'esprit :
L'issue sera malheureuse. Tu ne peux pas vaincre une nouvelle fois. Ils ne sont plus là, Berthier, Lannes, Bessières, Duroc, pour exécuter tes ordres, développer ta propre pensée. Les ennemis sont trop nombreux : même si tu l'emportes, tu perdras après.
Il ne veut pas entendre. Les tambours roulent. Il faut vaincre ou périr. Il regarde le ciel à l'est. Le temps s'éclaircit. La pluie s'est arrêtée. Il rentre dans la ferme. Les généraux se rassemblent autour de lui.
Drouot murmure :
- On ne peut engager une bataille ce matin. L'artillerie s'embourbera.
Le général Reille hoche la tête :
- L'infanterie anglaise est inexpugnable en raison de sa ténacité calme et de la supériorité de son tir, ajoute-t-il. Avant de l'aborder à la baïonnette, on peut s'attendre à ce que la moitié des assaillants soient abattus. Mais si l'on ne peut la vaincre par une attaque directe, on peut le faire par des manœuvres.
Napoléon écoute. Les tambours roulent. Les armées sont en place.
- Je sais, dit-il. Les Anglais sont difficiles à battre en position, aussi vais-je manœuvrer.
Il dévisage les officiers. Il lit sur eux la même inquiétude et la même angoisse, la même incertitude que celles qu'il porte en lui. Ils sont son miroir.
- Nous avons quatre-vingt-dix chances pour nous, lance-t-il avant de sortir. Je vous dis que Wellington est un mauvais général, que les Anglais sont de mauvaises troupes et que ce sera l'affaire d'un déjeuner.
Il ferme les yeux, car le soleil l'aveugle maintenant. Il brûle, faisant battre le sang plus fort, comme s'il faisait jaillir tout à coup la fatigue.
Napoléon monte à cheval. Il galope jusqu'aux avant-postes. On ne tire pas encore. Il s'arrête sur une butte, au sommet de laquelle est bâtie la ferme Rossomme. Il peut voir une large partie de cette vallée qui s'évase entre les deux plateaux, celui de Saint-Jean au nord, où il distingue parfois les tuniques rouges des fantassins anglais, et celui de la Belle-Alliance, où les Français sont en train de se ranger en bataillons.
Il se tourne vers Soult. Il dicte un nouveau message pour Grouchy : « Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements afin de vous rapprocher de nous. »
Puis il demande à ce que l'on dresse son lit de camp, ici, dans cette ferme. Il veut essayer de dormir une heure.
Il se réveille après quelques minutes. Les tambours roulent. L'armée défile en direction de la ferme de la Belle-Alliance, située à environ un kilomètre et demi au nord de la ferme du Caillou.
Belle armée ! Grande Armée !
Il croise les bras. L'émotion le submerge. « Tant de braves. » Il dicte un ordre. La Garde se placera ici, entre la ferme Rossomme et la ferme de la Belle-Alliance. Et il demeurera là, avec elle, dans l'une ou l'autre ferme.
Il est onze heures trente. C'est le moment. Ils sont quatre-vingt-quatre mille hommes. Nous sommes dix mille de moins. Mais j'ai souvent anéanti un ennemi plus nombreux. Et si Grouchy survient, alors nous serons à Bruxelles demain. Il lève le bras.
La batterie de la Garde ouvre le feu sur le château d'Hougoumont. C'est la première phase, l'assaut sur l'aile droite de Wellington.
À douze heures, les fantassins, sous l'ordre de Jérôme, se lancent à l'assaut.
Il les voit s'avancer, puis, avant même d'entendre les décharges et le crépitement de la fusillade, il les voit s'effondrer.
Jérôme, auquel il a dû faire confiance ! Par qui d'autre le remplacer ? A-t-il le choix ? Jérôme qui épuise les hommes dans des attaques frontales meurtrières.
Cela piétine ! Cela saigne !
Il regarde droit vers le nord-est, vers la ferme de Papelotte, vers sa droite. Ce nuage de poussière, c'est celui que soulève un corps d'armée en marche. Grouchy ? Qu'on envoie des éclaireurs.
Il est treize heures et on ramène déjà un prisonnier : un hussard noir prussien, qui appartient aux troupes de von Bülow et de Blücher. Il est porteur d'une lettre de Bülow à Wellington qui annonce l'arrivée des Prussiens.
Napoléon fixe le nuage de poussière. Combien d'hommes ? Peut-être trente mille si tous les Prussiens de Blücher sont là. Mais que faire ? Grouchy est sans doute à leur poursuite. Et l'attaque est engagée ici. Il faut les contenir. Qu'on marche vers le village de Plancenoit, à ma droite. J'en charge le maréchal Mouton. Et que Ney attaque le centre de Wellington.
Le soleil brûle. La chaleur est torride, orageuse, elle pique le corps de milliers d'aiguilles de feu. Il est treize heures trente, ce dimanche 18 juin 1815.
Mais que fait Ney ? Il attaque la ferme de la Haie-Sainte sans canons ! Les fantassins sont fusillés à bout portant par les Anglais retranchés dans la ferme ! D'autres se lèvent parmi les blés, taches rouges qui tirent sur les cavaliers de Ney.
Napoléon reste immobile sur son cheval. Il se sent prisonnier d'une douleur diffuse qui serre tout son corps, pèse sur les épaules, enfle comme jamais ses veines. Ses jambes et ses cuisses sont lourdes.
Mais que fait Ney ?
Le maréchal charge maintenant à la tête de ses escadrons de cuirassiers. Les chevaux s'abattent. Un aide de camp crie que le maréchal a eu son cinquième cheval tué sous lui ! Que recherche-t-il, la mort ? Les charges se succèdent. Les chevaux épuisés par la course arrivent lentement sur les fusils et les canons anglais qui les taillent en pièces.
- Le malheureux ! s'écrie Napoléon. C'est la seconde fois depuis avant-hier qu'il compromet le sort de la France.
Mais il faut le soutenir, tenter de s'emparer de cette ferme de la Haie-Sainte et, au-delà du plateau Saint-Jean, de la ferme du mont Saint-Jean. Coûte que coûte.
Il sent que les événements se succèdent et s'imposent à lui. Où est Grouchy ? Il se tourne vers Soult. Le message pour Grouchy a-t-il été porté ? Par combien d'officiers ?
Soult n'a envoyé qu'un seul aide de camp là où Berthier en eût envoyé vingt !
Grouchy n'a peut-être jamais reçu l'ordre de me rejoindre.
C'est ainsi.
Napoléon fait lentement avancer son cheval vers la Garde. Les bonnets à poil sont alignés, immobiles, le fusil sur le bras.
Il va faire donner la Jeune Garde d'abord, afin qu'elle contienne ces Prussiens qui ne sont plus qu'à trois kilomètres de la ferme de la Belle-Alliance et risquent d'enfoncer tout le flanc droit. Jusqu'à moi. Il faut tenir le village de Plancenoit. À tout prix.
Il voit les grenadiers se mettre en place, tambour en tête.
Puis l'artillerie prussienne se déchaîne. Il aperçoit les flammes qui s'élèvent au-dessus du village de Plancenoit. La Jeune Garde l'a pris. Mais les Prussiens déferlent à nouveau par milliers.
La Vieille Garde, alors.
Il va vers les grenadiers.
- Mes amis, vous voilà arrivés au moment suprême. Il ne s'agit pas de tirer. Il faut joindre l'ennemi corps à corps, et, avec la pointe de vos baïonnettes, le précipiter dans le ravin d'où il est sorti et d'où il menace l'armée, l'Empire, la France.
Ils s'ébranlent. Ils vont reprendre Plancenoit, il en est sûr. Mais combien d'hommes resteront pour l'attaque principale vers le nord contre Wellington et le plateau du mont Saint-Jean ?
Le jour baisse. L'incendie de Plancenoit éclaire le crépuscule. Un aide de camp blessé murmure qu'on s'y est battu au corps à corps, fusillé à bout portant. Comme à Ligny.
Il écoute. Il faut jouer le tout pour le tout. Percer le front anglais avec ce qui reste de la Vieille Garde.
Il va vers ces six mille hommes. Il se place parmi eux. Il donne le signal. La Garde marche, tambours et fanfares au cœur des carrés, aigles déployées. Les fantassins qui doivent l'appuyer crient : « Vive l'Empereur. »
On monte la pente du plateau Saint-Jean. Napoléon regarde les débris de la ferme de la Haie-Sainte, qui a été conquise peu avant.
On atteint le sommet de la pente. Et, tout à coup, les habits rouges se dressent dans les blés, tirent par longues salves, jamais interrompues car d'autres Anglais surgissent à leur tour, cachés par les épis ou des haies.
La Garde hésite, la Garde recule. Les canons anglais la mitraillent. La cavalerie charge.
Un cri : « Sauve qui peut ! »
Les régiments voisins de la Garde se défont. Les fuyards s'éparpillent dans la nuit qui vient de tomber. Les Anglais attaquent. Les Prussiens de Zeiten, qui les ont rejoints, chargent. Sous le nombre, tout est enseveli.
Napoléon est à cheval au milieu d'un carré de la Garde qui reste inentamé sous les charges, les boulets, les balles. Il se dresse. C'est maintenant qu'il doit être frappé, c'est maintenant qu'il faut mourir. Il fait avancer son cheval vers les bords du carré.
Ici sont les meilleurs, le 1er bataillon du 1er régiment des grenadiers de la Garde. C'est ici, avec eux, que je dois mourir.
Mais les balles sifflent, abattent des hommes aussitôt remplacés dans le rang, et rien ne m'atteint. Rien. Je suis vaincu et vivant !
Le carré recule en bon ordre. La fanfare joue.
Il marche à son pas. Il voit autour de lui cette mer démontée, ces groupes d'hommes qui fuient, se battent pour passer le pont qui, à Genappe, franchit la Dyle.
Il descend de cheval, le carré s'ouvre. Il veut retenir les fuyards. On l'entraîne. Des voix crient dans la nuit : « Les Prussiens, les Prussiens ! »
Voilà les uhlans qui dévalent les rues, sabrant, passant trop vite pour me voir, me tuer.
Napoléon s'éloigne à cheval.
Tout à coup, il ne peut plus. Il ne se soucie pas des quelques cavaliers qui l'entourent. Il descend de cheval. Des aides de camp s'affairent, allument un feu dans une clairière. Il se laisse tomber sur une souche. Il cache son visage. C'est la fin sans la fin.
Il se redresse. Il se répète qu'il faut conduire jusqu'au bout la partie. Que c'est cela, la vie, qu'il le doit pour les trente mille morts qui sont sûrement tombés dans cette bataille. Combien d'ennemis ? Sans doute à peine moins.
Jusqu'au bout. Il chevauche sur les routes encombrées de fuyards, avec sa petite escorte. Il murmure : « J'avais en moi l'instinct d'une issue malheureuse. »
Mon destin s'est accompli.
Le lundi 19 juin à neuf heures, il arrive à Philippeville.
Un autre jour. Un autre combat. Vivre, aller jusqu'à l'extrême.
« Tout n'est point perdu, écrit-il à Joseph. Je suppose qu'il me restera, en réunissant mes forces, cent cinquante mille hommes. Les fédérés et les gardes nationaux qui ont du cœur me fourniront cent mille hommes ; les bataillons de dépôt, cinquante mille. J'aurai donc trois cent mille soldats à opposer de suite à l'ennemi. J'attellerai l'artillerie avec des chevaux de luxe. Je lèverai cent mille conscrits. Je les armerai avec les fusils des royalistes et des mauvaises Gardes nationales. Je ferai lever en masse le Dauphiné, le Lyonnais, la Bourgogne, la Lorraine, la Champagne. J'accablerai l'ennemi. Mais il faut qu'on m'aide et qu'on ne m'étourdisse point. Je vais à Laon. J'y trouverai sans doute du monde. Je n'ai point entendu parler de Grouchy, s'il n'est point pris, comme je le crains, je puis avoir dans trois jours cinquante mille hommes.
« Écrivez-moi l'effet que cette horrible échauffourée aura produit dans la Chambre.
« Je crois que les députés se pénétreront que leur devoir dans cette grande circonstance est de se réunir à moi pour sauver la France. Préparez-les à me seconder dignement.
« Surtout, du courage et de la fermeté. »
Il monte dans la voiture du général Dupuy, commandant la place de Philippeville.
Courage ! Fermeté ! Il faut bien écrire ces mots à Joseph ! Mais il les imagine, les Fouché, les La Fayette, les Lanjuinais, tous ces bavards de la Chambre des représentants, déjà en train d'intriguer pour me chasser comme ils l'auraient fait si je n'avais pas été victorieux à Marengo, à Austerlitz et même à Wagram.
Il se laisse aller aux cahots de la route. Son corps est moulu. Voilà des jours et des jours qu'il ne dort plus, qu'il ne prend plus un bain, et trois jours qu'il ne mange plus. Mais mieux a valu qu'il n'avale rien, pour ne rien rendre. Car, il en est sûr, il aurait pissé et chié du sang. Il ferme les yeux, son corps est douloureux et sale. Il a besoin d'un bain. C'est à cela qu'il rêve en s'abandonnant au mouvement de la voiture. Il reconnaît, quand il entrouvre les yeux, les paysages de France, et leur douceur l'émeut, le calme. Peu à peu, alors qu'on traverse Rethel, Laon, il sent qu'une sorte d'apaisement le gagne.
Quels que soient les événements qui vont se produire maintenant, quelle que soit l'issue des complots que l'on a dû tramer contre lui, il n'aura pas de regret. Il est allé jusqu'au bout de son destin. Il ne reviendra pas d'une île d'Elbe une seconde fois.
Il revoit les carrés de la Garde, comme des blocs noirs, peu à peu entamés. Il entend les détonations, les cris. La mort une nouvelle fois s'est refusée à lui, frappant tout autour, comme si elle le voulait seul vivant.
Mon destin est ainsi.
Il n'éprouve ni amertume ni remords.
J'ai enfourché la fortune sur un champ de bataille, et c'est sur un champ de bataille qu'elle me désarçonne.
Quoi qu'il arrive, j'ai accompli ma destinée.
Il ouvre les yeux. Le jour est levé, ce mercredi 21 juin 1815. La voiture roule sur les pavés de Paris. Il regarde les rues encore désertes, les boutiques aux volets clos. Il est à peine six heures.
On traverse les faubourgs.
Que faire du peuple ? Je n'ai eu de fidèles que les paysans, les plébéiens, les soldats !
Avec eux, je pourrais, si je le voulais...
La pensée vagabonde.
La voiture ralentit, s'arrête.
Il voit Caulaincourt qui attend sur le perron de l'Élysée.